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Avortement, engendrement et singularisation des êtres humains

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Irène Théry*
Affiliation:
EHESS

Extract

Le fait d’être singularisé est une particularité très générale, peut-être la plus générale des êtres humains en société », écrit Luc Boltanski en ouverture de La condition foetale. Néanmoins, « les sciences sociales, et particulièrement la sociologie, ont laissé échapper un processus qui aurait dû pourtant les intéresser au premier chef, non pas en tant qu’il viendrait contredire les principes sur lesquels reposent ces disciplines, mais au contraire en tant qu’il pourrait être une occasion de les approfondir ».

Ce jugement, aussitôt tempéré par la référence à deux domaines où l’anthropologie s’est appliquée à l’étude des modes institués de singularisation des individus – la parenté et la nomination –, pourrait paraître injuste.

Type
La condition fœtale
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2006

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References

À propos de Luc, Boltanski, La condition foetale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard,Essais, 2004.Google Scholar

1 - La condition foetale…, op. cit., p. 47.Google Scholar

2 - Sur les ambiguïtés du concept de sujet, voir Vincent, Descombes, Le complément de sujet, Paris, Gallimard,Essais, 2004.Google Scholar

3 - Anthony, giddens, Modernity and self-identity, Cambridge, Polity Press, 1991 Google Scholar.

4 - Douglas, Mary, De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, [1967] 2001 Google Scholar.

5 - Accorder du sens peut très bien consister pour les individus à contester telle ou telle représentation ou valeur largement partagée dans la société où ils vivent ; c’est ainsi que les significations sociales changent en permanence.

6 - Luc Boltanski note, p. 12,[…] la quasi-absence de publications sur ce thème entre 1982 (date à laquelle est paru l’excellent numéro de la Revue française de sociologie consacré à l’avortement sous la direction de François-André Isambert et de Paul Ladrière) et les deux dernières années (au cours desquelles plusieurs ouvrages consacrés à l’avortement ont été publiés) soit une période de près de vingt ans.

7 - Voir sur la présentation de ce modèle le chapitre II, pp. 6188 Google Scholar.

8 - L’adjectifdualiste est entendu au sens d’une conception qui accepterait de diviser l’humanité en humains et sous-humains en prenant appui sur tel ou tel critère prétendument objectif de classement des individus. Pour la formulation littérale des deux « contraintes ici résumées, voir les pp. 69 et 80.

9 - Voir pour cetteentrée, l’ensemble du chapitre VII,par l’expérience de l’avortement », pp. 261310.Google Scholar

10 - Luc Boltanski a animé une équipe de recherche composée notamment de Marie- Noël Godet (ingénieur au CNRS), qui a assuré dix-huit mois d’observations de consultations dans deux hôpitaux (Paris et région du Nord) et effectué les entretiens avec des professionnels, et de Susana Bleil (doctorante EHESS) et Valérie Pihet (assistante de recherche au Centre de sociologie de l’innovation), qui ont assuré la majorité des entretiens auprès de femmes ayant connu l’expérience de l’avortement.

11 - Soulignons que le travail decatégorisation consiste ici spécifiquement à opérer des distinctions dans l’évolution du foetus : gamètes, préembryon, embryon, etc. Cette catégorisation est évidemment conventionnelle, mais la convention s’efforce de prendre appui sur des données physiologiques.

12 - Dans cet argumentaire philosophique et politique, on peut retrouver les catégorisations par distinctions dans l’évolution du foetus, mais le trait marquant est la dominance de deux pôles radicaux refusant toute perspective de ce type : soit le foetus comme « personne, soit le foetus commechose.

13 - Voir, pour cette étude, le chapitre VI,La justification de l’avortement, pp. 215260.Google Scholar

14 - Chapitre IV, «Le projet parental, pp. 127214.Google Scholar

15 - Voir, entre autres, LUC BOLTANSKI et Laurent, ThéVenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 Google Scholar, et LUC BOLTANSKI et Ève, Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.Google Scholar

16 - Le livre de L. Boltanski traite du monde contemporain tel qu’il est, et n’évoque donc pas l’hypothèse d’une gestation en machines. Dans plusieurs décennies, quand cette technique sera possible, il est peu probable qu’elle se substitue purement et simplement à la grossesse et ce sera dans ce contexte de dualité des modes de gestation qu’elle sera sans doute discutée (voir Henri, Atlan, L’utérus artificiel, Paris, Le Seuil, «La collection du XXIe siècle, 2005 Google Scholar).

17 - L’auteur de ces lignes, qui participa au mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception dans les années 1970, n’oublie nullement qu’elle employa elle aussi ces arguments à l’époque, mais entend simplement rappeler leur contexte historique.

18 - Elle confirme ici en particulier la grande enquête quantitative «De la contraception à l’avortement. Sociologie des grossesses non prévues, publiée par l’INSERM en 2002 par Nathalie Bajos, Michèle Ferrand et l’équipe Giné, qui montre qu’« en France l’avortement ne pallie pas une absence de pratique contraceptive (cité dans La condition foetale…, op. cit., p. 146).

19 - L. Boltanski souligne à quel point ces normes ont évolué, qu’il s’agisse de l’indistinction aujourd’hui générale entre filiation légitime et filiation naturelle, de l’idée qu’un coupledurable est toujours susceptible de se rompre, etc. Par définition, l’avortement ne permet pas de dessiner un tableau d’ensemble de l’évolution de l’institution de la parenté contemporaine, dont certaines dimensions ne peuvent apparaître ici. Ainsi, les cas où les femmes décident de donner naissance à un enfantsans père, ou se trouvent dans la situation où le géniteur ne reconnaîtra pas l’enfant dont elles accouchent, échappent à l’enquête sur l’avortement et ne sont pas évoqués ici. Il importe simplement de remarquer que la parenté en général est l’horizon de référence sur lequel prend appui le sens donné à la décision d’avorter, ce qui ouvre forcément l’engendrement en général à celle-ci : il ne peut être dissocié de l’évolution de la parenté, des formes nouvelles de son pluralisme, et des discussions sociales qu’elle suscite aujourd’hui.

20 - La condition foetale…, op. cit., p. 169.Google Scholar

21 - Ibid., p. 204.Google Scholar

22 - Ibid., p. 207.Google Scholar

23 - Ibid., p. 176 sqq.La description prend appui sur la thèse de BÉNÉDICTE CHAMPENOISROUSSEAU, Éthique et moralité ordinaire dans la pratique du diagnostic prénatal, Paris, ENSMP, 2003.Google Scholar

24 - De façon très suggestive, il semble qu’en général le foetus ne soit pas désigné par son prénom avant la naissance : les pratiques parentales de nomination du foetus mériteraient une étude en soi.

25 - Voir en particulier les références à ce courant du féminisme dans La condition foetale…, op. cit., p. 204.Google Scholar

26 - Augustin, Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, p. 270.Google Scholar

27 - La condition foetale…, op. cit., p. 271.Google Scholar

28 - La référence privilégiée par L. Boltanski est l’ ouvrage de Michel, Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Le Seuil, 2000.Google Scholar

29 - L’accouchement sous X ainsi que l’abandon de l’enfant sont organisés juridiquement en France comme des exceptions à la règle selon laquelle nos sociétés considèrent que la femme qui accouche d’un enfant doit en devenir la mère au sens du statut parental. Soulignons que l’avortement volontaire et l’abandon à la naissance sont perçus aujourd’hui par les femmes comme deux actes de significations profondément différentes, et même, pour employer un terme utilisé par L. Boltanski, véritablement incommensurables.

30 - On veut ici souligner en particulier que la reconnaissance de l’enfant par le père, qui repose sur la volonté, n’est pas symétrique à la reconnaissance de l’enfant par sa mère, puisque seule cette dernière commettrait un délit de substitution d’enfant en reconnaissant un autre enfant que celui qu’elle a porté ; pour sa part, l’homme quine reconnaît pas un enfant dont il est le géniteur se contente de s’abstenir et de ce fait peut ignorer le fait majeur de l’abandon, que la femme qui accouche ne peut éluder dans l’hypothèse où ellene veut pas le garder.

31 - L. Boltanski oppose finalement dans son interprétation faisant converger les deux « entrées du livre, d’un côté, la lutte intime entreSoi etJe, et, de l’autre, le contexte social des relations instituées (définies commeces autres que sont les normes) sur lequel est finalement renvoyée la responsabilité d’une décision qui échappe de toutes parts auJe (voir pp. 308-310).

32 - Le paradoxe du modèle est qu’en faisant reposer la seconde contrainte sur la notion despectateur impartial, empruntée à Adam Smith, L. Boltanski annule à la fois l’asymétrie hommes/femmes qu’il a par ailleurs si bien analysée (le spectateur impartial, c’est l’homme extérieur, que la femme enceinte peut devenir si elle se voit de l’extérieur, ce qui est en l’occurrence une conception discutable del’impartialité ) et l’indifférenciation/ différenciation mère/foetus qu’il a si bien nommée et décrite dans la « chôra. Dans lemodèle grammatical, le foetus est isolé et la question de la dynamique si particulière de sa formationannulée : il devient unentrant. L. Boltanski critique très clairement dans son livre lefoetus personne des ligues anti-avortement, et explicite de façon parfaitement claire sa défense non seulement de la légalité de l’avortement mais de la légitimité de ce qu’il considère commeun moindre mal. Soulignons toutefois que la logique du modèle étant d’isoler de toute relationl’être auquel s’applique lacontrainte de non-discrimination, il est difficile de percevoir la différence entre cetêtre et unepersonne potentielle. La première contrainte équilibre la seconde en affirmant que seull’être humain adopté symboliquement par la mère est singularisé et humanisé. Mais qu’est-ce qu’une adoption en quelque sorteprivée ? Je reprends ce problème dans la suite de l’article.

33 - Sur la spécificité radicale de cette introduction au monde humain et la tension qu’elle suppose entre la vision de l’enfant commeêtre humain en devenir et comme « nouvel être humain, voir en particulier Hannah, Arendt, Between past and future, New York, Viking, 1954 Google Scholar (trad. fr. par Patrick, Lévy, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972 Google Scholar), spécialement la comparaison entre l’enfant et le chaton dans le chapitre V, «La crise de l’éducation (pp. 238-239).

34 - Aristote, Voir, La politique, II.2-II.5, Paris, Vrin, 1989, p. 84 Google Scholar sqq.

35 - Le silence des femmes sur leur avortement passé et leur solitude quand elles avortent, sur laquelle L. Boltanski propose des pages magnifiques et concrètes, sont deux questions qui mériteraient d’être distinguées l’une de l’autre plus nettement qu’il ne le fait : la seconde concerne les conditions actuelles de l’avortement, à l’hôpital et en dehors, et le livre apporte ici une matière pour une réflexion critique aujourd’hui inexistante hors des milieux associatifs directement impliqués.

36 - Citons la fameuse formule :Mauss croit encore possible d’élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu’il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société (CLAUDE LÉVI-STRAUSS,Introduction, inM. MAUSS, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF,Quadrige, 1983, p. XXII).

37 - Sur l’opposition entre leholisme structural deM. Mauss et lecausalisme structural » de C. Lévi-Strauss, on peut lire en particulier Descombes, Vincent, La denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995 Google Scholar, chap. 3, et ID., Les institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996, chap. 18.Google Scholar

38 - Sur ce contraste entre deux conceptions en valeur de l’humain, lenous les humains des sociétés holistes etl’humanité de tout homme des sociétés individualistes, voir Louis, Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983.Google Scholar Précisons simplement que ce contraste ne prétend en aucun cas réduire la diversité existant entre les sociétés traditionnelles holistes elles-mêmes, qui est évidente ; elle est simplement située dans un cadre plus global permettant de mieux apercevoirl’exception moderne.

39 - L’exception, comme on dit, confirme la règle. Si l’on souligne qu’un individu esten règle générale socialement singularisé par son inscription dans la parenté, cela veut dire aussi que ce système peut prévoir son exception : par exemple, en France, l’enfant né sous X, auquel on donne un prénom et un nom, et qui devient pupille de l’État. Il est singularisé par ce nom qui indique qu’il relève de notre système commun de singularisation, y compris dans sa situation exceptionnelle d’enfant pris en charge par l’État, jouant le rôle de substitut parental, etadoptable, soit en attente de parenté. Par contraste, L. Boltanski donne de nombreux exemples des statuts sous-humains et/ou inférieurs conférés dans les sociétés traditionnelles aux individus non intégrés dans le système de parenté commun, les confinant à l’extrême au statut social de chose, comme dans l’esclavage.

40 - MAUSS, M., Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 338, puis 346.Google Scholar

41 - Ibid., p. 340.

42 - Les débats de l’anthropologie, ces dernières décennies, amènent à percevoir à quel point le terme de parenté est plus ambigu qu’on ne l’a longtemps pensé : la notion de parenté n’a pas le même sens selon qu’elle estenglobante, ou distinguée de la citoyenneté et englobée en elle, comme c’est le cas avec l’apparition de l’État. GODELIER, Voir MAURICE, Les métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.Google Scholar

43 - La commune humanité entendue comme unnous les humains autorise les individus à penser que, hors de cenous, les autres peuvent être qualifiés d’humains de second rang –les autres, étrangers, barbares, ilotes et métèques, tandis qu’ils s’appellent eux-mêmes “les hommes”, les patrices et les eupatrides (MARCELMAUSS, OEuvres, t. III, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 315).