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Champ littéraire et champ du pouvoir : Les écrivains et l'Affaire Dreyfus

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Christophe Charle*
Affiliation:
Paris

Extract

Comme le remarquait J.-P. Peter dans un article paru en 1961, l'historiographie de l'Affaire Dreyfus présente un paradoxe. Chaque année apporte son lot d'ouvrages, nouvelles synthèses, nouvelles thèses, nouvelles révélations diplomatiques, militaires, journalistiques, sans que jamais le fond de l'Affaire apparaisse. L'essentiel n'est pas de poser sempiternellement la question « qui est le coupable ? », mais de savoir pourquoi et comment ce problème d'histoire secrète ou judiciaire est devenu le scandale du siècle, un traumatisme de toute la société ou du moins de groupes sociaux entiers : armée, magistrature, intellectuels, journalistes, hommes politiques, petit peuple urbain, etc. Notre ambition est évidemment plus limitée. Nous voudrions apporter à cette question des éléments de réponse pour un groupe particulier, les écrivains et plus généralement certaines catégories intellectuelles.

Summary

Summary

To understand the political engagements of writers in the Dreyfus case, one must consider their situation in the existing fields of literature and politics. The “dominated” pole of the literary camp (the poetic avant-garde) was mainly pro-Dreyfus. The dominant pole, on the other hand, which was composed of the French Academy and the writers who surrounded it, was anti-Dreyfus. The middle sector (novelists and those who wrote for the boulevard theater) was equally divided, the naturalist movement for example. Knowledge of the political roles played by these different groups is essential to the understanding of their choices.

The avant-garde initiated the struggle in order to assert the purist values which it upheld in literature. The Academy, on the other hand, reacted in order to protect the traditional cultural order. Those who were rejected by the dominant pole used their audience in the political arena to launch the “affaire”, Zola, for example. Those who would approach the dominant pole remained neutral or were anti-Dreyfus. On the whole, the case shows that intellectuals were dominated in the political arena and could not, in the end, come to a decision. The social position of intellectuals in France is linked to the growth of their numbers and this is important, for the more numerous they are, the less they can decide.

Type
L'Affaire Dreyfus
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1977

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References

Notes

1. Peter, J.-P., «Dimensions de l'Affaire Dreyfus», Annales E.S.C., 6, nov.-déc. 1961, pp. 11411167 Google Scholar : « Le vrai problème. Non celui de l'erreur judiciaire, du développement ou de l'issue politique de l'Affaire ; mais celui de la raison du drame, des causes de la rupture d'une nation en deux camps affrontés, tel qu'il se pose si l'on regarde au plus profond des structures d'une société” (p. 1143).

2. Cf. Lipschutz, L., Une bibliothèque dreyfusienne, essai de bibliographie de l'Affaire Dreyfus, Paris, Fasquelle, 1970 Google Scholar ; M. Baumont, Aux sources de l'Affaire, Paris, Les productions de Paris, 1959 ; Thomas, M., L'Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961 Google Scholar ; Gauthier, R., Dreyfusards !, Paris, Julliard, 1965 Google Scholar ; Johnson, D., France and the Dreyfus case, Londres, Blandford Press, 1966 Google Scholar; de Lombarès, M., La clef du mystère, Paris, Laffont, 1972 Google Scholar; Rebérioux, M., La république radicale ?, Paris, Éditions du Seuil, 1975 Google Scholar, et en dernier lieu le film de Chérasse, J. et Boussel, P., Dreyfus ou l'intolérable vérité, dont le scénario a été publié sous ce titre, Paris, Pygmalion, 1975 Google Scholar.

3. « M. Scheurer-Kestner », Le Figaro, 25 novembre 1897, repris dans La vérité en marche, Paris, Fasquelle, 1901, rééd. dans Zola, , L'Affaire Dreyfus, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 67 Google Scholar ; cf. Mitterand, H., Zola journaliste, Paris, Armand Colin, 1962 Google Scholar.

4. Verdés-Leroux, J., Scandale financier et antisémitisme catholique, Paris, Le Centurion, 1969 Google Scholar ; Sorlin, P., « La Croix » et les juifs, Paris, Grasset, 1967 Google Scholar, et l'étude pionnière de R. F. Byrnes, Antisemitism in modem France, t. I, The prologue to the Dreyfus Affair, New Brunswick, 1950. Cf. aussi pour une perspective interne M. R. Marrus, Les juifs en France à l'époque de l'Affaire Dreyfus, traduction française, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

5. Albert, P. et alii. Histoire générale de la presse, t. III, 1871-1940, Paris, P.U.F., 1972Google Scholar ; J. Ponty, « La presse quotidienne et l'Affaire Dreyfus, 1898-1899 », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1974, pp. 193-220, et sa thèse inédite sur le même thème ; Boussel, P., L'Affaire Dreyfus et la presse, Paris, Armand Colin, 1960 Google Scholar ; Mitterand, H., Zola journaliste, Paris, Armand Colin, 1962 Google Scholar.

6. Cf. C. Delhorbe, L'Affaire Dreyfus et les écrivains, Neuchâtel, Attinger, 1932, qui n'est qu'une suite de monographies des vedettes : Zola, Barrés, Proust, A. France, etc. ; Smith, R. J., « L'atmosphère politique à l'École normale supérieure à la fin du dix-neuvième siècle », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1974, pp. 3344 Google Scholar ; Sternhell, Z., Maurice Barrés et le nationalisme français, Paris, Armand Colin, 1972 Google Scholar ; Levaillant, J., L'évolution intellectuelle d'Anatole France, Paris, Armand Colin, 1965 Google Scholar, etc.

7. Cf. Bourdieu, P., «Le marché des biens symboliques», L'Année sociologique, 22, 1971, pp. 49126 Google Scholar ; «Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe», Scolies, 1, 1971, pp. 7-26; «L'invention de la vie d'artiste», Actes de la recherche, 2, 1975, pp. 64-94.

8. Cf. C. Charle, Histoire sociale des groupes littéraires, Paris, ex. dactylographié, E.H.E.S.S., 1975 ; Ponton, R., «Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L'exemple du Parnasse», Revue française de sociologie, XIV, 1973, pp. 202220 CrossRefGoogle Scholar : « Naissance du roman psychologique », Actes de la recherche, 4, 1975, pp. 66-81 ; Charle, C., «L'expansion et la crise de la production littéraire (2e moitié du XIXe siècle)», Actes de la recherche, 4, 1975, pp. 4463 Google Scholar.

9. Cf. Reinach, J., Histoire de l'Affaire Dreyfus, Paris, Fasquelle, 1906 Google Scholar, t. III, La crise morale ; Miquel, P., L'Affaire Dreyfus, Paris, P.U.F., 1959 Google Scholar ; Boussel, P., La presse et l'Affaire Dreyfus, Paris, Armand Colin, Collection Kiosque, 1960 Google Scholar, etc., et le livre déjà cité de R. Gauthier, pp. 270-272.

10. En fait, les deux camps avaient besoin, stratégiquement, d'individus aux profils sociaux différents pour permettre une division du travail dans la lutte dont l'objet était d'entraîner « l'opinion » comme on disait à l'époque ; ce qui les unit c'est une homologie de position dans des champs différents : cf. le jeu photographique reproduit dans le livre de R. Gauthier du portrait robot du « révisionniste » et de « l'antirévisionniste » ; les personnages considérés à l'époque comme typiques des deux camps se dispersent dans tous les domaines sociaux : champ littéraire (pour les antirévisionnistes : Coppée et Lemaître ; pour les révisionnistes : Zola et Bernard Lazare), champ du pouvoir (respectivement : Cavaignac d'un côté, Picquart et Clemenceau de l'autre), champ de la justice (Quesnay de Beaurepaire contre Labori), champ de la presse (Rochefort et Drumont contre Gohier). Ces différents champs ayant déjà opéré une sélection sociale, les individus relevant de l'un ou de l'autre ne sauraient être identiques socialement. Ces différences partiellement aplanies par des homologies de champ à champ permettent les alliances fructueuses et rendent compte des dissentiments ultérieurs sur la tactique : on pourrait ainsi faire une échelle des positions du plus mystique au plus politique (que ce soit chez les dreyfusards ou leurs adversaires) qui ne serait en fait qu'une échelle de l'éloignement relatif du champ du pouvoir ; on pourrait ainsi transformer la formule célèbre de Péguy en un constat plus sociologique : tout commence chez les mystiques, tout finit chez les politiques. L'angélisme cynique de Notre jeunesse n'est ainsi que la conscience malheureuse de l'intellectuel dominé vis-à-vis du champ du pouvoir dominant.

11. Cf. le renouveau déjà signalé des études d'opinion à l'époque de l'Affaire Dreyfus ; mais elles posent le problème plus difficile à résoudre des raisons sociales de ces mouvements irrationnels.

12. Mais cette rectification du découpage politique ne s'est pas faite complètement au hasard. Les écrivains puis les politiciens ont puisé dans les idéologies traditionnelles de la gauche et de la droite tout en les rajeunissant en fonction des nouveaux problèmes posés. L'Affaire Dreyfus a été l'occasion d'une greffe féconde sur la gauche et sur la droite du mouvement d'idées qui caractérise le milieu intellectuel de la fin du siècle dont les expressions les plus achevées sont le nationalisme de Barrés et le « jauréssisme », soit deux conceptions de la nation qui ne correspondent pas exactement à un clivage de classe mais à deux philosophies rassemblant des groupes sociaux hétérogènes, unis par une attitude commune et divergente vis-à-vis du passé. Philosophies que les fractions les plus ouvriéristes du mouvement socialiste ou anarchiste renvoient dos à dos : cf. les phrases célèbres du Manifeste de Guesde et Vaillant : « Prolétaires ne vous engagez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise » (19 janvier 1898) ; ou encore, le 24 juillet : « Les prolétaires n'ont rien à faire dans cette bataille qui n'est pas la leur » (cité dans G. Leroy, « De l'Affaire Dreyfus à sa reprise politique et parlementaire : Péguy et Jaurès (1896-1903) », dans Colloque d'Orléans sur l'esprit républicain, Paris, Klincksieck, 1972, pp. 404-406 ; cf. encore le livre sarcastique de G. Sorel, La révolution dreyfusienne, Paris, M. Rivière, 1909. J'apporte ces nuances à une formulation peut-être un peu abrupte en fonction des remarques de MM. Agulhon, Furet et Chamboredon, que je remercie ici vivement.

13. Nous englobons sous ce terme, à la suite de R. Ponton dans son étude citée dans la note 8, A. France, Lemaître, P. Loti, É. Rod, Barrés, Bourget, Brunetière, Hervieu et de Vogué. L'image sociale de ce groupe en apparence hétéroclite est fixée dès l'Enquête sur l'évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1891, de J. Huret.

14. On a un bon témoignage de la perception de la situation politique par les écrivains, juste avant l'Affaire, avec Paris (1897) de Zola et avec L'anneau d'améthyste (1899) et M. Bergeret à Paris (1901) d'A. France, chroniques écrites à chaud, réunies en volumes ; cf. Bancquart, M. C., Anatole France polémiste, Paris, Nizet, 1962 Google Scholar.

15. Ajoutons sa jeunesse : il n'a que trente ans quand il rédige sa brochure sur l'Affaire Dreyfus en 1896 ; sur l'ingratitude des dreyfusards à son égard, cf. Péguy, , Notre jeunesse, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, t. II, 1968, p. 552 Google Scholar : on le considérait « comme un écrivain professionnel. Par conséquent comme un homme que l'on méprise ». Sur Bernard Lazare en général : cf. Marrus, M. R., op. cit., pp. 193211 Google Scholar, Blum, L., op. cit., pp. 1920 Google Scholar, et les deux articles de N. Wilson, « Bernard Lazare, ennemi des lois et passionné de justice et de liberté. Ses idées anarchistes » ; et, de Rabi, W., « Bernard Lazare, de l'anarchisme au nationalisme juif », dans Colloque d'Orléans, op. cit., pp. 373385 Google Scholar et 385-395.

16. Les petites chapelles d'avant-garde isolées du grand public entretiennent entre elles des relations personnelles, ce qui permet une extension rapide de la cause. Leurs membres se recrutent en général dans les milieux aisés ; ils se sont souvent liés dès le lycée — notamment à Condorcet, lycée de la bourgeoisie parisienne —, et se consacrent dans leur jeunesse à cette activité désintéressée. Ils se retrouvent, en outre, dans les salons d'avant-garde comme celui de Mme Strauss ou celui des Nathanson, propriétaire de la Revue Blanche, foyer d'intense dreyfusisme. Ce sont les jeunes qui fréquentent ce salon : F. Gregh, M. Proust, E. Halévy, qui font signer les pétitions aux maîtres après J'accuse, cf. Miquel, A., op. cit., p. 48 Google Scholar ; G. D. Painter, Vie de Marcel Proust, Paris, Mercure de France, t. I, 1966 ; sur l'homogénéité de l'avant-garde, cf. Blum, L., op. cit., pp. 9297 Google Scholar.

17. Les listes consultées sont réunies dans les recueils suivants : Livre d'hommage des lettres françaises à Zola, suivi de L'hommage de la jeunesse à Zola et des pétitions du Manifeste des intellectuels, Paris, Société libre d'édition des gens de lettres, 1898 (cote B.N. : fol. Ln 27 46339) et Hommage des artistes à Picquart, Paris, ibid., 1899 (cote B.N. : 8° Z 14935). Cf. H. Sée : Histoire de la Ligue des Droits de l'Homme, Paris, Ligue des Droits de l'Homme, 1926.

18. P. Quillard, Le Monument Henry, listes des souscripteurs classées méthodiquement et selon l'ordre alphabétique, Paris, Stock, 1899 (B.N., 8° Lb 57 12 595).

19. Listes dans La Patrie Française, première conférence par J. Lemaître (19/1/1899), Paris, Les Bureaux de la Patrie Française, p. 31 et ss. (B.N., Lb 57 12 316).

20. Cf. Fahmi, Sabri, P. Hervieu, sa vie, son œuvre, Marseille, Imprimerie du Sémaphore, 1942, pp. 4647 Google Scholar ; Baron, P., « P. Hervieu, écrivain dreyfusard », Cahiers naturalistes, 43, 1972, pp. 83105 Google Scholar.

21. Pour être complet et atténuer peut-être la vigueur des oppositions au début de l'Affaire en tenant compte de l'évolution et du sens de l'engagement des uns et des autres, il faut signaler l'existence d'une tendance centriste qui a essayé un moment de se dégager des deux camps pour mettre fin au comhat en lançant « Un appel à l'union » dans Le Temps du 24 janvier 1899, suivi de pétitions assez longues du 24 janvier au 9 février. On y relève notamment les noms des exceptions du pôle académique (Sully Prudhomme, J. Claretie, V. Sardou, L. Halévy), ainsi que ceux de J. Aicard, E. Lavisse, P. Desjardins, A. Hermant, É. Boutroux, etc., tous membres d'un certain establishment politique, littéraire ou universitaire. Ils se rallient à une lettre du sénateur Joseph Fabre dont le thème se résume ainsi : « La grande masse, elle, ne veut être ni révolutionnaire, ni internationaliste avec certains défenseurs de Dreyfus, ni antisémite ou nationaliste avec certains adversaires de Dreyfus : elle est pour la vérité et la justice ; elle ignore et attend », Le Temps, 17 janvier 1899. Cet establishment qui fréquente les salons dreyfusards prépare ainsi la récupération politicienne de centre gauche du waldeckisme, cf. Miquel, P., op. cit., pp. 5760 Google Scholar et Sorlin, P., Waldeck-Rousseau, Paris, Armand Colin, 1966, pp. 410420 Google Scholar.

22. Cf. Miquel, P., L'Affaire Dreyfus, op. cit., p. 89 Google Scholar et Rebérioux, M., op. cit., p. 44 Google Scholar.

23. Les « 5 » et les néoréalistes sont de jeunes romanciers qui se réclament de Zola ou ont rompu avec lui, tout en pratiquant la même veine, par le Manifeste contre la Terre, 1887.

24. Aubery, P., «L'anarchisme et les symbolistes», Le Mouvement social, oct.-déc. 1969, p. 25 Google Scholar, et Maitron, J., Le mouvement anarchiste en France, Paris, Sudel, 1951 Google Scholar.

25. Cf. Ponton, R., Symbolistes et décadents, ex. dactylographié, 1972, pp. 4243 Google Scholar.

26. R. Ponton, ibid., et P. Delsemme, Teodor de Wyzewa et le cosmopolitisme littéraire, Presses universitaires de Bruxelles, Bruxelles, 1967.

27. Cf. Péguy, Œuvres en prose, t. I, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1965 ; et Livre d'hommage des lettres françaises à Zola, op. cit. « Nous en avons donc eu le plus illustre exemple, le cas exemplaire le plus illustre dans cette immortelle Affaire Dreyfus (…) fit semblant de départager les anciens partis mais ne les départagea réellement que pour instituer des partis nouveaux ; et non pas, comme on l'avait espéré, comme on nous l'avait dit, et formellement promis, une humanité nouvelle (« De la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps modernes » dans Cahiers de la Quinzaine, troisième cahier de la 8e série (4 novembre 1906), et Œuvres en prose, op. cit., t. I, pp. 1018-1019; R. Ghil : «Nous sommes la minorité naturellement : il n'est que ce dévié russe, Tolstoï, pour trouver, comme il vient de le déclarer en substance, que l'on doive se ranger du côté du Grand-Monde, “parce qu'il a nécessairement raison !”. Toute l'histoire de l'humanité contredit cette assertion d'illuminé qui a perdu le sens de la vie ; les minorités seules ont raison, car la multitude est lâche ! Dans les minorités se retrouvent constamment les hommes de pensée et de coeur, et le progrès n'avance sur la lâcheté et la brutalité que par l'effort souffrant du petit nombre » (Livre d'hommage des lettres françaises à Zola, op. cit., p. 61) ; A. F. HÉRold : « Un juif, lui (Zola), semble avoir les mêmes droits qu'un autre citoyen et il estime que des officiers peuvent commettre une erreur. Affirmer de telles idées, c'est, aujourd'hui, être révolutionnaire. Zola a donc agi en révolutionnaire, et en homme libre » (ibid., p. 65).

28. « J'ai manifesté souvent ces dernières années dans des publications françaises mon désaveu formel d'écrivain à l'égard des oeuvres et des thèses littéraires présentées par M. Emile Zola. Je n'en ai que plus de joie à exprimer pour son acte désormais inoubliable, les sentiments d'admiration et sympathie civique et morale que je lui renouvelle ici. L'acte de M. Emile Zola l'honore hautement, à mon sens, aux yeux de tous les intellectuels libéraux. Et il a pour moi une signification beaucoup plus large encore que celle qui concernait l'abus juridique et l'insolence militaire. Il ouvre la Révolution morale et constate la déchéance de la Constitution de 1875, en inaugurant la demande de compte, sans intermédiaires, du citoyen aux classes dirigeantes et à leurs mandataires, au nom seul de l'individualisme considéré comme unité sociale. C'est un fait capital dont les conséquences sont inconcevables, et qui exprime trop profondément l'instinct de l'élite pour que M. Emile Zola ne mérite pas par lui, plus glorieusement que par Germinal, le titre d'initiateur » (op. cit., pp. 100-101). Il faudrait un long commentaire de cette profession de foi. Contentons-nous de quelques remarques sur le ton significatif d'une distance sociale et des effets de la position dans le champ sur l'interprétation différente du dreyfusisme intellectuel. Tout d'abord Zola est toujours désigné précédé par « M. Emile », marque de distance évidente alors qu'Hérold par exemple dit « Zola » (cf. note 27). Les faits d'autre part (« l'abus juridique, l'insolence militaire » dans le texte) sont presque mis entre parenthèses, on s'élève tout de suite à l'idée générale. Et celle-ci est l'affirmation des revendications de l'intellectuel face au champ du pouvoir au nom de « l'individualisme » et de « l'instinct de l'élite ». La dimension sociale de lutte entre les fractions de classe est évacuée (problèmes de l'Armée, de l'Église, de l'antisémitisme). La contestation finale de la gloire de Zola née de Germinal où ce problème est abordé est significative du refus de ce type d'intellectuel (Mauclair est encore plus marginal et dominé que les symbolistes puisqu'il est critique des symbolistes au Mercure de France) de toute souillure dans l'action sociale et politique par une croyance mystique aux vertus de l'Idée.

29. En fait, c'est leur propre aspiration à jouer un rôle social et à avoir une audience sociale que ces intellectuels d'avant-garde expriment dans la joie de la fin de l'isolement et d'une vaste alliance intergroupe : « Il (Z) oblige à prendre parti quiconque n'a pas l'âme servile et féroce d'un valet d'autel, de caserne, de bagne ou de guillotine. Ainsi, l'attitude d'Emile Zola n'a pas été seulement belle et généreuse, mais utile à l'affranchissement intellectuel de la conscience française : elle a révélé à eux-mêmes et à autrui des êtres qui s'ignoraient et les a contraints à se montrer tels qu'ils sont, avec leur véritable nature. Il est bon qu'en face de la tourbe, les autres aient pu se compter et aient uni leurs mains fraternelles pour les heures mauvaises et les luttes inégales, acceptées en commun allègrement» ( Quillard, P., op. cit., p. 104 Google Scholar). Saint-Georges de Bouhélier : « La vie de Zola est un grand exemple. Apprécier le romancier sans étudier l'homme public, cela sera impossible aux futurs historiens de notre époque. Les deux expressions de Zola, l'action littéraire et l'action publique se déterminent l'une par l'autre » (op. cit., p. 113). «Transporter dans l'étude des choses publiques, la ténacité éloquente, le goût de justice, la netteté, l'équilibre ardent dont Zola fit preuve au cours de sa vie littéraire, vous verrez la nécessité de son action politique » (ibid., p. 114). Laurent Tailhade développe ce thème dans Conférence sur l'oeuvre de Zola, Tours, 1902 (B.N., 8° Z pièce 1 281).

30. Cf. l'étude inédite de R. Ponton sur Le champ littéraire de 1880 à 1898 et « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique », Revue française de sociologie, XIV, 2, 1973, p. 219, op. cit.

31. Cf. Huret, J., Enquête sur l'évolution littéraire, op. cit., p. 320 Google Scholar et ss.

32. Cf. les différentes conférences de Jules Lemaître pour la Ligue de la Patrie Française : La Patrie Française, première conférence, op. cit. ; La Franc-maçonnerie, Paris, A. Leret, 1899 ; 9e conférence (1900), Bureaux de la Patrie Française, 10e conférence, prononcée à Grenoble le 23 décembre 1900 (même éd., s.d.), etc. Cf. aussi Zeef Sternhell, Barrés et le nationalisme français, Paris, Armand Colin, 1972, p. 338 et ss., qui montre la rivalité comme idéologues entre Barrés, Lemaître et Coppée. C'est ainsi que Barrés écrit : « Je ne vois pas les doctrines de Lemaître » et « celles de Coppée sont extrêmement courtes » (Mes Cahiers, II, pp. 93 et 94, cité dans Sternhell, op. cit., p. 339). Coppée prononce la seconde et la 4e conférence (1899, même éd.) et une conférence en collaboration avec Lemaître (même date, même éd., B.N., 8° Lb 57 12 775).

33. Cf. Ponton, R., Naissance du roman psychologique, op. cit., 34 Google Scholar. La Patrie Française, première conférence, op. cit., p. 31.

35. Cf. Sternhell, Z., op. cit., p. 164 Google Scholar.

36. Cf. Beuchat, C., É. Rod et le cosmopolitisme littéraire, Paris, Jouve, 1930 Google Scholar, Giraud, V., Les maîtres de l'heure, essais d'histoire morale contemporaine, 2e édition, Paris, Hachette, 1911, t. II Google Scholar, et les articles de Lerner, M., « Edouard Rod et Emile Zola », Cahiers naturalistes, n° 37, 1967, pp. 4158 Google Scholar, et n° 40, pp. 167-176.

37. Byrnes, R. F., Antisemitism in modem France, t. I, op. cit., p. 140 Google Scholar et ss., 273-278 et E. Beau de Loménie, É. Drumont ou Vanticapitalisme national (textes choisis et présentés par), introduction biographique, Paris, Pauvert, 1967.

38. Cf. par exemple l'introduction de Colette Becker à Zola, É., L'Affaire Dreyfus, la vérité en marche, Paris, Garnier-Flammarion, 1969 Google Scholar, et Miquel, P., «Zola et l'Affaire Dreyfus», Cahiers naturalistes,16, 1960, pp. 3440 Google Scholar.

39. Cf. Schwarz, M., Octave Mirbeau, sa vie, son oeuvre, Paris-La Haye, Mouton, 1968 Google Scholar, et Descaves, L., Souvenirs d'un ours, Paris, Éd. de Paris, 1946, pp. 208214 Google Scholar.

40. Sur cet épisode, cf. Sternhell, Z., op. cit., p. 120 Google Scholar. Le texte de P. Adam, dans l'Hommage à Zola, est tout à fait remarquable de son ressentiment face à l'ordre établi. Voici quelques extraits significatifs du confusionnisme idéologique résultant d'une situation sociale ambiguë dans le champ littéraire : « Bouchers, généraux, bourreaux forment le syndicat corporatif des tueurs resurgis contre l'idée d'amour international, contre l'Esprit. Et leurs mains rouges de tous les meurtres historiques se redressent contre la Vie, source de l'idée qu'ils haïssent » (op. cit., p. 37). « L'idée de Proudhon et de Fourier compte les forces socialistes ; l'idée de Moïse, de Spinoza et de Karl Marx, les forces sémitiques ; l'idée de Kropotkine et de Reclus, les forces anarchistes ; l'idée des sciences et des lettres, toutes les forces que l'intelligence multiplie sans limites » (p. 38) (…) « Nous sommes la puissance de l'idée latine qui depuis vingt siècles triomphe de tous ses vainqueurs Scandinaves, germains, tartares, arabes ; qui régit de son Code Justinien les barbares de la justice humaine, de la liberté individuelle et de la fraternité des races » (p. 39). « Vous (les généraux) êtes l'époque de la guerre. L'époque du trafic vous succéda. Celle-ci eut ses hontes, ses bassesses et ses crimes que vous reprochez aux juifs ; mais les hontes, les bassesses et les crimes de l'Argent engendraient déjà les formes d'un progrès supérieur aux infamies de la conquête sanglante, et du vol à la main rouge. Après celui de la force et celui du dol, un autre pouvoir surgira : celui de l'intelligence prêt d'abolir les haines de sectes, les haines de nationalité, les haines de l'argent et d'instaurer la justice véritable » (p. 39, Livre d'hommage à Zola, op. cit.).

41. Cf. Frazee, R., Henri Céard, idéaliste détrompé, Paris, P.U.F., 1963 Google Scholar. Morgan, O. R., « Léon Hennique et Emile Zola », Cahiers naturalistes,30, 1965, pp. 139144 Google Scholar ; Guiches, G. dans La Patrie Française, première conférence, op. cit., p. 33 Google Scholar.

42. Cf. listes citées dans la note 17, et Karady, V., Innovation, institutionnalisation et naissance de la sociologie en France, C.N.R.S., ex. dactylo., 1974, pp. 38, 41, 47, 49, 52Google Scholar ; l'article de Chamboredon, J.-C. : « Sociologie de la sociologie et intérêt sociaux des sociologues », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2, mars 1975, p. 13 Google Scholar, et Lukes, S., É. Durkheim, life and Works, Londres, Allen Lane, The Penguin Press, 1973, p. 333 Google Scholar et ss. ; Clark, T., Prophets and patrons, Cambridge, Harvard University Press, 1973, pp. 172174 CrossRefGoogle Scholar. Ces disciplines, comme on le voit, accueillent un grand nombre de juifs ou de protestants (G. Monod, fondateur de la Revue historique). Ils se retrouvent dans l'Université dans la même situation dominée que dans le pays. Cela leur montre les limites de l'intégration et constitue un facteur supplémentaire d'engagement. Cf. Rebérioux, Madeleine, « Histoire, historiens et dreyfusisme », Revue historique, n° 518, 1976, p. 407 Google Scholar.

43. Lemaire, D., op. cit., 1969, p. 81 Google Scholar et Launav, M., « Jaurès, la Sorbonne et l'Affaire Dreyfus », Bulletin de la société d'études jaurésiennes, juillet-septembre 1967, pp. 1419 Google Scholar; Andler, C., Vie de L. Herr, Paris, Rieder, 1932, pp. 112127 Google Scholar.

44. Cf. Rièse, Laure, Les salons littéraires parisiens du Second Empire à nos jours, Toulouse, Edouard Privât, 1962, pp. 108109.Google Scholar

45. Ibid., p. 94, et Durrière, G., Jules Lemaitre et le théâtre, Paris, Boivin, 1939 Google Scholar.

46. Paléologue, Maurice dans son Journal de l'Affaire Dreyfus, Paris, Pion, 1955 Google Scholar, décrit l'attitude des salons plus anciens, « plus vieille France », comme celui de Mme Aubernon de Nerville, qui se coupe en deux (cf. par exemple, pp. 89-90, le récit de la polémique Brunetière-Hervieu) ou celui du comte d'Haussonville (p. 121) où le comte est pris entre sa solidarité académique et familiale vis-à-vis de l'Armée et ses doutes sur la culpabilité de Dreyfus (p. 123). De même un violent conflit sépare deux vieilles amies, Mme Strauss et la princesse Mathilde qui se retrouvent, par solidarité sociale, dans les deux camps opposés. Mme Strauss est la femme de l'avocat des Rothschild et la princesse Mathilde se rattache à la noblesse d'Empire (pp. 104-105) ; même impression d'embarras et de partage dans le salon d'H. Germain, fondateur du Crédit Lyonnais, faubourg Saint-Honoré, où l'on trouve Poincaré révisionniste modéré et Vogue antidreyfusard militant (pp. 84-85). Les embarras des anciennes fractions, qui contrastent avec le prosélytisme des nouvelles, que ces types de salons pourraient symboliser, sont le signe d'une tentative des nouvelles fractions de profiter de la crise pour conquérir l'hégémonie sur les anciennes fractions. Il ne s'agit donc pas, comme on le dit pour voiler le conflit social profond (qui s'ex- prime mieux au niveau des intellectuels), d'une coupure de la classe dirigeante, mais de la concurrence entre fractions d'âge historique différent, concurrence qui, par-delà la lutte, maintient globalement le rôle dirigeant de ces fractions et permet la récupération politicienne : cf. une coupure et une récupération analogues au moment de l'établissement de la IIIe République : cf. Bouvier, J., « Réflexes sociaux des milieux d'affaires », dans Histoire économique et histoire sociale, Genève, Droz, 1968 Google Scholar. Ces remarques, nous en avons bien conscience, restent vagues et demanderaient à être précisées ; nous rencontrons ici un des points noirs de l'histoire contemporaine : l'absence d'une histoire sociale de la grande bourgeoisie.

47. Rièse, Laure, op. cit., p. 104 Google Scholar, et Pouquet, J., Le salon de Mme Armand de Caillavet, Paris, Hachette, 1926 Google Scholar.

48. C'est le secteur de spéculation de Saccard dans la Curée dont l'hôtel de parvenu est situé Parc Monceau à proximité. Cf. en contraste la géographie de la classe dominante dans l'Éducation sentimentale : voir l'étude de Bourdieu, P., « Flaubert ou l'invention de la vie d'artiste », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2, mars 1975, pp. 8687 Google Scholar. Il est remarquable de constater que l'homologie de position sociale dans le champ des salons s'accompagne d'une quasihomologie géographique : le 152, avenue des Champs-Elysées et le 12, avenue Hoche sont tout proches l'un de l'autre.

49. Rièse, L., op. cit., pp. 85 Google Scholar, 102, 124, 159.

50. Ibid., p. 95 ; Maurel, A., Souvenir d'un écrivain, Paris, Hachette, 1925, p. 62 Google Scholar.

51. Rièse, L., op. cit., pp. 129 et 133Google Scholar ; cf. aussi Painter, G. D., Vie de Marcel Proust, op. cit., t. I, p. 291 Google Scholar.

52. Rièse, L., op. cit., p. 118 Google Scholar.

53. C'est la version unilatérale des historiographes des salons comme L. Rièse, A. Maurel, op. cit.

54. Cet engagement se distingue de l'engagement plein de palinodies de P. Hervieu : cf. ses hésitations quand il se présente à l'Académie en pleine Affaire Dreyfus : bien que soutenu par A. France qui lui apporte les voix nécessaires, il ne le prend pas comme parrain pour ne pas choquer les nationalistes de l'Académie : la conséquence fut une brouille avec Hervieu et l'absentéisme systématique d'A. France à l'Académie jusqu'à la guerre ; cf. Fahmi, S., op. cit., pp. 4748 Google Scholar, Maurel, A., op. cit., p. 155 Google Scholar.

55. Les sévères condamnations portées par Anatole France sur l'oeuvre de Zola, par exemple sur La Terre (1887) font place à une progressive estime, ainsi à propos de L'Argent (1891), jusqu'à la fameuse oraison funèbre où France devient en quelque sorte l'héritier de Zola : « J'étais revenu avant l'Affaire, à des sentiments plus justes envers Zola. Vous pourrez vous en assurer en lisant l'article que j'ai consacré dans Le Temps à L'Argent (…) J'étais lié d'amitié avec Zola avant l'Affaire. J'avais reconnu déjà que c'était un très brave homme. Après l'Affaire il m'est apparu que c'est un homme héroïque. Qu'alors j'aie mieux et plus favorablement jugé son oeuvre ce n'est pas douteux » (Lettre du 11 octobre 1902 à M. Kahn, reproduite dans Vers les temps meilleurs, trente ans de vie sociale, nouvelle édition de C. Aveline, Genève, Cercle du bibliophile, s.d., t. I, p. 154).

56. A. France passe du roman ironique sur l'Histoire contemporaine à la critique sociale acerbe de l'Ile des pingouins (1908); sur tout ceci cf. Lev Aillant, J., L'évolution intellectuelle d'Anatole France, Paris, Armand Colin, 1966, p. 553 Google Scholar et ss., Bancquart, M. C., Anatole France polémiste, Paris, Nizet, 1962 Google Scholar.