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Vocabulaire social et répression politique : un exemple indonésien*

Published online by Cambridge University Press:  06 September 2021

Jacques Leclerc*
Affiliation:
C.N.R.S.

Extract

Que le mot karyawan a dû sa diffusion à des raisons politiques, les Indonésiens, certains du moins, et aujourd'hui, le reconnaissent eux-mêmes. « Le mot karyawan tend depuis quelques années à remplacer le mot buruh qui fait trop communiste », signalait le directeur du département de français à l'Université Nationale d'Indonésie, à Djakarta, lors du cours de grammaire indonésienne qu'il enseigna en 1971-72 à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales, à Paris.

Type
Temps Présent et Histoire
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1973 

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Footnotes

*

Les documents utilisés dans cet article ont été consultés entre autres au Centre de Documentation sur l'Indonésie Moderne, à Leyde, et à l'Institut d'Orient, à Moscou, au cours de missions accordées par le Centre National de la Recherche Scientifique en 1971 et 1972. Que ces trois organismes veuillent trouver ici mes remerciements.

Une communication au VIIIe Colloque de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française a servi de brouillon : je remercie aussi tous les savants, parmi ceux à qui j ' a i soumis ce brouillon, qui ont bien voulu me répondre et m'aider ainsi à le remanier substantiellement, en particulier à Amsterdam, le professeur Wertheim et le docteur Go Gien Tjwan (ancien député à l'Assemblée Constituante Indonésienne), à Hull, le docteur Oey Hong Lee, à Moscou, le docteur A. A. Belenki et à Paris Denys Lombard, et le groupe de linguistes spécialisés dans l'analyse du discours politique animé par Jean- Baptiste Marcellesi et Louis Guespin ; je précise, ainsi qu'il est de coutume, que rien, dans mon travail, ne saurait engager leur responsabilité.

D'autre part, comme le centre de cet article est une confrontation de mots, on a cru utile de donner soit ici, soit dans le corps de l'article, la version originale des citations les plus significatives : le lecteur, même ignorant de la langue indonésienne, pourra y repérer facilement l'objet du débat.

References

Notes

1. Béni Hoed.

2. «[…] Kalangan2 tertentu mau menjingkirkan perkataan buruh jang berdjalin erat dan takterpisahkan dengan tradisi2 jang paling militant dalan gerakam kemerdekaan kita. Perkataan itu mau diganti dengan karyawan jang sengadja membikin samasekali kabur garis pemisah antara peranan buruh dan peranan management. Lebih dari itu. Dengan perkataan karyawan, dengan apa jang dinamakan persatuam karyawan atau organisasi2 karyawan, kalangan2 itu ternjata berusaha untuk mematahkan serikatburuh jang merupakan bentuk organisasi militant dari kaum buruh. Mereka berusaha mengobrak- abrik serikatburuh dengan mengintimidasi kaum buruh supaja meninggalkan serikatburuhnja dan memasuki organisasi karyawan. Dengan demikian mereka lebih mendiskreditkan istilah ‘ karyawan ’ dimata Rakjat. Gedjala ini telah menimbulkan reaksi jang keras dari kaum buruh sendiri jang telah memberi nama serikat2 madjikan kepada bentuk2 organisasi2 karyawan sematjam itu […]. » D. N. Aidit, « Kaum buruh adalah pembela Dekon jang gigih ! », dans Dekon Dalam Udjian, Djakarta, 1963, pp. 82-83 ; souligné par D. N. A. On a, pour rendre plus lisible le texte français, traduit partout buruh par « ouvrier » et serikat buruh par « syndicat ». (Le signe 2, dans le texte indonésien, indique la duplication du nom qui marque le pluriel.)

3. Dans le discours qu'il prononce à la réunion publique organisée par le Parti Communiste Indonésien le 30 avril 1962, au lendemain de son VIIe Congrès, Aidit rapporte que le Congrès estime, s'il n'y a pas un effort sérieux en vue de modifier radicalement l'orientation actuelle de la gestion des entreprises nationalisées, « que le secteur d'économie d'État va perdre son rôle progressiste pour n'être que le fromage des capitalistes bureaucrates [kapitalis birocrat, d'où Kabir] et des voleurs. Le VIIe Congrès National du P.CI. déclare que les capitalistes bureaucrates sont un obstacle considérable à la transformation de l'économie coloniale en économie nationale et à la réalisation plus rapide du programme social [du gouvernement]. L'expérience de ces dernières années permet au Congrès d'affirmer que les capitalistes bureaucrates, ce sont les gens qui deviennent des capitalistes en utilisant leur position dans l'appareil du pouvoir ou dans les entreprises d'État ou leurs relations avec des personnalités importantes de l'appareil du pouvoir ou des entreprises d'État. Ils se servent de la bureaucratie comme bouclier pour obtenir ou renforcer leur position de capitalistes… ». D. N. Aidit, «Madju terus mengkonsekwenkan pelaksanaan Manipol », dans Harian Rakjat, 7 mai 1962, p. 2, col. 2 et dans le recueil Satu fikiran, satu hati, satu tudjuan, Djakarta. 1962, p. 52 ; souligné par D. N. A. L'importance de cet énoncé ressort de la place centrale qu'il occupe dans l'organisation du discours (qui s'étend dans le recueil précité de la page 32 à la page 72) lui-même tenu en présence du président Sukarno et de hautes personnalités du gouvernement et de l'État.

4. On essaie de rendre de cette manière l'utilisation ironique par Njoto d'une expression javanaise intraduisible sama rasa sama rata (même sentiment, même niveau social), slogan égalitaire du début du mouvement national indonésien récupéré, comme beaucoup d'autres slogans de la même époque, de textes javanais anciens.

5. « Kita sekalian, mulai buruh set, buruh tjetak sampai redaktur, distributur dan direktur, merupakan suatu kolektif jang sangat baik jang terikat oleh tjita2 politik dan ideologi jang satu-tjita2 politik dan ideologi prolétariat. Kaum kapitalis birocrat adalah karena ini terhadan kolegialitet dan koleltivitet kita maka membikin teori ‘ karyawan ’ jang sesungguhnja reaksioner. Dengan itu ditjoba oleh mereka menutupi exploitasi oleh manusia atas manusia jang berlangsung dalam ‘ kolektif ’ mereka : siburuh diberi djulukan mentereng ‘ karyawan ’ dan simadjikan kabirpun memakai merk ‘ karyawan ’ — ‘ sama rasa sama rata ’. Apa jang ‘ sama rasa sama rata ’ kalau jang satu berupah 31 perak sehari sedang jang lain bergadji 130 000 sebulan ? Di Harian Rakjat perbandingan antara upah terendah dan upah tertinggi tak lebih dari 1/5…» Njoto, «Jang dikandung djangan bertjetjeran jang dikedjar djangan tak dapat ! », dans Harian Rakjat, 9 février 1965, p. 3, col. 1.

6. Merdeka (Djakarta), p. 4. Quotidien de la droite nationaliste, l'un des journaux indonésiens les plus importants, Merdeka joue alors un rôle dirigeant dans l'organisation de la lutte anticommuniste et accorde une large place aux informations favorables aux organisations de karyawan. Son directeur, B. M. Diah, sera en 1966-1968, ministre de l'Information du premier gouvernement Suharto. Le syntagme mengchidmati amanat, qui signifie littéralement « honorer le message » (comme on dit : « honorer Dieu »), donne au communiqué une résonance de dévotion religieuse.

7. Biographie de Suhardiman par lui-même dans Who's who in Indonesia (Djakarta, 1971).

8. Merdeka, 15 décembre 1962, p. 2, col. 8-9.

9. Serikat Buruh Listrik dan Gas (S.B.L.G.), affilié à Sobsi.

10. Harian Rakjat, 19 janvier 1963, p. 2, col. 5.

11. Parue à Djogjakarta en 1953. Partai Buruh détient le ministère du Travail sans interruption d'avril 1951 à mars 1956 ; Abidin en est le titulaire pendant deux ans, de septembre 1953 à août 1955 ; son manuel, dont on lira plus loin la signification du titre, vise essentiellement à justifier la réglementation du droit de grève, inspirée de la loi Taft-Hartley en vigueur aux États-Unis, et imposée sous couvert de l'état d'urgence en février 1951 ; cette loi qui interdit la grève dans les entreprises dites d'intérêt national est remplacée en septembre 1951, le président de Partai Buruh, Iskandar Tedjasukmana, étant alors ministre du Travail, par une loi plus souple, également introduite hors des normes constitutionnelles, sans vote du Parlement, comme loi d'urgence (darurat). Voir : Iskandar, Tedjasukmana, The political character of the Indonesian trade-union movement, Cornell Univ., 1958, pp. 113 ssGoogle Scholar.

12. Buruh dan Gerakan Buruh, p. 3. Souligné par S. M. Abidin.

13. Ensiklopedia Indonesia, Djakarta et La Haye, 1953.

14. Sans doute une coquille pour buruhtani « ouvrier agricole ».

15. S. M. Abidin, op. cit., p. 4.

16. ID., ibid., p. 55.

17. Statut qui n'a pas été sans susciter, dans la recherche d'un concept rigoureux, des querelles de mots : voir par exemple, émanant de l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou, la critique de la traduction par Charles Longuet de La guerre civile en France de Karl Marx ; Longuet utilise « travailleur » au lieu d’ « ouvrier » (citation dans Jean, Dubois, Le vocabulaire politique et social en France de 186g à 1872, Paris, 1962, p. 46 Google Scholar).

18. Il n'y a pas à ce jour d'autres histoires du « mouvement ouvrier » indonésien qo.'mtït\i\ées Sedjarah (Histoire’﹜ Gerakan Buruh Indonesia.

19. Muh. Yamin, Naskah persiapan Undang-Undang Dasar 1945 (Documents préparatoires de la Constitution de 1945), Djakarta, 1959, t. I, p. 79. Souligné par Sukarno.

20. Nous ne connaissons pas l'intervention de Sukardjo qui ne figure pas dans le recueil de M. Yamin. Sukardjo Wirjopranoto est un notable javanais actif dans le mouvement national, dont il représente l'aile nippophile à tendances autoritaires, à la fin des années 30 et au début des années 40.

21. Peut-être faudrait-il nuancer, ici ou là. Go Gien Tjwan nous signale par exemple qu'à Surakarta, ancienne cité princière de Java central, margo karjo veut dire cantonnier (margo : route). Il faudrait ici rechercher s'il s'agit d'une dénomination dérisoire, euphémique, ou si, comme le forgeron, le faiseur de routes ne jouit (ne jouissait) pas d'un statut prestigieux.

22. Dans The Languages of Indonesian politics (Indonesia, I, Cornell University, avril 1966, p. 96). Ben Anderson, datant cette crise culturelle à la fin du XVIIe siècle, parle de « consciously archaizing Sanskritic sublanguage ».

23. Denys Lombard, Le Spraeck ende woord boek de Frederick De Houtman, Paris, 1970. Il faudrait se demander si la traduction de F. De Houtman échappe totalement à un eurocentrisme culturel qui pourrait, du texte original, engendrer des glissements sémantiques irrécupérables.

24. ID., ibid., p. 204.

25. Publié par Martinus Nijhofî à La Haye en 1934, e n édition bilingue néerlandaisefrançaise. Voir aux entrées : berah, boeroeh, gawai, gawé, kardja, karija, pangawa, penggawa, pegawai.

26. 17 août 1945 : proclamation de l'indépendance. 18 août 1945 : adoption de la Constitution qui instaure la République et désignation de Sukarno comme président de la République.

27. Darurat : urgence ; cabinet fonctionnant dans le cadre de l'état d'urgence.

28. Kabinet Karya Triwulan II, brochure du ministère de l'Information, Djakarta, 1957 P-21.

29. Ibid., p. 23.

30. Ibid., p. 28.

31. Ibid., p. 5.

32. Ce couple apparaît au niveau même de l'intitulé des gouvernements. Au Kabinet Karya de 1957 succédera en juillet 1959, après les décisions présidentielles modifiant le système des institutions et retournant à la Constitution de 1945 abandonnée en 1949, un Kabinet Kerdja, composé pratiquement des mêmes ministres, mais dont la tâche, la mission, la charge, parce que le « retour à 1945 » a été institutionnellement réalisé, est désormais plus quotidienne. On peut lire aussi dans la presse des communiqués officiels de ce type : « pour mettre en pratique le décret présidentiel 371/1962 concernant Operasi Karya Angkatan Bersendjata, un Panifia Kerdja Operasi Karya Anghatan Bersendjata a été formé et installé… » (Harian Rakjat, 8 janvier 1963, p. 1, col. 9) où l'on retrouve le nom karya officialisant et anoblissant la tâche confiée ici à l'armée (Angkatan Bersendjata) , tâche dont la réalisation est confiée à une commission de travail (Panitia kerdja) : un faire emphatique et programmatique (karya) libérant le faire immédiat et laborieux (kerdja) qui le remplit, ou encore la « fonction » (karya) engendrant 1’ « activité » (kerdja) à un niveau quasi allégorique.

33. On notera dans cet organigramme l'absence de pekerdja, celui qui fait kerdja, le « travailleur », apparemment trop imprécis. Pegawai (on retrouve gawé) s'oppose à buruh (qui, comme gawe, ressortit au fonds autochtone des langues de l'archipel, contrairement à karya) comme l'employé d'administration à l'ouvrier d'usine, comme le « col blanc » au « col bleu » ; pegawai negeri nomme couramment les agents de l'État. L'ensemble buruh dan pegawai est moins définissable en soi que par opposition aux autres groupes désignés, dans un système plus idéologique que sociologique (voir note 35) : ce qui est intéressant, c'est qu'il s'agisse d'un ensemble. Car si l'on admet le couple javanais, cité par Sukarno, Karyo/gawé, on peut admettre un couple karyawanjpegawai, qui devient, grâce à l'intégration dans un même ensemble de buruh et pegawai, un couple karyawanjburuh-pegawai, peut-être à l'oeuvre dans le processus ici étudié.

34. Classification reprise de Muh. Yamin, op. cit., t. III, p. 646 (intervention de M. Yamin, un des proches collaborateurs de Sukarno, au « Séminaire Pantjasila », Djogjakarta, 16 février 1959, qui s'achève sur la péroraison Golongan Fungsionil seluruh Indonesia bersatulah ! (” Golongan Fungsionil de toute l'Indonésie, unissez-vous ! »).

35. La place de l'armée et du clergé dans ce système, groupés après les « travailleurs » (buruh, pegawai, tant, penguasa) laisse deviner une idéologie des trois ordres, issue des cours hindo-javanaises et réactivée sous de nombreuses variantes dans le mouvement national moderne, en particulier dans les milieux de l'armée de terre. Le décret présidentiel n° 12 du 31 décembre 1959 portant sur la composition de la Grande Assemblée y inclut 200 délégués des golongan karya ainsi répartis : La représentation numérique, autant que la taxinomie de ces groupes, relève de l'idéologie et du rapport des forces dans les divers conseils ayant eu à en connaître : l'armée avec 45 députés est mieux représentée que la paysannerie (80 % de la population) avec 40 députés. Il est vrai que lors de l'exposé des projets de golongan karya devant la Chambre des Députés en mars 1959, le gouvernement avait soigneusement évité de répondre directement à des questions écrites aussi précises que : « Sur quels critères seront déterminés les golongan fungsionil et cette question sera-t-elle réglée par loi ou par décrets ? » (Nungtjik A. R., au nom du groupe communiste), « Qu'est-ce que vous entendez exactement par golongan fungsionil ? » (K. Werdojo), et renvoyé leurs auteurs aux réponses données à d'autres questions écrites beaucoup moins claires (voir M. Yamin, op. cit., t. I, pp. 573-623).

36. Sur le thème « on a abandonné les projets de 1945 pour emprunter au libéralisme occidental le parlementarisme et le jeu concurrentiel des partis politiques qui se servent de la démocratie au lieu de la servir ». Cf. « La démocratie pour le peuple ou le peuple pour la démocratie ? » faux dilemme relevant du jeu de mots qui est l'interrogation centrale du discours Manipol de Sukarno (17 août 1959) ou l'ignoble dia mau gratis (on veut tout gratis) avec lequel les cercles les plus réactionnaires des années 50 essayaient de discréditer le nom même de démocratie, et dont nous nous étonnons que Ben Anderson y voie une marque de l'humour populaire djakartanais (op. cit., p. 109). Populaire ?

37. Ruslan Abdulgani, vice-président du Conseil National institué en 1957, es^-> avec M. Yamin, le principal « idéologue » de la « Démocratie dirigée ». A la mort de Yamin, en octobre 1962, il lui succède comme ministre d'État chargé de l'Information.

38. Voir, par exemple, T.N.I. dan Civic Missions par le brigadier-général S. Sokowati, composé de deux articles : « l'armée (T.N.I.) est prête à toutes les tâches si c'est dans l'intérêt de la société » (Merdeka, 20 décembre 1962, p. 3) et « en cas de besoin nous monterons des tentes contre le soleil, la pluie et le vent » (Merdeka, 21 décembre 1962, p. 3), qui voisinent dans le journal, comme par hasard, avec les informations concernant la levée possible de l'état d'urgence. On constatera que l'armée ne se soucie pas de « sanskritiser » civic mission que son anglophonie doit suffire à promouvoir.

39. L'esprit ksatriya, l'esprit de chevalerie, fait partie de Sapta Marga, les sept vertus du soldat indonésien. Le thème armée /ksatriya court à travers les textes de celui qui est, de 1945 à sa mort en 1950, le premier chef d'état-major général de l'armée indonésienne, Sudirman.

40. Revolusi, Sosialisme, Pitnpinan, dans : Sukarno, Dibawah Bendera Revolusi, Djakarta, 1965, t. II, p. 466.

41. ID., ibid., p. 464.

42. ID., ibid., p. 463. La simplification (penjederhanaan) des partis est due au décret n° 7 du 31 décembre 1959, qui lie la légalité d'un parti à la représentativité de son organisation au niveau national, ce qui entraîne la disparition des formations à recrutement local et aussi des partis qui n'acceptent pas le principe d'une telle réglementation, qui exige également l'acceptation du cadre institutionnel de la « Démocratie dirigée ».

43. ID., ibid., p. 442.

44. Nom sanskritisant qui peut se traduire par « victoire de la confiance », « victoire de la fidélité », ce qui importe peu. Bhakti apparaît dans le nom d'un grand nombre d'entre- prises après leur nationalisation (on en trouve une liste pp. 53-57 de la brochure de Sapija citée dans la note suivante) et un des principaux journaux économiques de l'époque s'appelle Warta Bhakti. Bhakti est ainsi un des dénominateurs communs du secteur public. La difficulté d'une dénotation d'un tel usage est attestée par le fait que la maison d'édition de Sobsi elle-même s'appelle Karya Bakti. Il témoigne sans doute d'une codification de la nomenclature des entreprises.

45. « Karyawan, instrument et élément de la Révolution », éd. Tekad Pattimura, Bandung, 1963.

46. P. 43.

47. Pour un essai de théorisation globale du procès de sanskritisation/javanisation de la langue politique indonésienne, voir l'article déjà cité de Ben Anderson.

48. Information due à Go Gien Tjwan ; on rappelle que oe est la graphie hollandaise du son /u/, d'où aussi la double orthographe Soekarno (c'est ainsi que lui-même signera toute sa vie) et Sukarno, sous laquelle il est historiquement désigné : le communiqué de P.K.P.N. (voir note 6) qui utilise la version Soekarno confirme ainsi la servilité et l'hypocrisie de toute sa rédaction.

49. On retrouve ici les chevauchements et les strates, liés aux influences culturelles complexes (indienne, arabe, hollandaise) rencontrés dans le texte de Sukarno définissant gotong-rojong.

50. Kepada Pahlawan-Pahlawanku, Para Geriljawan, Sukarelawan (à mes héros, aux guérilleros, aux volontaires) : début d'une adresse de Sukarno (Merdeka, 20 décembre 1962) ; Kalau olahragawan belum tahu Manipol belumlah olahragawan Indonesia (les sportifs qui ne connaissent pas encore Manipol ne sont pas encore des sportifs indonésiens) : déclaration du ministre des Sports ﹛Merdeka, 31 décembre 1962) ; une organisation décerne à Sukarno le titre de Negarawan Besar, « Grand Homme d'État » (Merdeka, 3 janvier 1963) ; Thamrin […] seorang dermawan dan sosiawan tulen : « Thamrin authentique philanthrope et homme préoccupé de social » (Merdeka, 10 janvier 1963), etc.

51. La Ligue Indonésienne des Défenseurs de l'Indépendance (I.P.K.I.). Cette stratégie verbale ne dépasse pas le cadre des cabinets ministériels et des rédactions de journaux, ou de certains milieux universitaires. Voir J. M. Van Der Kroef, The Indonesian Communist Party, Vancouver, 1965, p. 149.

52. Si les partis opposés au principe de la « Démocratie dirigée » (voir note 42) — le Parti Socialiste Indonésien et le parti musulman Masjumi, d'ailleurs liés aux intérêts hollandais et américains en Indonésie — avaient été interdits en août i960, l'armée, au même moment, sous prétexte de maintien de l'ordre, interdit la presse communiste (et dans certaines régions le parti lui-même). Si le quotidien du P.C.I. pourra rapidement reparaître, sans préjudice de saisies ou «empêchements” divers, les autres organes du parti resteront suspendus jusqu'à la levée de l'état d'urgence, trois ans plus tard.

53. Après le nouveau refus de l'Assemblée Générale de l'O.N.U., en novembre 1957, d'inscrire à l'ordre du jour de ses travaux la question de la Nouvelle-Guinée Occidentale (Irian Barat) encore occupée par les Hollandais, le 3 décembre 1957 e s t signé le décret de saisie ; la loi de nationalisation est promulguée le 31 décembre 1958.

54. K.B.K.I. (Kesatuan Buruh Kerakjatan Indonesia : Union Démocratique des Travailleurs d'Indonésie) a été fondé en 1953 par un ancien dirigeant de Sobsi, Ahem Erningpradja, qui devient en 1959 ministre du Travail (voir aussi note 62).

55. En 1969 et 1970, trois jeunes filles indonésiennes connurent des mariages « princiers » : deux étaient effectivement filles de princes, de Mangkunegara de Surakarta et de Hamengku Buwono de Djogjakarta (ce dernier, ministre à peu près sans interruption depuis 1945, et vice-président du gouvernement Suharto depuis 1966), la troisième était une fille d'Ibnu Sutowo (on peut trouver des images de ces cérémonies au Muséum voor Volkenkunde de Rotterdam). Comme le district administratif de Djogjakarta, resté l'apanage de fait du sultan Hamengku Buwono, porte le nom de daerah istimewa (région spéciale), on pourrait aussi bien considérer la Société Nationale des Pétroles comme daerah istimewa, domaine réservé d'Ibnu Sutowo ; le terme polémique de « féodalité économique » trouve en quelque sorte ici une vérité culturelle.

56. L'armée, ne se contentant pas de gérer d'importantes entreprises du secteur d'État, fondera aussi, en partituclier la division Siliwangi stationnée à Bandung, les siennes propres (voir Rieffel, A. et Wirjasaputra, A. S., « Military Entreprises », Bulletin of Indonesian Economie Studies, Canberra, juillet 1972, pp. 104108 Google Scholar).

57. S. M. Abidin, op. cit., p. 23.

58. ID., ibid., p. 24.

59. ID., ibid., p. 24.

60. Harian Rakjat, 5 janvier 1963, p. 4.

61. Merdeka, 9 janvier 1963, p. 3.

62. Sur les méthodes d'intégration, c'est-à-dire de recrutement, utilisées par Soksi, les sources non communistes sont d'une grande discrétion. Dans Ethnicity, party and national intégration (Yale, 1969, p. 140, note 3), R. W. Liddle, qui étudie le nord de Sumatra, signale que Soksi ne se développe que là où des administrateurs militaires, dans les grandes plantations nationalisées par exemple, peuvent pour l'imposer, user de corruption, de pressions, de menaces et de brimades. C'est le ministre du Travail Ahem Erningpradja qui a tenté, en i960, d'imposer pour la première fois un syndicat, à la fois vertical, unique, et obligatoire, la cotisation syndicale étant prélevée d'office sur la paie : Organisasi Persatuan Pekerdja Indonesia ; on constate dans ce nom le remplacement de Serikat Buruh par Persatuan Pekerdja peu usité dans le mouvement syndical indonésien et vraisemblablement une traduction de trade union. L'opposition quasi générale des syndicats existants fit rapidement capoter cette tentative de mise au pas et le ministre dut se contenter d'un secrétariat de coordination des syndicats dans lequel il s'efforcera, à partir de 1963, de privilégier Soksi. Finalement Ahem Erningpradja sera, en août 1964, appelé à un autre poste ministériel, honorifique et non technique.

63. On a signalé note 38 l'opération « reconversion » que constitue la « mission civique » de l'armée ; de tels plaidoyers s'accompagnent d'offensives idéologiques multiformes et dans tous les domaines. C'est ainsi qu'un « Manifeste Culturel » (Manifes Kebudajaan, d'où Manikebu) — dont le titre récupère le Manifeste Politique (Manipol) de Sukarno — lancé en 1963 à l'inspiration du Congress for Cultural Freedom (officine internationale subventionnée par les services de renseignements des États-Unis) contre la politique culturelle du P.C.I., compte parmi ses signataires un certain Wiratmo Sukito, également lié à la direction de Soksi (cf. Keith, Foulcher, « A survey of events surrounding 'Manikebu ‘», dans : Bijdragen K.I.T.L.V., Leiden, 125/4, 1969, p. 441 Google Scholar). Foulcher rapporte aussi que « grâce à l'appui de Nasution et de l'armée » (p. 442), les partisans de Manikebu purent organiser en mars 1964 une conférence des écrivains indonésiens dont l'intitulé, Konperensi Karyawan Pengarang se Indonesia, non seulement manifeste sa solidarité avec le concept de karyawan, mais le fait intervenir moins comme le dénominateur d'une activité professionnelle que comme un signe de connivence politique.

64. Sapija intitulait sa conférence « Karyawan, instrument et élément de la Révolution ». Mais la Révolution est incarnée par l'État : c'est l'État lui-même et il n'y a pas de Révolution en dehors de lui. L'interchangeabilité de Negara (État) et Revolusi dans l'intitulé de divers organismes gouvernementaux pèse en tout cas dans ce sens.

65. Cf. note 52.

66. Au même moment, le mot penganggur (chômeur) est remplacé dans les communiqués officiels par tunakarya (celui qui est sans karya), qui sous-entend peut-être installer le sentiment d'un manque et d'une évolution souhaitable là où la langue parlée nommait simplement un état ; karyawan témoigne ainsi, avec tunakarya, de l'insertion d'un ordre moral dans le discours qui l'emploie. Mais ce discours ne perce pas la carapace de l'officiel et la langue parlée par ceux qui sont les plus concernés, travailleurs et chômeurs, laisse tunakarya aux commissions ministérielles qui ne suppriment pas plus penganggur dans le langage que dans la société qui s'y reconnaît.

67. Revolusi, Sosialisme, Pimpinan, op. cit., p. 466.

68. Il y aurait sans doute à étudier les sens investis plus généralement dans Socialisme, et en particulier en relation avec le phénomène de nationalisation. En fait, dans le cas indonésien, il s'agit moins d'une « nationalisation » que d'une « étatisation », c'est-à-dire une restitution non au peuple, mais au domaine ; la « socialisation », c'est la généralisation de la propriété d'État, dont l'appareil d'État fait son profit. A travers les influences multiples, c'est finalement l'idéologie bureaucratique des monarchies javanaises anciennes qui remonte à la surface, et la propriété éminente de l'État, c'est-à-dire du souverain, et en dernier ressort des apanagistes collecteurs d'impôts, sur l'ensemble des terres, c'està- dire les moyens essentiels de production.

69. Les « ndoro », les « djuragan », comme les « madjikan », ce sont les « maîtres », les « patrons », au sens ancien comme au sens moderne, comme les ouvriers agricoles disent encore parfois « not’ maître » au propriétaire terrien dans certaines campagnes françaises, comme on dit « patron » au propriétaire du bateau de pêche, mais aussi comme on dit « le patronat » des possesseurs des moyens de production dans le cadre du mode de production capitaliste.

70. D. N. Aidit, discours à Tjipanas, le 13 janvier 1963 (Harian Rahjat, janvier 1963, p. 1, col. 8). On notera le jeu d'Aidit sur saja, forme de modestie et de repli, et aku, forme revendicatrice et égocentrique, de « je ». En 1934 était paru un poème d'Armijn Pané intitulé Hamba buruh (je suis un ouvrier), texte misérabiliste que dénote l'utilisation de hamba (serviteur), forme la plus humble d'énoncé de «je » (trad. par L. Ch. Damais, 102 poèmes indonésiens, Paris, 1965, p. 62).

71. Si le couple karyawan/buruh peut rappeler comme un avatar circonstanciel et sollicité la dualité du langage javanais (langue noble, langue commune), le remplacement, où la fonction de répression est identique, de Tiongkok par Tjina pour dénommer la Chine n'a plus rien à voir avec le passé javanais. Le mot sinocentrique est remplacé par le mot eurocentrique : c'est, avec l'atteinte à l'identité du pays nommé, et la façon dont l'atteinte est portée, un simple choix politique.

72. Secrétariat Bersama-sama Golongan Karya, dont l'acronyme est Sekber Golkar. Le président est alors le général S. Sokowati (cf. note 38) et parmi les 17 ministres et généraux de son « comité de parrainage » figure Suhardiman. (Indonesia, bulletin de l'ambassade d'Indonésie en France, août 1971, p. 5.)