Avec cet ouvrage intégré à la collection « Révolutions » des éditions Vendémiaire, Antoine Franzini, docteur en histoire et chercheur associé au laboratoire « Analyse comparée des pouvoirs » de l’université Gustave Eiffel, livre un authentique manuel des révolutions corses du xviiie siècle. Les dates données dans le sous-titre du livre, 1729-1802, laissent entendre que l’auteur souhaite traiter son sujet dans un intervalle couvrant la presque totalité du xviiie siècle, encadré par les premières insurrections populaires de 1729, d’une part, et les dernières résistances à la conquête française en 1802, d’autre part. Cette somme de 600 pages n’est pas le seul ouvrage d’A. Franzini dédié à la Corse, histoire de laquelle il est devenu spécialiste : citons sa thèse de doctorat, La Corse du xve siècle. Politique et société, 1433-1483 (2005), puis Haine et politique en Corse. L’affrontement de deux hommes au temps de la Révolution française, 1780-1800 (2013) et, plus récemment, L’Accademia dei vagabondi. Une académie des Belles Lettres en Corse, xviie- xviiie siècles (2019). Il est également l’auteur d’une trentaine de contributions relatives à la Corse dans divers périodiques.
Pour son livre Un siècle de révolutions corses, A. Franzini a choisi de suivre un plan chronologique centré sur les grands événements de la Corse du xviiie siècle, de sorte que le développement comporte trois parties équilibrées abordant, successivement, la rupture avec Gênes (1729-1753), la République corse (1753-1769) et le réveil des révolutions (1789-1802). S’il propose, en fin d’ouvrage, une utile chronologie de la période ainsi que deux index, l’un consacré aux noms de personnes, l’autre aux noms de lieux, le livre comporte surtout de très nombreuses notes étayées, 661 au total, formant un authentique corpus d’une cinquantaine de pages. Petite déception toutefois, l’absence d’illustrations. Or la reproduction de documents d’époque eût été bienvenue pour imprégner davantage le lecteur de cette thématique singulière que représente la Corse à l’époque moderne. D’ailleurs, après une introduction largement historiographique, rappelant la richesse de la production littéraire dans l’Europe du xviiie siècle, l’auteur prend le soin de commencer son étude par une « brève présentation de la Corse » sous l’angle géographique.
Ainsi, en quelques pages illustrées de quatre cartes, A. Franzini présente l’île dans toute sa spécificité, à savoir une île de Méditerranée, la quatrième par la taille, mais assurément la moins densément peuplée. « Île-montagne » parsemée de quelque trois à quatre cents villages perchés, répartis au sein de soixante-cinq pièves entre le nord et le sud (« Deçà des monts » et « Delà des monts »), son littoral, hostile en raison du paludisme et de « la course turque et barbaresque » (p. 19), est délaissé des populations, absentes de cet espace hormis dans quelques bourgs fortifiés. L’auteur précise également qu’en ce xviiie siècle, la Corse est une île tournée vers l’Italie tant par son lien politique avec Gênes que par la langue alors proche du toscan, surtout pour ce qui concerne le nord du territoire. Décrivant la structure de peuplement de la Corse, A. Franzini identifie deux grands ensembles, la traditionnelle « Rocca » du sud et le Cap Corse, organisés autour des seigneuries, et la « terra di Comune » du nord, « libre de seigneuries et gouvernée par la communauté des peuples » (p. 22). C’est autour de cette dernière, formée de petites propriétés agricoles, siège d’un artisanat vivace – en particulier dans les microrégions de la Balagne, de la Castagniccia et du Nebbio –, qu’A. Franzini situe le ferment des révolutions corses.
Pour développer son propos, il annonce, dès son introduction à portée historiographique, se placer dans le prolongement des nombreuses études produites sur le sujet, notamment depuis les années 1960, rappelant au passage les articles de Francis Pomponi, récemment disparu, ou la thèse de Marie-Jeanne Acquaviva (1992) sur les premières révoltes. Il indique également utiliser, au-delà des fonds d’archives connus, de nouvelles sources issues des travaux des gazetiers européens de la période, gazettes dont l’accès dématérialisé a été facilité par le développement croissant d’Internet. Avec cet ouvrage, l’auteur démontre donc sa volonté de poursuivre la démarche scientifique entreprise par ses pairs, enrichissant la réflexion de ces derniers par un éclairage européen plus global, à l’aune de ces sources singulières. Il entend ainsi démontrer que la Corse du xviiie siècle se pose effectivement en « laboratoire des idées nouvelles », comme le précise la quatrième de couverture de l’ouvrage et l’annonce déjà le sous-titre avec l’expression « sujet politique ».
Pour débuter son analyse, A. Franzini se consacre à la rupture avec Gênes. Il pose alors un jalon avec l’année 1729 et, plus précisément, avec la date du 27 décembre, communément admise comme étant « le point de départ de l’insurrection » (p. 46). Pour autant, il précise que de nombreux incidents précurseurs – dont une violence privée grandissante – ont devancé les émeutes fiscales de décembre 1729 et ce en réaction à l’administration génoise. Il présente alors au lecteur les grands épisodes insurrectionnels qui ont émaillé cette année. Il évoque, plus en détail, l’incident survenu dans le village de Bustanico, dans la piève de Bozio, au centre de l’île, événement au cours duquel un villageois refusa de payer l’impôt des due seini (13 sous 4 deniers) au collecteur d’impôt génois. Ce fait est relaté dans les sources par l’abbé Carlo Rostini qui le qualifia d’étincelle qui alluma l’incendie. A. Franzini voit à son tour dans cette révolte fiscale paysanne l’origine de la contestation populaire qui aboutit, en février 1730, à la mise à sac de la ville de Bastia – alors capitale insulaire comptant près de 5 000 âmes et siège du gouvernement génois – par plusieurs milliers de paisani qui reprennent alors volontiers la figure héroïque de Sampiero Corso au cri de « Viva Sampiero ! ». L’événement retint l’attention du continent européen, à en juger par exemple par la gazette de Berne qui atteste ainsi la portée européenne du fait insulaire : elle évoque, comme d’autres, des « sujets soulevés » de l’île de Corse ou encore des « rebelles de Corse » (p. 64-65). Au-delà du mouvement populaire, A. Franzini prend le soin d’identifier dans cette contestation du pouvoir génois l’opposition grandissante entre les nobles ruraux principali – dont les Nobles Douze (du nord de l’île) et les Nobles Six (du sud) sont l’émanation – et les bourgeois citadins – dont ceux de Bastia – proches du pouvoir génois.
Suivant le cours de ces troubles, l’auteur montre ensuite comment la contestation de l’administration génoise évolua en authentique soulèvement populaire, alors conduit par les « généraux de la nation » désignés à l’occasion de l’assemblée populaire – la consulte – de décembre 1730, aboutissant à l’intervention des nations européennes en Corse, Impériaux d’abord, Français plus tard, à la demande de Gênes désormais impuissante. La Corse devint ainsi « la curiosité de toute l’Europe, le sujet de toutes les conversations » (p. 100), ce que l’auteur démontre en exploitant la production de diverses gazettes contemporaines des événements ainsi que la production littéraire d’alors pointant les « turbolenze di Corsica » (p. 106).
Après s’être arrêté sur l’éphémère épisode monarchique du baron Théodore de Neuhoff, arrivé dans l’île en 1736 et permettant aux Corses de trouver une solution temporaire à leurs problèmes politiques, A. Franzini poursuit son analyse par ce qui constitue finalement le cœur du « sujet politique » que représente alors la Corse. Abordant la République corse (1753-1769) et citant la figure de « l’homme nouveau » (p. 200), il présente Pascal Paoli comme « un homme providentiel » (p. 203) pour la Corse, depuis son élection au généralat en 1754. Ce dernier apparaît en effet dans l’histoire insulaire au moment où se présente une « occasion pour les Corses de se rassembler […] et de réaliser l’unité de la nation » (p. 200). C’est chose faite grâce à la constitution votée par la consulte générale des Corses de novembre 1755. Dans un riche développement sur cette période longue de quatorze ans (1755-1769), l’auteur présente au lecteur la construction d’une nation unie, inspirée du modèle montagnard suisse ou de celui des Provinces unies. Obéissant à l’expression de la volonté générale, l’État se met alors en place autour de la notion de « peuple de Corse, seul maître de lui-même » (p. 241), comme le souligne le préambule de la constitution de 1755. Les attributs de la souveraineté nationale sont instaurés un à un : adoption d’un drapeau et d’armoiries, désignation de Corte comme capitale – quand les Génois sont encore sur le littoral insulaire – avec l’installation d’un palais national et d’une université, fabrication d’une monnaie et constitution d’une littérature d’action politique avec la parution, en 1758, de la Giustificazione de Don Gregorio Salvini et d’une gazette. L’État instaure également « un exercice sévère de la justice » (p. 267) afin de lutter contre les vengeances privées venant entraver la vie démocratique dans l’île.
Pour terminer son développement et refermer le livre de la république paoline, A. Franzini consacre la fin de son analyse au réveil des révolutions (1789-1802). D’ailleurs, tout au long de son ouvrage, il démontre qu’en marge de la république paoline, qui constitue de fait, elle aussi, une forme de révolution, la Corse du xviiie siècle a été parcourue par le pluriel du mot « révolution », comme l’annonce le titre même du livre. Le lecteur assiste en effet à la description d’une série de mouvements violents dans l’ensemble de la période étudiée qui, motivés par le désir de sortir du giron de la République de Gênes au début du siècle, finissent par replacer la Corse dans celui d’un autre État, la France, à compter de 1769, à l’issue de la bataille de Ponte Novu. Après l’exil de nombreux patriotes corses vers l’Italie – la Toscane notamment, mais aussi la Sardaigne – ou encore Londres, pour ce qui concerne Pascal Paoli, la Révolution française devait à son tour atteindre la Corse, interrompue dans sa diffusion par l’éphémère royaume anglo-corse, d’ailleurs fort bien décrit par l’auteur. A. Franzini voit enfin dans l’année 1800 la fin des révolutions corses, relatant les derniers soubresauts des insurgés autour de la « Suprême Régence du Royaume de Corse » (p. 493) avant que Bonaparte ne soit nommé, en août 1802, consul à vie.
En définitive, l’ouvrage d’A. Franzini offre au lecteur une vision globale de la Corse dans l’Europe du xviiie siècle. Par ce texte, l’auteur démontre, sources à l’appui, que la Corse fut bien un « laboratoire des idées nouvelles » non pas isolé, mais au contraire étroitement lié au continent européen. Il révèle ainsi comment du tumulte révolutionnaire insulaire naquit une construction politique innovante sous l’impulsion d’un « homme nouveau » appartenant aux Lumières, Pascal Paoli, et que les diverses publications de l’Écossais James Boswell contribueront à faire rayonner outre-Atlantique.