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Bronwen McShea, Apostles of Empire: The Jesuitsand New France, Lincoln,University of Nebraska Press,2019, 378 p.

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Bronwen McShea, Apostles of Empire: The Jesuitsand New France, Lincoln,University of Nebraska Press,2019, 378 p.

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

Antonella Romano*
Affiliation:
antonella.romano@ehess.fr
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Abstract

Type
Histoire religieuse (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Cet ouvrage présente les résultats d’une recherche originale et intéressante sur l’histoire longue de la mission jésuite française en Nouvelle-France. Le livre est clairement structuré sur la base d’une chronologie en deux temps : la première partie, « Fondations et le temps des Relations parisiennes », s’intéresse à l’époque de la mise en place de la mission et aux premières décennies de son développement quand la deuxième, « Une longue durée [en français dans le texte] de guerre et de négligence métropolitaine », propose une analyse de la phase déclinante de l’entreprise missionnaire, marquée par une situation récurrente de guerres, d’abandon et d’oubli de la part de la métropole.

Tous les aspects de cette histoire, dont certains peu connus voire inconnus de l’historiographie, sont analysés sur huit chapitres qui rendent compte des choix de lecture et du type de questionnements alimentant la recherche aujourd’hui. Les choix d’abord : l’inscription, d’emblée, de la Compagnie de Jésus dans une histoire générale, désenclavée, comme les travaux français – non cités – de la fin des années 1990 l’ont non seulement explicitée mais aussi largement mise en pratique ; le découpage spatial atlantique qui invite à rapprocher systématiquement l’histoire de la province de Nouvelle-France avec celle de l’assistance de France et de l’institution jésuite dans son siège romain ; l’articulation de l’histoire des missions et de l’histoire impériale. De ces choix, revendiqués comme autant de nouveautés, découle la focalisation sur des sources précises : au-delà de la diversité des fonds d’archives visités, celles-ci correspondent principalement à un corpus de textes imprimés, en particulier à la série des Relations des Jésuites de la Nouvelle-France, publiées annuellement et en continu à Paris entre 1632 et 1673.

Le premier chapitre examine la trajectoire des Jésuites au début de la monarchie des Bourbons pour ensuite se concentrer sur la fondation de la mission jésuite en Nouvelle-France à partir de deux de ses personnages clefs, de part et d’autre de l’Atlantique : Paul Le Jeune, supérieur des Jésuites au Canada de 1632 à 1639, et Sébastien Cramoisy, le grand imprimeur parisien, dans la maison duquel paraissent les Relations. Le second chapitre examine ce corpus qui présente les informations sur ce que l’on pourrait qualifier, en référence à une tradition jésuite d’écriture missionnaire, d’histoire morale des natifs : comportements alimentaires, conditions sanitaires, cadres de vie et « superstitions ». Le chapitre 3 décrit la situation politico-militaire des deux côtés de l’Atlantique : sont mise en perspective – et c’est bien l’une des nouveautés de l’approche – la guerre des castors en Nouvelle-France, qui oppose Iroquois et Français, et la Fronde, sans doute l’un des épisodes les plus politiquement complexes de la période moderne en France, le tout sur fond de guerre de Trente Ans. L’autrice propose alors une lecture de la marginalité de la Nouvelle-France dans les préoccupations de la métropole qui contraste avec le souci des missionnaires jésuites de maintenir la mission, alors que les années 1640 et 1650 sont marquées par la perte de nombreux hommes et terres évangélisées en raison de la guerre avec les Iroquois. Le chapitre 4 examine les ministères des Jésuites en Nouvelle-France, un sujet ignoré, selon Bronwen McShea, dans les recherches antérieures sur cette mission : en mettant au jour les réseaux de laïcs – dont beaucoup sont des femmes – et le rôle de missionnaires d’autres ordres religieux féminins, l’autrice se plonge dans des sources non explorées jusqu’à présent et qui soutiennent sa perspective transatlantique.

Le chapitre 5, qui ouvre la deuxième partie, analyse le point de vue des Jésuites sur la guerre et la violence coloniale, influencé notamment par la guerre contre les Iroquois, qui provoque leur accommodation à une configuration guerrière. Le chapitre 6 se concentre sur les conflits entre Jésuites et agents du pouvoir en métropole, où le développement d’une politique coloniale est porté par Jean-Baptiste Colbert. Au cœur de ces oppositions, les alliances matrimoniales entre Français et femmes autochtones, censées contribuer à la formation des élites coloniales, soulèvent la question de la « francisation », déclinaison nationale du « désensauvagement » des natifs, afin de préserver le meilleur de la civilité française. Le chapitre 7 aborde le déclin de l’entreprise jésuite en Amérique du Nord entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle et met en avant les différents éléments qui contribuent à cette désaffection : la suspension de la publication des Relations par S. Cramoisy en 1673 ; le transfert de la cour à Versailles ; le nouvel engagement géopolitique des Jésuites de France vers les horizons asiatiques qui intéressent Louis XIV ; le lancement des Lettres édifiantes et curieuses ; et le rôle croissant des jansénistes comme nouveaux moteurs d’une longue histoire de l’anti-jésuitisme français.

Le chapitre 8 présente des « vignettes » des derniers jésuites de l’Amérique du Nord française pendant la guerre de Sept Ans ainsi que les exploits de diverses figures engagées dans des alliances avec les indigènes dans des opérations militaires. Il s’achève sur l’évocation des jésuites restés à Québec et à Montréal, après la victoire britannique et l’interdiction de la Compagnie en France par Louis XV. Dans sa conclusion, B. McShea reprend le thème de la mission jésuite en Nouvelle-France comme l’une de forces motrices de l’impérialisme français en Amérique du Nord, ouvrant ainsi un ensemble de perspectives sur l’impérialisme français du xixe siècle.

L’ouvrage est donc riche et ses ambitions élevées. Lu de France, il présente de nombreux intérêts dont le moindre n’est pas de revenir sur un double pan de l’histoire de France et de son empire encore trop mal connu, en particulier à partir de l’histoire de la mission jésuite. Il est vrai que peu de travaux en langue française, mais aussi en langue anglaise y ont été consacrés, a fortiori sur la longue durée. La publication en 2003 de l’important livre de Dominique Deslandres, professeure d’histoire à l’université de Montréal et grande spécialiste de l’histoire religieuse de l’âge moderne, Croire et faire croire, avait souligné l’importance et l’intérêt de l’étude du Canada dans une histoire du catholicisme de la première modernité où l’Amérique du Nord non hispanique avait du mal à trouver sa place. Ce livre faisait écho à celui d’Andrea Daher, professeure à l’université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), paru en 2002, Les singularités de la France équinoxiale, qui étudiait l’autre versant américain de l’histoire de la mission catholique française avec les Capucins et le Brésil. En langue anglaise, Allan Greer, professeur à l’université McGill, apportait sa contribution à cette histoire avec Mohawk Saint: Catherine Tekakwitha and the Jesuits Footnote 1. Depuis ce bourgeonnement, aucun livre n’a plus porté sur religion, empire et mission dans l’espace canadien, voire sur l’un de ces trois aspects pris séparémentFootnote 2. On ne peut donc que se réjouir d’un projet qui entend écrire « l’histoire impériale oubliée de la mission jésuite en Nouvelle-France » (p. xvi) et celle des Jésuites comme « bâtisseurs d’empire enthousiastes et entreprenants pour l’État des Bourbons […] plongés jusqu’aux genoux dans le monde désordonné de la politique, des pressions sociales et des guerres » (p. xvi-xxvii).

Nous resterons plus réservée cependant sur l’originalité de cette perspective, à l’aune des profonds renouvellements qui ont affecté non seulement l’histoire de la Compagnie, mais aussi celle des empires. Quand l’autrice nous invite à mettre en question les différentes approches disponibles sur les Jésuites dans leurs relations avec l’engagement impérial, notamment de la France, on pourrait l’inviter à reprendre elle-même de manière plus approfondie le débat historiographique qu’elle décrit à traits trop schématiques. En effet, c’est plus l’absence de travaux sur la France et la mission jésuite que l’historiographie sur la France et la Compagnie qui pourrait éventuellement conduire à ce constat. Nous ne reviendrons pas sur la réelle faiblesse quantitative de la recherche en histoire impériale française des xviie et xviiie siècles, mais ferons en revanche quelques remarques concernant l’historiographie de la Compagnie en France.

Le travail s’ouvre, comme dit plus haut, sur un premier chapitre qui vise à poser les cadres chronologiques, sociaux, politique, économiques et culturels de l’engagement de la mission jésuite en Nouvelle-France. Ce fut sans doute le plus difficile à écrire étant donné l’ampleur des ramifications à considérer. Par voie de conséquence, un des éléments fondamentaux de cette mise en contexte, à savoir l’inscription des Jésuites français dans un cadre théologico-politique gallican, mentionnée en passant, constitue l’une des clefs d’analyse non seulement de la complexe relation entre les Jésuites de France, la Couronne et la Tiare, mais aussi de la partition historiographique des études sur la Compagnie – et plus généralement sur le religieux – pour la France des xviie et xviiie siècles. La recherche sur la Compagnie française a été d’un dynamisme impressionnant dans les années 1990, à la faveur d’une forte présence de l’œuvre de Michel de Certeau dans le paysage des historiens, d’une réévaluation de la place des Jésuites dans l’histoire à partir d’une approche désenclavée de celle-ci et d’un intérêt majeur pour la contribution de la Compagnie dans la mise en place du réseau des collèges et universités dans les différents espaces de la monarchieFootnote 3. La thématique missionnaire s’est constituée comme dominante à partir de la décennie suivante autour du « Groupe de recherches sur l’histoire des missions » qui, abandonnant le terrain hexagonal, regardait davantage vers les espaces ibériques – d’où la quasi-absence du Canada – et se raccordait progressivement à des problématiques, bien connues pour ces espaces-là, sur les relations entre missions jésuites et empires, comme peuvent en témoigner de nombreuses publicationsFootnote 4.

Outre de véritables lacunes en ce qui concerne le débat historiographique, l’ouvrage de B. McShea reste trop à distance de ces transformations et esquisse des cadres généraux dans une introduction qui mobilise différentes échelles d’analyse, ensuite reprises dans l’ensemble du livre, où l’articulation entre le global et l’impérial, convoqués l’un et l’autre, conduit à une lecture de cette histoire comme celle d’une « mission sans empire » (p. 223-253). La réflexion sur la dimension romaine de la configuration jésuite qui contribue à forger l’identité du corps, évoquée, en passant, pour souligner que certains jésuites français étaient plus étroitement liés aux élites politiques et sociales de Paris qu’à des confrères de l’ordre dans des régions éloignées, renvoie notamment à tout ce que la recherche italienne a mis en lumière, à partir des années 1980, complétée ensuite par les travaux plus récents sur les empires ibériques et leurs liens avec Rome et les ordres religieuxFootnote 5.

Mais, au-delà de la question du cadrage historiographique qui reste, on le voit ici, largement indexé à la position de l’autrice, le projet tel qu’il est construit soulève d’autres questions sur le degré nécessaire d’approfondissement de la recherche. Ainsi, le livre confirme tout ce qui a été souligné dans la dernière décennie sur le rôle de l’imprimé dans les stratégies (ou simples logiques) de communication développées par l’ordre ignatien en vue de s’imposer comme acteur central des dynamiques missionnaires, et cela à la fois en métropole, à Rome et dans les espaces de mission et avec l’appui (dont la nature dépend des différents contextes) d’imprimeurs, en lien ou non avec les entreprises coloniales des métropoles concernées. Parmi les exemples les plus connus, Christophe Plantin et Jan Moretus restent à ce jour les mieux travaillés. Aux échelles plus locales, ce lien a lui aussi été très travaillé. Le lecteur est donc d’autant plus intéressé par les pages qui concernent les relations entre jésuites de Nouvelle-France, de Paris et S. Cramoisy. Il reste néanmoins sur sa faim à la lecture des analyses concernant les modes de constitution de ces liens et la bibliographie sur laquelle elles s’appuient.

Sur la question des positions des Jésuites de Nouvelle-France face à la guerre, dans le chapitre « En croisade pour le pays iroquois », l’autrice souligne « l’attitude essentiellement positive – parfois validée théologiquement – des missionnaires à l’égard de la guerre offensive, et non seulement défensive, contre ceux qui étaient considérés comme des ennemis de l’expansion française et du catholicisme en Amérique » (p. 130) sans chercher à mettre une telle attitude en relation avec d’autres contextes impériaux qui ont produit, parmi les jésuites, le même type de position. L’historiographie du martyre est un héritage de l’écriture de l’histoire par la Compagnie elle-même – celle d’avant son désenclavement – et elle a assurément conduit à rendre moins visibles les débats sur la guerre, qu’il s’agisse de ceux de nature théologique sur la « guerre juste » ou des tentatives de mobiliser les cercles du pouvoir dans l’Espagne de Philippe II dans les années 1580 autour d’un projet d’invasion de la Chine, sur lequel les désaccords internes à l’assistance d’Espagne ont été aigus. En creusant le sillon de l’histoire de la monarchie française et de son empire, le livre court ainsi le risque de perdre la dimension transversale des questions qu’offre le laboratoire canadien et que montrent les travaux réalisés sur d’autres espaces de la mission jésuite dans le monde. En d’autres termes, les activités de la mission ne peuvent pas ne pas s’appuyer sur des relations au long cours entre métropoles et terres de missions, entre acteurs politiques et acteurs sociauxFootnote 6.

D’une manière plus générale, le choix de la longue durée contraint l’autrice à privilégier la narration d’événements denses, dont la complexité ne peut pas toujours être approfondie dans un livre qui cherche à tenir ensemble les deux rives d’un océan et une palette d’acteurs particulièrement riche. Ces choix méthodologiques de mise à l’épreuve d’une histoire croisée auraient peut-être permis d’éviter cet écueil. Celui-ci n’enlève cependant rien aux nombreux apports de cet ouvrage, en particulier sur le rôle des femmes dans ces événements où empire et religion ne sont que les deux faces d’une même histoire, celle des interactions asymétriques, politiques, économiques et culturelles entre Europe et Amérique à l’époque moderne.

References

1 Dominique Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au xviie siècle, Paris, Fayard, 2003 ; Andrea Daher, Les singularités de la France équinoxiale. Histoire de la mission des pères capucins au Brésil, 1612-1615, Paris, Honoré Champion, 2002 ; Allan Greer, Mohawk Saint: Catherine Tekakwitha and the Jesuits, New York, Oxford University Press, 2005.

2 À l’exception sans doute de Paul-André Dubois (dir.), Les récollets en Nouvelle-France. Traces et mémoire, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2018.

3 Voir Luce Giard (dir.), Les Jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris, PUF, 1995. Nous renvoyons aussi au travail de Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia sur la constitution d’un répertoire des collèges de France. Voir également Pierre-Antoine Fabre et Antonella Romano (dir.), no spécial « Les jésuites dans le monde moderne. Nouvelles approches historiographiques », Revue de synthèse, 120-2/3, 1999.

4 Mentionnons, parmi de nombreuses publications, Pierre-Antoine Fabre et Bernard Vincent, Missions religieuses modernes. « Notre lieu est le monde », Rome, École française de Rome, 2007 ; Charlotte de Castelnau-l’Estoile et al. (dir.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs. xvie- xviiie siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2011.

5 Alexandre Coello de la Rosa, Javier Burrieza Sánchez et Doris Moreno (dir.), Jesuitas e imperios de ultramar. Siglos xvi- xx, Madrid, Sílex, 2012.

6 À titre d’exemple, voir Ariane Boltanski et Aliocha Maldavsky, « Économie de la foi : les bienfaiteurs laïcs des collèges et missions jésuites entre l’Europe et les Indes (xvie-xviie s.) », Revue de l’histoire des religions, 237-4, 2020, p. 647-673 ; Hélène Vu Thanh, « Construire l’empire, développer le commerce. Le cas des missionnaires ibériques au Japon (xvie-xviie siècles) », Mélanges de la Casa de Velázquez, 50-2, 2020, p. 241-261.