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Paola Bertucci, Artisanal Enlightenment: Science and the Mechanical Arts in Old Regime France, New Haven, Yale University Press, 2017, 312 p.

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Paola Bertucci, Artisanal Enlightenment: Science and the Mechanical Arts in Old Regime France, New Haven, Yale University Press, 2017, 312 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

Pierre-Yves Lacour*
Affiliation:
Pierre-Yves.Lacour@univ-montp3.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’émergence de l’artiste comme figure sociale à Paris entre le dernier tiers du xviie siècle et la première moitié du xviiie siècle est au cœur de ce livre, remarquablement édité. Refusant de réduire les Lumières à un mouvement philosophique, Paola Bertucci montre le rôle des arts mécaniques dans la promotion de trois notions-clefs du siècle, l’amélioration, l’utilité et le progrès, ce qui lui permet de parler de « Lumières artisanales » (Artisanal Enlightenment). Celles-ci renvoient à une période de l’histoire des techniques moins étudiée que la suivante, ouverte par la publication du premier tome de l’Encyclopédie en 1751.

La première partie de l’ouvrage est consacrée au projet académique au long cours d’une « histoire des arts », c’est-à-dire à la description et à l’« enchaînement » des techniques artisanales entre la fin du xviie siècle et le début du xviiie siècle. Le premier chapitre étudie la filiation baconienne de « l’histoire naturelle des arts » dans une succession de projets liés à l’Académie des sciences, qui aboutiront tardivement aux Descriptions des arts et métiers publiées à partir de 1761. Dès la fin du xviie siècle, ces projets ont pour finalité, en écho à l’ambition manufacturière de Colbert, la promotion des arts, d’une part en rendant public par l’imprimé les pratiques les plus productives, d’autre part en évitant la disparition des secrets d’ateliers. Ces projets successifs de savants et de gens de lettres font des artisans l’objet de leurs observations sans les associer à l’écriture.

Le chapitre 2 analyse le rôle de Réaumur dans la poursuite de cette « histoire des arts » à partir de 1718. Par rapport à ses prédécesseurs, il insiste davantage sur l’aspect matériel de la pratique artisanale et les enjeux de l’économie politique. De ce projet, seul paraît du vivant de Réaumur L’art de convertir le fer forgé en acier en 1722. Selon lui, les artisans ne sont pas les pairs des savants mais des automates qui retardent le projet encyclopédique d’une histoire naturelle des arts. Après sa mort en 1757, le projet est relancé sous le titre Descriptions des arts et métiers et coordonné par Henri-Louis Duhamel du Monceau. Le pluriel appliqué à « descriptions » a remplacé le singulier d’« histoire », ce qui marque l’abandon de l’ambition encyclopédique d’enchaînement des savoirs, rendant cependant possible la sortie rapide des volumes, souvent à partir de manuscrits anciens.

La deuxième partie est centrée sur la Société des arts. Son étude a été rendue possible grâce à la découverte récente par Olivier Courcelle de documents dans les archives du duc de Croÿ conservées à Dülmen. La création de cette Société est très liée à l’horloger britannique Henry Sully, initiateur, en 1718, d’une première société d’artistes. Trois thèmes semblent guider ses projets de sociétés d’artistes à partir de la fin des années 1710 : promouvoir les arts comme alliance de la théorie et de la pratique face aux sciences ; favoriser le travail collectif et le partage de connaissances entre artistes ; obtenir la protection de l’État monarchique. À la fin des années 1720, Sully est à l’initiative de la seconde Société des arts sous le patronage du comte de Clermont. Active entre 1730 et 1736, elle est essentiellement composée d’horlogers, de cartographes et de chirurgiens et se subdivise en neuf domaines : agriculture ; économie animale (anatomie et physiologie humaine et animale) ; textile ; architecture ; construction navale ; horlogerie et instruments scientifiques ; optique ; métallurgie ; « arts du goût ». Une liste des membres de la société, jointe en annexe du livre, complète utilement celle qu’avait proposée Irène Passeron en 2002Footnote 1.

La Société des arts est la manifestation des ambitions des artistes d’élever leur statut social et de jouer un rôle actif dans l’État. Dans le projet de travail collectif porté par la Société, ses membres s’inspirent de l’organisation en réseaux courts du travail artisanal, comme le montre P. Bertucci à partir du cas de l’horloger Le Roy. Dans son organisation institutionnelle, la Société des arts prend modèle sur l’Académie des sciences. Sa relation avec celle-ci est pourtant complexe, faite de proximités personnelles, notamment de co-affiliations, de projets partagés mais aussi de rivalités. L’autrice explique la disparition de la Société dans les années 1740 par la fragilité du patronage du comte de Clermont, par des tensions internes entre membres, par le manque de soutien financier et, surtout, par la contradiction entre un projet collectif et l’ambition d’un petit groupe élitaire d’artistes de s’élever socialement. Cette analyse des causes internes de l’échec complète l’interprétation systémique de Roger Hahn dans l’Anatomie d’une institution scientifique, qui l’expliquait par la rivalité avec l’Académie des sciences.

La troisième partie est consacrée à l’écriture et à la publication des « arts ». Le chapitre 5 est dédié à la construction de la persona de l’artiste. P. Bertucci insiste en particulier sur la dimension politique de l’écriture des arts qui vise à faire des artistes, plutôt que des savants, des experts légitimes auprès du pouvoir monarchique en matière de techniques, de commerce et d’industrie. Parallèlement, dans leurs autoportraits, les artistes mettent à distance les artisans en insistant sur l’esprit qui guide leur pratique par différence avec la routine artisanale ; ils valorisent aussi la publication de leurs inventions par opposition à la culture du secret en vigueur chez les artisans. On repère les principaux traits de la « réduction en art » étudiée par Pascal Dubourg Glatigny et Hélène Vérin, dont l’autrice cherche explicitement à se démarquer en raison de l’impossibilité de réduire en règles les « processus cognitifs » des artistesFootnote 2.

Dans le dernier chapitre, intitulé « L’esprit dans la machine », P. Bertucci s’appuie sur trois cas tous plus ou moins liés à la Société des arts : le bureau typographique de Louis Dumas en 1728, l’usage de machines dans les leçons de physique expérimentale de l’abbé Nollet à partir du milieu des années 1730, les automates conçus par Jacques Vaucanson à partir de la fin des années 1730, puis les tours à soie qu’il élabore après sa désignation comme inspecteur des manufactures en 1741. Dans ses projets manufacturiers, Vaucanson veut libérer l’industrie de la soie du travail des fileurs en les remplaçant par des machines plus fiables et moins rebelles. Ce cas, déjà étudié par Philippe Minard dans La fortune du colbertisme, est intéressant par la lecture qu’en donne Condorcet lorsqu’en 1782, il qualifie Vaucanson de « mécanicien », et non d’inventeur ou d’artiste. P. Bertucci voit là le signe de l’échec du projet porté par la Société des arts de réhausser socialement le groupe des artistes, mais on pourrait aussi y lire, a contrario, une marque de la dignité nouvelle des arts mécaniques.

L’ouvrage impressionne par l’intelligence de sa construction, par la qualité et l’habileté de la mise en récit, par la clarté de son écriture et par la multiplicité des rapprochements et des interprétations. Il s’agit d’une importante étude d’histoire des techniques même, si l’on regrette que l’autrice ait adopté une approche étroitement culturelle qui l’empêche de saisir certains problèmes d’histoire économique et sociale et de dialoguer davantage avec les autres sciences sociales.

Les (auto-)représentations des artistes mobilisées dans ce livre sont produites par des philosophes, des savants et des artistes, trois groupes que l’on pourrait qualifier de « bavards » parce qu’ils ont en partage (et sont définis par) l’usage public de la parole. À l’inverse, les artisans et le monde des corporations sont maintenus hors-champ, alors que les intégrer sous la forme d’un contre-champ aurait permis de mieux comprendre ce qui se joue, socialement et économiquement, dans cette tentative de promotion de la figure de l’artiste. Le recours à la notion de boundary-work, empruntée ici aux science studies plus qu’à la sociologie d’Andrew Abbott, est de ce point de vue révélateur, l’autrice étudiant essentiellement le travail de démarcation culturelle dans le rapport aux savants, et beaucoup moins face aux communautés artisanales. Si une figure sociale n’est assurément pas une catégorie sociale, elle est néanmoins tributaire d’enjeux sociaux à restituer. Qui sont ces artistes, d’où viennent-ils et où vont-ils ?

Plusieurs questions viennent au fil de la lecture de l’ouvrage, par exemple : selon quelles logiques des arts a priori aussi différents que l’anatomie et l’horlogerie sont-ils rassemblés dans la Société des arts ? La construction de la figure de l’artiste n’est-elle pas aussi une réponse au mépris des arts mécaniques par les corporations marchandes qui inventent, selon Matthieu Marraud, « une nouvelle barrière dérogeante », creusant la distinction entre commerce et artisanatFootnote 3 ? Comment la définition du « bien public » par l’expertise technique devient-elle un enjeu de luttes entre les savants et les artistes qui s’en prévalent ? Les appels au Bureau du commerce et les projets manufacturiers ne sont-ils pas d’abord des ressources politiques et institutionnelles mobilisées par les artistes pour s’extraire de l’organisation corporatiste des métiers ? Ces interrogations montrent que cet ouvrage très stimulant sur la persona de l’artiste au cours de la première moitié du siècle des Lumières invite au dialogue.

References

1 Irène Passeron, « La Société des arts, espace provisoire de reformulation des rapports entre théories scientifiques et pratiques instrumentales », in É. Brian et C. Demeulenaere-Douyère (dir.), Règlement, usages et science dans la France de l’absolutisme, Paris, Tec & Doc, 2002, p. 109‑132.

2 Pascal Dubourg Glatigny et Hélène Vérin (dir.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éd. de la MSH, 2008.

3 Mathieu Marraud, Le pouvoir marchand : corps et corporatisme à Paris sous l’Ancien Régime, Seyssel, Champ Vallon, 2021, chap. vi.