Qu’est-ce que l’extase ? À s’en tenir à l’époque moderne, on constate qu’elle apparaît dans la littérature spirituelle, mais aussi dans des discours hétéroclites, comme ceux de démonologie ou de médecine. Aux yeux de Clément Duyck, « l’extase semble occuper un point critique tel que son sens n’apparaît jamais avec l’évidence qu’on lui souhaiterait » (p. 14). Cette perception n’est pas sans rappeler celle de Jacques Le Brun : ce dernier, face à l’ambiguïté de la notion, a vu chez Jeanne Guyon une écriture spécifique de l’extase, qui est en elle-même une extase, une sortie de soi. C. Duyck prend pourtant ses distances avec J. Le Brun par son élargissement du corpus et ses minutieuses analyses linguistiques ; il réussit par-là à porter son attention aux phénomènes de l’extase qui ne se concrétisent pas toujours dans l’écriture de celui-ci. C’est plutôt la notion de poétique, celle « d’art de faire », empruntée à Michel de Certeau, qui lui permet de « comprendre un faisceau de pratiques non spécifiquement langagières » (p. 15). Et d’ajouter que cette approche « n’a pas […] vocation à se confondre avec [celle de ses prédécesseurs] », mais vise une « autonomie suffisante » de l’objet envisagé et, on le verra, de la méthode adoptée (p. 17).
De fait, l’auteur tente de replacer l’extase plutôt que dans les circonstances d’une simple énonciation, dans celles de la publication qu’il appelle « événement énonciatif particulier » (p. 227) suivant deux principes : d’abord, la délimitation de l’espace et du temps, soit la France pour une période allant de la traduction française de la Vie de Thérèse d’Avila par Jean de Brétigny (1601) à celle du Traité du discernement des esprits de Giovanni Bona par l’abbé Le Roy (1675) ; ensuite, la distinction, ou l’« articulation », sur laquelle on reviendra, des deux entités de discours, discours théologiques sur l’extase et discours autobiographiques ou poétiques de l’extase.
Lecteur avisé de Maximilianus Sandæus, mais aussi des écrivains spirituels comme François de Sales, Jean-Pierre Camus ou Louis Chardon, C. Duyck fait voir avec subtilité comment divers critères anthropologiques et empiriques s’ajoutent, dans les discours théologiques, à la triade thomasienne de raptus-ecstasis-excessus. Ces critères forment du reste le cadre d’une littérature spécialisée dans le discernement spirituel, sans pour autant parvenir à déterminer la spécificité de l’extase surnaturelle – si ce n’est la longueur difficile à objectiver – en comparaison avec le ravissement, voire l’union. Le regard de l’auteur se tourne donc vers une poétique narrative de l’extase : le contraste entre l’autobiographie de Thérèse et celle d’une couturière parisienne, Claudine Moine (écrite vers 1655), montre de façon exemplaire le changement radical qu’ont subi les biographies féminines dans le traitement de l’extase, visible ou invisible, courte ou habituelle.
La véritable richesse de l’extase se trouve sans nul doute dans une autre poétique qui rassemble la complexité des rapports entre dimension performative et dimension générique. C. Duyck mobilise sa connaissance remarquable et sa lecture très fine des poètes mystiques (Jean de Saint-Samson, Jean-Joseph Surin, Jean de Labadie) comme des poètes lyriques qui n’étaient pas toujours classés dans la littérature mystique (le laïc Claude Hopil et le protestant André Mage de Fiefmelin). Il tire de la sorte les fruits du renouveau, depuis un demi-siècle, des recherches sur les poèmes « baroques », au point de n’avoir plus besoin de faire allusion à cette catégorie littéraire à tout le moins discutable d’un point de vue à la fois chronologique et générique.
Quel est l’arrière-plan méthodologique de cette mise en panorama de discours hétéroclites ? L’ineffable, l’indicible, l’impensable, tous ces termes qu’on a tant de fois répétés peuvent être précisés, redéfinis, mis en rapport les uns avec les autres. Au fil de l’ouvrage apparaissent en filigrane trois concepts opératoires d’origine linguistique, que l’auteur fait entrer en dialogue avec des critiques contemporains ; ces concepts orchestrent les tentatives de s’approcher des phénomènes de l’extase, ce qui constitue l’originalité de l’approche de C. Duyck.
L’« articulation », d’abord, que ce dernier présente au sens de Jean-François Lyotard. Elle implique une condition transcendante de la phrase selon les axes sémantique et énonciatif, mais contribue en particulier à relever l’inarticulé, ou le différend, entre parole et émotion, voire entre « phrases-articulés » et « phrases-affects » qui, selon les termes de C. Duyck, porte sur une « expressivité pathétique qui désigne sans jamais le signifier un domaine affectif hétéronome » (p. 435). L’auteur parvient ainsi à repérer des crevasses béantes dans les biographies de Thérèse et de l’ursuline Marie de l’Incarnation, mais aussi et surtout à tirer au clair plusieurs figures dans les poèmes lyriques, comme les exclamations, hyperbates, délires, bégaiements, répétitions et épuisements (Hopil, Labadie, Jean de Saint-Samson).
Ensuite, il convient de signaler que C. Duyck applique aux textes autobiographiques la « configuration » que Paul Ricœur a développée en s’inspirant de la sémantique, dont les travaux d’Algirdas Julien Greimas. Ce concept sert à expliquer l’intégration des différentes temporalités dans le récit, celle de l’expérience de la vision et de l’obtention de son profit dans la Vie de Thérèse (voir notamment p. 248, fig. 5 et p. 272, fig. 6). C. Duyck montre par là le caractère paradoxal du cas Claudine Moine : selon lui, c’est au moment de l’absence de configuration, de l’embrouillement de l’écriture que s’ouvre le canal de grâces.
L’« inacceptable », enfin, n’en paraît pas moins important (p. 72, n. 165 et p. 162). Ce concept, Jean-Pierre Cavaillé l’a introduit dans les débats historiques et littéraires, s’opposant à la notion de mentalité susceptible d’élargir démesurément l’écho de certaines pensées ou expressions utilisées dans un cercle restreint et qui risque de généraliser la perspective des élites. Bien que C. Duyck ne mentionne que deux fois la question de l’inacceptabilité, il y répond bien en fournissant au lecteur l’information historique et philologique chaque fois détaillée concernant, d’une part, les traités théologiques, les ouvrages de controverse et de discernement spirituel et, d’autre part, les autobiographies et les poèmes, dont la prise en compte des sous-genres éclaircit davantage les conditions sociales et institutionnelles des discours de l’extase.
À partir de ces sources si richement documentées et si bien commentées, nous voudrions ouvrir le débat sur les biographies en fonction des trois concepts mentionnés ci-dessus. Dans le préambule de la deuxième partie, C. Duyck affirme avant tout que les « deux cas extrêmes » de Thérèse et de Claudine Moine « ne doivent pas être considérés comme représentatifs des innombrables biographies spirituelles » (p. 223). Bien plus, la rareté des exemples se justifie par celle même des autobiographies (celle de Claudine Moine était d’ailleurs inédite à l’époque), et la méthode sémantique adoptée ne convient pas à la multiplication des exemples. Tout de même, entre les discours théologiques sur l’extase et les discours autobiographiques de l’extase semble se situer un type intermédiaire important qui n’appartiendrait à aucun. Il s’agit des biographies écrites par un tiers, mais relatives à l’extase dans la mesure où soit elles traitent directement de l’extase, soit elles comportent un récit de l’extase, qui pourrait être considéré comme une autre forme de sortie de soi comparable à l’écriture de l’extase.
Cet aspect, certes, n’échappe pas complètement au regard attentif de C. Duyck. Ce dernier passe pourtant rapidement sur la biographie qu’il connaît bien, celle anonyme de la dominicaine Élisabeth de l’Enfant-Jésus (1680)Footnote 1, laquelle expose le rôle du jésuite Jean-Baptiste Saint-Jure, auteur très lu à cette période et qui a aussi probablement influencé Claudine Moine. Du reste, sa lecture approfondie d’une autre Vie de Thérèse écrite par Francisco de Ribera (1602) ou de la Vie coécrite par Marie de l’Incarnation et son fils Claude Martin (1677) est partout disséminée sans faire l’objet d’une interrogation à part. Si l’on admet une première instance de l’« articulation » entre émotion et parole dans l’écriture des autobiographies, comment concevoir la modalité d’une seconde instance où les biographes rapportent l’extase de l’autre, modalité certainement différente de celle des ouvrages de discernement spirituel ? Et si l’on tient compte de ces biographies écrites par un tiers, de quelle manière cette dernière instance influence-t-elle la « configuration » du récit, à quel point fait-elle osciller les frontières de l’« acceptabilité » ? On attend vivement la prolongation des recherches de C. Duyck à propos du déclin, ou des vicissitudes, que connaissaient les discours de l’extase et, bien au-delà, de la mystique, en interférence avec d’autres domaines de discours.