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Du corps au métier : la corporation des tailleurs à Turin entre le XVIIe et le XVIIIe siècle

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

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Quantité de travaux récents ont mis l'accent sur la nécessité de rompre avec un préjugé profondément enraciné : celui de l'hégémonie du modèle corporatif dans les villes d'Ancien Régime. Le travail juré était, en réalité, un phénomène limité. Les corporations n'ont touché qu'une petite partie de la population des métiers, et, par ailleurs, tous les métiers n'ont pas connu d'organisation corporative.

Il s'agit là de considérations essentielles pour évaluer l'importance réelle d'institutions qui ont voulu fonder leur autorité sur une célébration constante de la centralité de leur rôle. Elles ont toutefois été rarement poursuivies jusque dans leurs ultimes conséquences.

Summary

Summary

This article raises the question of the contexts in which Ancient Régime corporations should be analyzed. In order to understand the characteristics and evolution of the corporation of Turin tailors in the 17th and 18th centuries, a multi-levelled analysis was necessary including the investigation of family behavior, the prosopography of élites, the geography of social associations in urban space, and relationships between merchants and artisans. The corporation, bringing merchants and artisans together, was deliberately created with the aim of forwarding these groups’ economic and above ail political interests. The study of corporations concerns not only the economics but also the history of social associations and of the configuration of urban power.

Type
Corps et Communautés D'Ancien Régime
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1988

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References

Notes

1. Ces considérations sont présentes, par exemple, dans Kaplan, S., « Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue historique, 529, 1979.Google Scholar Mais tout récemment, J. L. Bourgeon (” Colbert et les Corporations : l'exemple de Paris », dans Un nouveau Colbert, Paris, 1985) souligne fort à propos que des auteurs « classiques » comme P. Boissonnade, H. Hauser, H. Sée, E. Coornaert, avaient en réalité déjà insisté sur ce point.

2. Nous trouvons dans Boltanski, L., Les cadres. La formation d'un groupe social, Paris, 1982, pp. 49 ssGoogle Scholar, des considérations importantes sur les conséquences des lectures substantialistes des groupes sociaux. Pour le processus de « fixation » des groupes, topos classique des écrits sociologiques et anthropologiques des années 1960 et 1970, je renvoie en particulier à Eisenstadt, S. N., Essays on Comparative Institution, New York-Londres-Syndney, 1965 Google Scholar, première partie. Voir, en outre, la revue critique de Brown, D. E., « Corporation and Social Classification », Current Anthropology, 15, I, mars 1974, pp. 2952 Google Scholar, accompagné d'une riche bibliographie sur le thème des « Voluntary associations ». Pour une intéressante analyse empirique de la création et de la transformation des groupes d'intérêt, cf. Fewsmith, J., « From Guild to Interest Group : the Transformation of Public and Private in Late Qing China », Comparative Studies in Society and History, 25, 4, 1983, pp. 617640.Google Scholar Plus généralement, la synthèse de la pensée théorique politique sur les corporations de Black, A., Guilds and Civil Society, Londres, 1984 Google Scholar, constitue une occasion importante pour une nouvelle réflexion sur le thème.

3. En ce qui concerne les problèmes du statut d'autonomie par rapport au social et au politique qu'on a tendance à attribuer au domaine économique, je renvoie aux considérations, encore très actuelles, de Polanyi, K., « Our Obsolète Market Mentality », Commentary, III, 1947 Google Scholar, repris dans Dalton, G. éd., Primitive, Archaic and Modem Economies: Essays of Karl Polanyi, New York, 1968.Google Scholar Plus concrètement, les travaux de M. Sonenscher nous ont fourni de précieuses données pour comprendre la complexité des contenus caractérisant le langage du travail et pour dépasser une « sectorisation » de l'analyse. Cf. en particulier « Les sans-culottes de l'an II : repenser le langage du travail dans la France révolutionnaire », Annales ESC, 5, 1985, pp. 1087- 1108.

4. Les premiers statuts de la corporation remontent à 1594 (Archives de Turin, plus loin AST, I sezione, Commercio, cat. IV, m. 20 bis, où l'on peut trouver également la plus grande partie des documents qui la concernent). Elle est donc la seconde, après celle des cordonniers, à définir son organisation interne à la fin du xvie siècle. Ce retard témoigne de l'originalité des corporations piémontaises — et turinoises en particulier — par rapport à celles des autres États italiens. Leur importance a toujours été très limitée, au cours du Moyen Age ; on peut donc interpréter les mesures de 1582, par lesquelles le duc de Savoie les réorganise, comme le moment de la véritable création des corps de métier. Pour les implications découlant de cette naissance tardive et des particularités des corporations turinoises, je renvoie à Cerutti, S., « Corporazioni di mestiere a Torino in età moderna : una proposta di analisi morfologica », dans Antica université dei minusieri di Torino, Turin, 1986 Google Scholar, avec bibliographie.

5. Rédigé juste avant le début du siège de la ville par les Français, dans le but principal de compter les hommes aptes au service, il présente une probable sous-estimation de la population masculine et des familles appartenant à la cour du duc de Savoie et privilégiées à titres divers. Il est donc plausible que d'autres tailleurs soient à ajouter aux cinq qui déclarent dépendre de la Maison ducale. En outre, l'enregistrement de quinze îlots est définitivement perdu. AST, Sezioni Riunite, art. 530. Cf. Casanova, E., « Censimento di Torino alla vigilia dell'assedio », dans Le Campagne di guerra in Piemonte (1703-1708), Turin, 1909.Google Scholar

6. 48 % des maîtres et 40,5 % des compagnons et des apprentis proviennent de Turin et de sa ceinture ; 13,5 % de Cuneo et 27 % de Mondovi. 4,5 % seulement des maîtres et deux compagnons ont passé les Alpes. Pour le reste, la dispersion est très grande (Flandres, Toscane ; un tailleur de la cour vient même de Turquie).

7. La corporation des tailleurs ne stipule pas l'âge auquel commence l'apprentissage. La durée de la période « où l'on apprend le métier » est de cinq ans jusqu'en 1737, de six ans au-delà.

8. Parmi les 126 foyers où l'on trouve des fils de plus de 10 ans, 13 se déclarent tailleurs, tandis que dans les 141 foyers où l'on trouve des filles, cette qualité n'est reconnue qu'à deux d'entre elles. Cette donnée est d'ailleurs confirmée par l'infime nombre de femmes couturières trouvé dans l'échantillon.

9. Pour une analyse plus approfondie des apprentis et des compagnons je renvoie à Cerutti, S., Stratégies of Aggregation and Trade Stratégies. The Turin Tailors’ Guild 1600-1700, Florence, European University Institute, sous presse.Google Scholar

10. AST, Sezioni Riunite, I archiviazione, Archivi délie Régie Finanze, Commercio e manifatture, m. 1.

11. Le métier de tailleur n'a évidemment pas besoin d'instruments coûteux. Cf. par exemple les inventaires après décès conservés aux AST, Sezioni Riunite, Insinuazione di Torino, 1711, 1.9, vol. 2, c. 611 et 1713, 1.1, c. 751. Pour l'aspect saisonnier du métier qui peut être mis en relation avec son instabilité, cf. les données présentées par M. Sonenscher, « Journeymen's Migrations and Workshop Organization in Eithteenth-Century France », dans Kaplan, S. et Koepp, C. J. éds, Work in France. Représentations, Meaning, Organization and Practice, Cornell Univ. Press, 1986.Google Scholar Les observations de Scott, J. W., « Men and Women in the Parisian Garment Trades : Discussions of Family and Work in the 1830s and 1840s », dans Thane, crossik et Floud, éds, The Power of the Past. Essays for Eric Hobsbawm, Cambridge Univ. Press, 1984, pp. 6793.Google Scholar

12. Sur les caractéristiques de la population de Turin au XVIIIe siècle, cf. Levi, G., Centro e periferia di uno stato assoluto, Turin, 1985, p. 50 ss.Google Scholar Pour des exemples d'installation de groupes ethniques au xvne siècle et pour une analyse de leurs comportements, cf. Cerutti, S. « Matrimoni del tempo di peste. Torino nel 1630 », Quaderni storici, 55, avril 1984, pp. 65106.Google Scholar

13. J'ai procédé à une mise en fiches de toutes les familles de marchands (marchands de soie, de toile, d'étoffes, négociants, drapiers, etc.) enregistrées sur le territoire urbain tout entier ; ce travail a simplifié l'identification de bon nombre de relations des tailleurs sortant du périmètre des îlots.

14. AST, Sezioni Riunite, art. 449, m. 2 et M. 3 non inventorié.

15. Je n'ai malheureusement pas pu retrouver les registres de la paroisse dont dépendait le plus grand nombre d'îlots où habitaient les tailleurs. J'ai dû me contenter de la paroisse de S. Tommaso, où l'on ne trouve que cinq des quinze îlots où ils étaient les plus nombreux. Les données fournies par le dépouillement sont distribuées de façon différente : 105 baptêmes contre 25 mariages. Cela peut être le signe d'une exogamie de quartier — surtout pour les hommes — mais doit également refléter un moindre soin dans l'enregistrement.

16. Les 40 % restants sont formés de personnes titrées ou d'avocats et de fonctionnaires de cour ou de personnes dont on ignore la profession et qui ont probablement été choisies à cause d'une provenance géographique identique à celle de la famille.

17. L'élite de la corporation est composée de quatre syndics (deux représentent les tailleurs pour hommes, et deux les tailleurs pour femmes) et un prieur qui est la fonction la plus élevée.

18. Dans le cas piémontais, la reconstruction biographique est facilitée par l'existence de l'« Insinuazione », l'enregistrement centralisé de tous les actes notariés rédigés à partir de 1611. Le dépouillement des registres a été fait régulièrement pour les années 1680-1725 en ce qui concerne les jurés ; en revanche, j'ai suivi les traces de la corporation de 1610 à 1780 environ. J'ai retrouvé les traces de cinq des quinze jurés également dans les registres paroissiaux et j'ai donc pu suivre leurs choix de parrainage et repérer les témoins de leurs noces. La reconstruction des biographies a exigé le dépouillement de 448 actes notariés, dont je ne citerai bien sûr que les plus significatifs.

19. AST, Sezioni Riunite, Insinuazione Torino, 1709, 1.11, c.249 ; 1709, 1.3, c.495 ; 1709, 1. 12, c.151 ; 1711, 1.4, vol. 2, c.663 ; 1712, 1.2, c.169 ; 1703, 1.9, c.539 ; 1706, 1.6, c.505 ; 1710, 1.8, vol. 1, c.295 ; 1713, 1.1, c.751 ; 1713, 1.2, c.1325.

20. Ibid., 1713,1.1, c.751.

21. Ibid., 1713,1.2, c.1315.

22. Sur l'inégale présence des armes, voir, bien que le contexte géographique soit différent, les observations de fossati, L. Palumbo, « L'interno délia casa dell'artigiano e dell'artista nella Venezia del Cinquecento », Studi Veneziani, n.s., VIII, 1984, p. 42.Google Scholar

23. L'écart entre leurs disponibilités économiques est bien plus important que celui que l'on remarque en général entre la couche supérieure des corporations et leur base. Cf. Garden, M., « Ouvriers et artisans au xvme siècle. L'exemple lyonnais et les problèmes de classification », Revue d'Histoire économique et sociale, I, 1970, pp. 2854.Google Scholar

24. Inventaire de Bartolomeo Chiesa, Insinuazione, 1711,1.9, vol. 2, c.611 ; l'activité de Francesco Antonio Gianotto et ses crédits envers des marchands juifs : 1710,1.3, vol. 3, c.1139 ; 1711, 1.2, c.871 et certains actes concernant les frères Bruno et Claudio Chiarmet : 1708, 1.9, c.179 et 1712,1.8, c.349 ; 1713, 1.2, c.611.

25. AST, Sezione, Commerce, cat. I, m.l.

26. Inventaire cité. Pour une liste des tissus dont l'importation est interdite, « Nota dei lavori che vengono forestieri », rédigée par un maître veloutier dans les années 30 et conservé aux AST, I Sezione, Commercio, cat. IV, m.8.

27. Pour l'acte de constitution du nouveau Consulat, cf. Duboin, C., Raccolta per ordine di materie délie leggi… emanate negli stati di terraferma sino all'8 dicembre 1798, dai sovrani délia Real Casa di Savoia…, Turin, 1850, vol. IV, p. 794.Google Scholar Pour la production de la soie au Piémont, voir les données reportées dans Arese, G., L'industria serica piemontese, Turin, 1922 Google Scholar, et dans Bulferetti, L., Agricoltura, industria e commercio in Piemonte nel secolo XVII, Turin, 1963.Google Scholar Sur l'exportation au xvme siècle, cf. Levi, G., « La seta e l'economia piemontese nel Settecento », Rivista storica italiana, III, 1967.Google Scholar Sur le moulinage, cf. Poni, C., « All'origine del sistema di fabbrica : tecnologia e organizzazione produttiva dei mulini da seta nell'ltalia settentrionale (sec. XVII-XVIII) », ibid., III, 1976.Google Scholar

28. AST, Sezioni Riunite, Consolato di Commercio, vol. 32 bis, en particulier les ce.6, 31 et 43.

29. Le «Regolamento per la Città di Torino », se trouve dans l'Archivio del Comune di Torino (dorénavant, ACT), Statuti, n. 416, 19 décembre 1687. Pour les réactions les plus immédiates qu'il produisit, ACT, Ordinati, 1687, cc.340v ss. La reconstruction de l'histoire de la municipalité et du processus de destitution et d'abandon des marchands — particulièrement intéressante pour évaluer les rapports entre le pouvoir central et les gouvernements locaux — a exigé le dépouillement systématique des cahiers journaux de la fin du xvie siècle jusqu'à 1740. Je renvoie à l'article « Matrimoni del tempo di peste » pour une analyse de ces rapports entre la fin du XVIe et 1650 ; et à l'article « Corporazioni » cité, pour une analyse plus approfondie de la période suivante.

30. C'est un thème qui a dominé l'historiographie piémontaise, et dont on trouve une utile synthèse et une riche bibliographie dans Symcox, G., Victor Amadeus II. Absolutism in the Savoyard State, 1675-1730, Londres, 1983.Google Scholar

31. Les marchands-fabricants étaient bien plus aisés que les négociants, qui souffraient des très fortes stratifications dans leur catégorie. Voir les considérations et les véritables analyses de revenus et de statut de ce groupe, dans AST, I Sezione, Commercio, cat. IV, m.8.

32. Pour la reconstruction de l'activité de cette institution, cf. l'Archivio Storico de la Confrérie, et en particulier : F 11 (Conto dei tesorieri e ordinati 1663-1741) ; G 1 (Ordinati 1740- 1784) ; H 1 (Inventario mobili 1663-1748) ; E (Documenti relativi alla fondazione) ; F 1 (Conto dei tesorieri 1662-1777) ; 13 (Elenco confratelli).

33. Ce point est d'importance capitale : la valorisation des magistratures particulières des métiers réside précisément dans le fait qu'elles permettent d'échapper totalement aux magistratures ordinaires. J'ai tenté ailleurs (” Corporazioni », op. cit.,) de montrer que cet élément constitue le noyau central de la naissance des corporations piémontaises à la fin du xvie siècle.

34. Dans les statuts du métier on ne parle jamais du chef-d'oeuvre. En ce sens comme en bien d'autres, la corporation turinoise diffère de la corporation parisienne. Cf. à ce propos, Kaplan, S., « The Luxury Guilds in Paris in the Eighteenth Century », Francia, 9, 1982 Google Scholar ; Vidal, P., Histoire de la corporation des tailleurs d'habits, pourpointiers, chaussetiers de la ville de Paris, Paris, 1926.Google Scholar La corporation turinoise présente des traits originaux même par rapport à l'Italie (cf. par exemple, bien qu'il s'agisse d'une époque antérieure, Violante, G., « L'arte dei sarti nello svolgimento dei sistema corporativo (secoli XIII-XV) », dans Economia, società e istituzioni a Pisa nel Medioevo, Bari, 1980, pp. 253297 Google Scholar).

35. Les années trente voient une réelle « explosion » du phénomène corporatif à Turin : seize nouveaux corps y naissent. Sur cette chronologie commune, qui ignore les spécialisations techniques de chacun, cf. Cerutti, « Corporazioni », op. cit.

36. AST, I Sezione, Commercio, Categoria I, m.l. Le cas lyonnais fournit une référence comparative essentielle pour individualiser les éléments particuliers de la situation piémontaise : Garden, M., Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, 1970 Google Scholar, en particulier le ch. IV.

37. AST, I Sezione, Commercio, cat. IV, m.7. Sur la crise de 1729-1730, cf. en particulier ARESE, op. cit., p. 109 ss ; pour une description de ses effets dramatiques sur la population urbaine, ACT, Ordinati, 1730, en particulier les mois de septembre et d'octobre.

38. AST, I Sezione, Commercio, cat. IV, m.l. Pour la constitution du nouveau Consulat de commerce, cf. Duboin, op. cit., t. III, p. 781, et le dossier intitulé « Diversi pareri per la formazione di un nuovo regolamento per li consolati », dans AST, op. cit.

39. Archivio storico de la Confrérie, F 11 ce. 234 ss, 1732 : pour la première fois elle connut des problèmes de « démocratie interne » qui poussèrent certains de ses membres à revendiquer une présence plus massive au conseil de la corporation.

40. Pour un approfondissement de ces thèmes, je renvoie encore à Cerutti, « Stratégie », op. cit.

41. AST, I Sezione, cat. IV, m.20 bis et m.6.

43. Cf. en particulier AST, Sezioni Riunite, Insinuazione Torino, 1740,1.2, c.737 ; 1740,1.10, c.436; 1740,1.10, c.501.

44. AST, 1 Sezione, cat. IV, m.6.

45. Je renvoie pour cela aux « ressemblances de famille » évoquées par L. Wittgenstein dans la description de la méthode d'enquête analogique (Philosophical Investigations, Oxford, 1953, par. 66 et 67). De nombreuses et importantes réflexions sur ce procédé se trouvent dans Kuhn, T. S., The Essential Tension, Chicago, 1977 Google Scholar, en particulier p. 306 ss.