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Le renversement du souverain injuste. Un débat sur les fondements de la légitimité islamique en Afrique noire au XIXe siècle

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Jean-Louis Triaud*
Affiliation:
Université Paris VII

Extract

Le XIXe siècle, en Afrique de l‘Ouest soudano-sahélienne, est caractérisé par des guerres idéologiques de grande ampleur, plus connues sous le nom de Jihād. Ces guerres ont donné lieu à une intense production littéraire, polémique et justificative, qui témoigne notamment du développement d‘une classe de clercs dans toutes ces sociétés, et de l‘aspiration d‘au moins une partie de ces clercs à la conquête du pouvoir politique. Ces Jihād sont, certes, dirigés contre le paganisme, mais ils visent au premier chef un certain nombre de pouvoirs établis qui pratiquent l‘Islam depuis plusieurs siècles, mais s‘accommodent en même temps de coutumes et d‘usages anté-islamiques et vivent en bonne intelligence avec les non-musulmans. C‘est ce que les tenants des Jihād dénoncent sous le nom de ikhtilât (« mélange », c‘est-à-dire mélange avec le paganisme).

Ces Jihād représentent donc plus des mouvements de purification et de réforme de l‘Islam que des entreprises de conquête systématique en territoire infidèle.

Summary

Summary

The 19th century in Sudano-Sahelian Africa is characterised by ideological wars of inconsiderable dimension better known under the name of jihād. The conduct of these jihād, which gave rise to an important literacy production, cannot be separated from the definition of political models. An extreme case has here been chosen as a mean of providing a clear and illuminating example. This case concerns a conflict which confronted two Moslem forces, both products of jihād movements and drawing upon the same ideological sources. Thus, two conceptions of power and islamic legitimacy are in conflict. The protagonists of this story are al-Hājj c Umar Tal, leader ot the Tijāniyya brotherhood, and Amadu Amadu, sovereign of the Islamic State of Masina, in present day Mali. The argument of al-Hājj c Umar, as it is notably expressed in Bayān mā waqaca, tends to establish that Amadu Amadu is a corrupt amīr, guilty of collusion (muwālat) with the Infidelity (Kufr). This argument borrows its model from the literature of the caliphate of Sokoto and, through this, returns to the founding teachings of a modest Algerian faqīh ofthe 15th century by the name of al-Maghīlī.

Type
Sociologie du Religieux
Copyright
Copyright © École des hautes études en sciences sociales Paris 1985

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References

Notes

1. Sur les problèmes généraux posés par les jihad soudanais du xixe siècle, on peut consulter notamment : Hiskett, Mervyn, « The Nineteenth-Century Jihāds in West Africa », dans The Cambridge History of Africa, 1976, vol. 5, pp. 125169;Google Scholar Last, Murray, « Reform in West Africa : the Jihād Movements of the Nineteenth Century », dans Ajayi, J. F. et Crowder, M., History of West Africa, Londres, Longman, 1974, vol. 2, pp. 129;Google Scholar Last, Murray et AL-Hajj, Muhammad Ahmad, « Attempts at defining a Muslim in 19th-Century Hausaland and Borno », Journal of the Historical Society of Nigeria, III, 2, déc. 1965, pp. 231249;Google Scholar Smith, H. F. C., « The Islamic Révolutions of the 19th-Century », Journal of the Historical Society of Nigeria, 1961, II, pp. 169185;Google Scholar Willis, John R., « Jihād fî sabîl Allah, its Doctrinal Basis in Islam and some Aspects of its Evolution in Nineteenth-Century West Africa », Journal of African History, 1967, VIII, 4, pp. 395416;Google Scholar Willis, John R., « The Torodbe Clerisy : a Social View », Journal of African History, 1978, XIX, 2, pp. 195212.Google Scholar

2. Sur le mouvement ‘umarien — et en attendant la publication de l'ouvrage de David Robinson, La guerre sainte d'Umar Tal dans le Haut-Sénégal et le Moyen Niger (deux éditions prévues : en anglais et en français) — on pourra consulter notamment, Dumont, Fernand, L'antisultan ou al-Hajj Oumar Tal du Fouta, combattant de la foi (1794-1864), Dakar-Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1974;Google Scholar Mage, Eugène A., Voyage dans le Soudan occidental, Paris, Hachette, 1868;Google Scholar Martin, Bradford G., « Notes sur l'origine de la tarïqa des Tigâniyya et sur les débuts d'al-Hag| ‘Umar », Revue des Études islamiques, 1969, XXXVII, 2, pp. 267 290;Google Scholar Martin, Bradford G. ; Muslim Brotherhoods in 19th-Century Africa, Cambridge University Press, 1976, chap. 3 : Al-Hajj Umar Tal, pp. 6898;Google Scholar Moniot, Henri, « Al-Hajj ‘Umar », dans « Les Africains », Paris, Éditions Jeune Afrique, 1978, tome XI, pp. 239261;Google Scholar Oloruntimehin, Olatunji, The Segu Tukulor Empire, Londres, Longman, 1972;Google Scholar Robinson, David, « Abdul Qadir and Shaykh Umar : a Continuing Tradition of Islamic Leadership in Futa-Toro », The International Journal of African Historical Studies, 1973, vol. 6, n° 2, pp. 286303;Google Scholar Robinson, David, « Another Look at the Umarian State », The International Journal of African Historical Studies, 1973, vol. 6, n° 4, pp. 646655;Google Scholar Saint-Martin, Yves, L'Empire Toucouleur (1848-1897), Paris, Le Livre Africain, 1970;Google Scholar Willis, John R., « The Writings of al-Hâjj ‘Umar al-Fûtî and Shaykh Mukhtâr b. Wadî'at Allah : Literary Thèmes, Sources and Influences », dans Willis, J.R. éd., Studies in West African Islamic History, I. The Cultivators of Islam, Londres, Frank Cass, 1979, pp. 177210.Google Scholar

3. Sur le Mâsina, on peut consulter notamment : Amadou Hampaté BA et Jacques Daget, L'Empirepeul du Macina, Paris, Mouton, 1962 ; William A. Brown, The Caliphate of Hamdullahi ca. 1818-1864 : a Study in African History and Tradition, The University of Wisconsin Press, Madison, 1969 (Ph. D. non publié) ; Fatimata Bintou Diarah Sanankoua, L'organisation politique du Maasina (Diina) 1818-1862, Université de Paris I, octobre 1982 (doctorat de 3e cycle, non publié) ; Gallais, Jean, Le delta intérieur du Niger. Étude de géographie régionale, Dakar, Mémoire de l'Ifan n° 79, 1967, 2 tomes ;Google Scholar Johnson, Marion. « The Economie Foundations of an Islamic Theocracy. The Case of Mâsina », Journal of African History, 1976, XVII, n° 4, pp. 481 495;Google Scholar Marty, Paul, Études sur l'Islam et les tribus du Soudan, Paris, Leroux,Google Scholar tome 2 : La région de Tombouctou (Islam Songhaï) ; Dienné, le Macina et dépendances (Islam peul).

4. Les conflits entre le Mâsina et al-Hâjj ‘Umar surviennent à partir de l'entrée de celui-ci dans l'État bambara du Kaarta (1855). Amadu Amadu considère que le Kaarta lui revient de droit. Un premier accrochage entre les troupes d'Amadu Amadu et celles de ‘Umar a lieu dans le milieu de l'année 1856.

5. Les arguments d'Amadu Amadu figurent dans deux lettres que celui-ci a envoyées à ‘Umar, la première en 1855, la seconde en 1857. Ces lettres sont connues notamment par les extraits et les commentaires qu'en donne al-Hâjj ‘Umar dans le dossier de sa polémique avec le MSsina, rédigé en 1861-1862, et connu sous le nom de Bayân ma waqa'a baynanâ wa bayn amîr Masina Ahmad b. Ahmad (ª Exposé de ce qui est arrivé entre nous et Yam Xr du Masina Amadu Amadu »). Ce document, dont il existe plusieurs exemplaires en circulation, a fait l'objet d'une édition critique, annotée et commentée : Sidi Mahibou, Mohamed et Triaud, Jean-Louis, Voilà ce qui est arrivé. Bayan ma waqa'a d'al-Hagg ‘Umar al-Futï. Plaidoyer pour une guerre sainte en Afrique de l'Ouest au XIXe siècle, Paris, CNRS, 1983, 261 p.Google Scholar 58 p. (texte arabe). Cette édition a été réalisée principalement à partir du manuscrit du Bayân conservé à la Bibliothèque nationale, Paris (Manuscrits arabes, n° 5605, f°s 1 à 29).

6. Les principaux thèmes évoqués par Amadu Amadu, et notamment les citations de versets du Coran et de Hadlth utilisées comme autorités, figurent dans la première partie du BaySn : f° 5 verso à f° 11 recto (Mahibou et Triaud, pp. 83-96).

7. Coran, IV, 59.

8. Nous n'avons pu trouver la référence exacte de ce Hadïth, qui est sans doute une citation libre (cf. Mahibou et Triaud, pp. 86 et 142, n. 87 a).

9. Coran, XLIX, 9.

10. La réfutation par al-Hâjj ‘Umar des positions d'Amadu Amadu occupe toute la première partie du BaySn, f° 5 verso à f° 15 verso (Mahibou et Triaud, pp. 83-106).

11. BaySn, f° 12 recto, ap. Usman dan Fodio, Sirâj al-Ikhwân (Mahibou et Triaud, p.98).

12. Takfïr : Accusation d'infidélité. C'est le fait de qualifier une personne de kSfir (païen, infidèle), de l'accuser de kufr (infidélité).

13. Bayan, f° 25 verso, ap. Muhammad Bello, Miftsh al-Sadad (Mahibou et Triaud, pp. 36 et 131).

14. Le postulat de base de toute la démonstration est le suivant : « L'accusation d'infidélité n'exige pas que l'infidélité soit certaine, mais exige (seulement) un signe d'infidélité, même si (cette accusation) est une simple présomption (zann) » ﹛Bayân, f°s 22 verso et 23 recto ; Mahibou et Triaud, pp. 37, 124 et 125). Cette affirmation, énoncée trois fois par al-Hâjj ‘Umar, est reprise du Najm al-Ikhwan d'Usman dan Fodio, qui l'a lui-même puisée chez al-Maghïlî, auteur algérien de la fin du xve siècle et du début du xvie. Il faut ajouter que cette notion de simple présomption heurte la sensibilité de nombreux savants sunnites : Usman dan Fodio, dans un passage du Najm al-Ikhwan longuement cité par ‘Umar, essaie de contourner l'obstacle. Voir Bayan, f°s 20 recto et 21 verso (Mahibou et Triaud, pp. 121-122, puis 127-130).

15. Dans le Najm al-Ikhwân, Usman dan Fodio, repris par al-Hâjj ‘Umar, distingue trois, puis cinq catégories de muwalat. Seules les troisième et cinquième sont interdites (muharram) (Bayân, f°s 20 recto et 21 verso, puis 24 recto à 25 verso ; Mahibou et Triaud, pp. 121-122, puis 127-130).

16. Cf. Ghazâlï : « La plupart de ceux qui s'adonnent à ces problèmes sont plus souvent mus par le fanatisme et la passion partisane que par la considération impartiale de la religion » (cité par Laoust, Henri, La politique de GazStI, Paris, Paul Geuthner, 1970, p. 89 Google Scholar).

17. BaySn, f°s 10 verso et 11 recto (Mahibou et Triaud, p. 95). Al-Maghïlî répond ici aux questions de l'Askiyâ Muhammad, souverain de l'empire Songhaï, dans la Boucle du Niger (mort en 934/1528).

18. Bayân, f°s 11 recto (Mahibou et Triaud, pp. 95 et 144, n. 156).

19. Les Mu'tazilites avaient légitimé, de même, le recours à la révolte armée contre un pouvoir injuste ou tyrannique. On peut voir dans la position d'al-Maghïlï, relayée trois siècles plus tard par Usman dan Fodio, puis par al-Hâjj ‘Umar, un écho de cette tradition (mais la filiation reste à prouver). En revanche, Ibn Taimiyya n'est pas connu de ces différents auteurs.

20. Wensinck, Concordance…, tome IV, p. 93 (Muslim : ImSra, 52 ; Abu Dâwûd, Fitan, 1), cité par Sidi Mohamed Mahibou, La pensée politique et sociale d'Abdullahi b. FudT (1765- 1823), doctorat de 3e cycle, Université de Paris IV, Département des études arabes et islamiques, 1983, p. 174 (multig.).

21. Le texte du « Pacte de Médine » figure dans F. Gabrieli, Mahomet, Paris, Albin Michel, 1965. Ce pacte jette les bases d'une communauté de type nouveau, fondée sur la foi et non sur le sang, mais pas véritablement d'un État.

22. Nous entendons ici madhhab (chemin, doctrine, école) au sens, autorisé par \tfiqh, d'un enseignement spécifique sur une question limitée donnée. Madhhab désigne aussi, on le sait, chacune des quatre grandes écoles juridiques sunnites.

23. Cet enseignement, qui n'eut, sur le moment, qu'une fortune modeste au Soudan, après avoir été contesté en Afrique du Nord par différentes autorités, trouva sa véritable application trois siècles plus tard dans les mouvements de réforme islamique d'Afrique de l'Ouest. Al- Maghïlï doit une partie de son prestige à sa qualité de savant maghrébin. Le fait qu'il soit venu au sud du Sahara — après les persécutions des Juifs du Tuwât (Touat) dans lesquelles il s'illustra —, qu'il ait enseigné, formé des disciples et rédigé des conseils à l'intention des souverains soudanais (Gao et Kano, notamment) lui conférait une importance hors du commun. A la fin du XVIe siècle, le grand savant tombouctien Ahmad Bâbâ lui consacre une notice biographique. La notoriété d'al- Maghïlï est consolidée ensuite par les Kunta, introducteurs de la confrérie Qâdiriyya au sud du Sahara, qui l'intègrent dans leur silsila. Sur al-Maghïlï, on consultera notamment ‘A.' Batran, A., « A Contribution to the Biography of Shaykh Muhammad Ibn ‘Abd al-Karïm… al- Maghïlï al-Tilimsânï », Journal of African History, XIV, 3, 1973, pp. 381394,Google Scholar et Hunwick, J.O., Al-Maghïtt's Replies to the Questions of Askia Al-Hajj Muhammad…, Ph. D., University of London, juin 1974, 493 p.Google Scholar dactyl. (édition imprimée actuellement sous presse).