Hostname: page-component-5c6d5d7d68-sv6ng Total loading time: 0 Render date: 2024-09-01T17:20:53.270Z Has data issue: false hasContentIssue false

L'opération cinématographique. Équivoques idéologiques et ambivalences narratives dans La Bataille du Rail

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Sylvie Lindeperg*
Affiliation:
Université de Southampton

Extract

Dès sa première présentation publique en janvier 1946, La Bataille du Rail de René Clément fit l'objet de tentatives d'appropriation multiples, en apparence peu conciliables, caractérisées par une même consécration du film comme récit authentique et « œuvre de témoignage » Double paradoxe d'une fiction érigée en signe et preuve de réalité, revendiquée par des courants d'opinion contraires, tous autorisés cependant par les ambivalences de la narration.

Dans un article publié en 1986, Jean-Pierre Bertin-Maghit s'intéresse au premier paradoxe de La Bataille du Rail en cherchant à démontrer comment, « derrière le recours à l'authenticité et à l'insu du groupe de réalisation, le film construit une codification de la Résistance » qui aboutit à une véritable mythologie héroïque. L'auteur décrit ainsi le « glissement effectué entre le désir de faire authentique — idée de départ — et la chanson de geste — film réalisé — » dont il montre qu'il eut pour effet principal de « décomplexer » le public français d'après-guerre au moyen d'un processus d'implication progressive du spectateur qui aboutit à son identification finale aux cheminots victorieux.

Since the release of René Clément's La Bataille du Rail in January 1946, attempts have been made to appropriate it by many apparently irreconciliable groups, all of whom acclaimed the film as authentic narrative and first hand history. A double paradox stems firstly from the use of heroic idealism in fiction as a proof of reality and secondly from the appropriation of this film by opposing political positions, all of which found justification in the ambivalences of the narrative.

This article seeks to clarify these paradoxes by reconstructing the complex process of the making of the film, using the archives of the Cinémathèque Française (a study of the financial budgets and contracts, successive versions of the script and so on). The heroic construction of history is thus seen to have been justified by the need to reconcile the widely divergent strategies of the interested parties (the management of the French railways, the communist resistance, etc.).

Beyond the specific study of René Clément's film, the article suggests a new historical approach to cinema, in which the latter is regarded as an elaboration, the product of the relationship between the film-maker's place in the professional field, cinematic pratice and procedures, and narrative construction.

Type
Film et Histoire : Le Parcours De L'Œuvre
Copyright
Copyright © École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris 1996

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

* Tous mes remerciements à Brigitte Gaïti et à la Cinémathèque française (Dominique Brun et Marc Vernet).

1. Duby, Georges, Lardreau, Guy, Dialogues, Paris, Flammarion, 1980, p. 45.Google Scholar

2. Bertin-Maghit, Jean-Pierre, « “La Bataille du rail” : de l'authenticité à la chanson de geste », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, t. XXXIII, avril-juin 1986, pp. 280300.Google Scholar

3. Ibid., p. 292.

4. Certeau, Michel de, « L'opération historiographique », dans L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 64.Google Scholar

5. J'emprunte le concept de « boîte noire » à Bruno La tour, La science en action, Paris, La Découverte, « Textes à l'appui », 1989.

6. Ces archives comprennent les budgets et les contrats successifs de La Bataille du Rail, la correspondance entre les différents participants, le matériel publicitaire et les étapes intermédiaires du découpage. Tous les documents cités ci-après sont tirés du fonds de la Coopérative générale du cinéma français (Don 85-07), boîte 8.

7. Coopérative générale du cinéma français.

8. Créé sous l'Occupation par le secrétariat d'État à l'Éducation nationale et à la Jeunesse.

9. Qui fut visionné par Roger Verdier (responsable de la coopérative court métrage), Louis Daquin (PDG de la coopérative) et André Michel.

10. Ce contrat fut établi le 7-2-1945 et modifié sur quelques points de détails après que la CGCF ait obtenu une promesse d'avance de la Direction générale du cinéma par un contrat annexe signé le 26-2-1945.

11. Pour une somme totale de 700 000 F.

12. Témoignage de René Clément dans Le cinéma de l'ombre de Pierre Beuchot et Jean-Pierre Bertin-Maghit, 1984.

13. Témoignage de Henri Alekan, 17-1-1991.

14. Le film présenté, qui ne correspondait qu'aux deux tiers du scénario prévu, faisait déjà 1500 mètres.

15. Lettre de Michel Fourré-Cormeray à Roger Verdier, datée du 24-5-1945.

16. Lettre de Roger Verdier à André Delage, datée du 24-5-1945.

17. Baxandall, Michael, L'oeil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p. 9.Google Scholar

18. Pour plus de détails sur cette question, voir Bertin-Maghit, Jean-Pierre, Le cinéma sous l'Occupation, Paris, Olivier Orban, 1989.Google Scholar

19. En 1949, Louis Armand était président d'honneur de Résistance-Fer ; sa position hiérarchique au sein de la Direction ayant connu une ascension rapide, il est difficile de fixer précisément ses fonctions exactes pendant la durée de réalisation du projet : d'abord chef du service matériel de Résistance Rail auprès de la Direction de la Compagnie, il devint peu de temps après sous-directeur puis directeur général adjoint avant d'occuper la fonction de président de la SNCF.

20. Michèle Lagny, « Les Français en focalisation interne », Iris, n° 2, vol. 2, deuxième semestre 1984, p. 96.

21. Voir Joël MAGNY, «Expressionnisme, nouvelle objectivité, cinéma prolétarien. De Rudolph Kurtz à Bela Balazs », CinémAction, n° 20.

22. Id.

23. Sur l'identité desquels le film ne donne pas de précision.

24. Le conducteur de locomotive Lampin, les retraités Jules et Victor, le jeune maquisard originaire de Montrouge… Significativement, c'est dans la séquence de l'ingénieur qu'Athos se trouve pour la première fois désigné par son patronyme (Roussel).

25. Souligné par nous. Version corrigée par E. Paris, jointe à sa lettre adressée à la CGCF le 5-11-45.

26. Le mot Résistance-Fer, encore présent dans le scénario intermédiaire, ne figure plus dans la version finale.

27. La famille du rail est rendue plus cohérente et soudée par la désignation, en face, d'un groupe homogène d'ennemis.

28. Jean Fayard, Paris-Matin, 16-10-1946.

29. Jean Pouillon, Les Temps modernes, n° 8, 1-5-1946, p. 1510.

30. Durand, Paul, La SNCF pendant la guerre. Sa résistance à l'occupant, préface de Louis Armand, Paris, PUF, « Esprit de la Résistance », 1968, p. VIII.Google Scholar

31. Pol Gaillard, L'Humanité, 26-3-1946, p. 4.

32. Interrogé par Philippe Dessaint dans le cadre de « La nuit la plus longue », émission diffusée sur FR 3, les 7 et 8 mai 1990.

33. Kupferman, Fred, Les premiers beaux jours 1944-1946, Paris, Calmann-Lévy, « Questions d'actualité », 1985, p. 175.Google Scholar

34. Jean-Pierre Barrot, L'Écran français, n° 35, 27-2-1946, p. 7.

35. Imputé il est vrai implicitement à l'insuffisance d'armement.

36. Cette séquence, en tout cas, ne figure pas dans le découpage intermédiaire.

37. J.-P. Bertin-Maghit, op. cit.

38. En effet, si le film donne à voir la passivité des hommes du STO, il ne fait pas allusion à la collaboration ou au régime vichyste, à l'exception du prologue qui évoque « la zone prétendue libre ».

39. Derrière le train qui part, un groupe de cheminots replace les rails que la Résistance a fait sauter. L'hymne à la reconstruction est également marqué par le souci exprimé par Camargue « de sauver le matériel ».

40. Le premier prologue ne laissait-il pas entendre que la résistance ferroviaire constituait une reproduction miniaturisée du mouvement de rébellion plus ample qui s'était fait jour dans le pays tout entier ?

On remarquera cependant que, par son hommage à la Résistance intérieure, le film n'épousait pas toutes les figures du « résistancialisme gaullien ».

41. C. Audry, R. Clément, La Bataille du Rail, Comptoir Français de Diffusion, 1949, p. 7.

42. Exposition intitulée « la semaine du rail ». Pour plus de détails sur cette exposition, se reporter à l'article de Jean-Pierre Bertin-Maghit, op. cit.

43. On remarque également que les auteurs du document s'en tiennent à la version du premier prologue, sans prendre en compte l'évolution des versions ultérieures. Ainsi la Résistance ferroviaire n'est-elle point attribuée à une entité (comme le proclame le prologue définitif du film) mais à une avant-garde (voir, la récurrence de l'expression « quelques hommes »).

44. Comme le remarquait justement Serge Wolikow à l'occasion de sa présentation du film aux « Rencontres du rail » (Paris, 11-11-1994) : « L'impression de véracité est certainement renforcée par le traitement de la lumière et le mouvement de la caméra. Le chef opérateur, Ale kan, n'utilise que la lumière naturelle et bannit tout effet de travelling ou de contre-plongée savante. Le style de tournage est celui du reportage désigné alors comme celui du documentaire ».

45. Ce bandeau publicitaire portait l'inscription suivante : « “ Bataille du rail ” montrera à l'étranger qui l'ignore et au public français qui souvent la méconnaît ce que fut la Résistance héroïque des cheminots pendant la guerre ».

46. Le film connut le même succès en province.

47. L'Écran français n” 24, 12-12-1945, p. 8.

48. Une telle démarche présente des analogies avec la stratégie de conquête du succès public analysé par Alain Viala pour le champ littéraire : « Face à la norme de carrière, d'autres trajectoires se fondent sur une alliance première avec le public élargi, pour reconvertir ensuite la notoriété ainsi acquise en consécration par les institutions. Cette stratégie du succès correspond à une entreprise d'innovation esthétique : elle suppose que les ouvrages applaudis par le public présentent une qualité formelle que les institutions ne puissent récuser. Et, dans la mesure où cette qualité ne réside pas dans l'application des normes, elle ne peut se fonder que sur l'originalité élevée au rang de valeur ». Viala, Alain, Naissance de l'écrivain. Sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1985, p. 217.Google Scholar

49. Combat, 28-8-1966.

50. Lui, mai 1966.

51. La presse de 1966 avança le chiffre de quarante millions de francs (soit près de quinze à vingt fois le budget d'un film moyen de l'époque…) ; le devis prévisionnel déposé à la commission d'agrément n'était cependant « que » de vingt-huit millions de francs.

52. André Lafargue, Le Parisien libéré, 27-10-1966 ; L'Express, 24-10-1966.

53. René Clément, L'Humanité, 24-10-1966.

54. André Bazin, « A propos de “Pourquoi nous combattons” », Esprit, n° 123, 1-6-1946, pp. 1022-1026.

55. Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1970, p. 230.Google Scholar

56. Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset, « Le livre de poche », 1985, p. 21.

57. Claude Mauriac, Le Figaro littéraire, 3-11-1966.