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David J. Silverman, Thundersticks: Firearms and the Violent Transformation of Native America, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2016, 400 p.

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David J. Silverman, Thundersticks: Firearms and the Violent Transformation of Native America, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2016, 400 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

Thomas Grillot*
Affiliation:
thomas.grillot@gmail.com
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Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Les violences auxquelles a donné lieu la colonisation de l’Amérique du Nord ont toujours été une part importante de la narration historique. En tant qu’objet de recherche distinct, en revanche, « la violence » émerge tardivement, fermement arrimée au concept de frontière. L’horizon de l’explication est national. Il s’agit d’examiner, souvent pour le dénoncer, le rôle de mythes, figures et récits glorifiant cette réalité à la fois matérielle et idéologique dans la construction d’un territoire et d’un caractère états-uniens. En mettant au centre de l’enquête les interactions entre indigènes et colons, la Nouvelle histoire de l’Ouest se détourne de cette approche dans les années 1990. Ses concepts ne peuvent guère être accusés d’édulcorer une histoire violente. Mais les objets des Nouveaux historiens sont avant tout le rapport de force, la perception de l’autre, la négociation, le compromis. Plus que la nation, c’est la création d’espaces intermédiaires qui les occupe, middle grounds et borderlands.

C’est par là pourtant que la violence revient sur le devant de la scène, du moment que ces espaces sont interprétés à travers le concept d’empire. Lesté de son histoire politique, celui-ci est par essence associé à l’idée d’une domination imposée par la violence. L’existence d’empires en Amérique du Nord fait l’objet de dénonciations, de glorification aussi, dès lors qu’il s’agit de mettre en évidence la puissance passée de peuples réduits, plus tard, au statut de sujets, Comanches ou Lakotas notamment. À partir des années 2000, études coloniales et impériales – en particulier dans leur veine settler colonial –, travaux consacrés à l’esclavage et aux génocides se rejoignent pour reprendre l’histoire de la scène nord-américaine à partir d’un questionnaire dans lequel la violence est de nouveau centrale et posée comme un impensé : dans sa variété comme dans ses effets à long terme, elle aurait été sous-étudiée par les historiens.

Les interrogations sur une violence spécifiquement américaine se développent à partir de la dénonciation d’une gun culture dont la force se donnerait à voir dans la puissance politique du lobby qui défend la possession et le libre usage des armes à feu aux États-Unis. Elles accueillent les mobilisations convergentes des féministes et des anciens combattants qui mettent en évidence le rôle du syndrome de stress post-traumatique comme lien entre guerre et violence domestique.

C’est cette actualité sociale et politique qui fait la toile de fond du livre de D. J. Silverman et le justifie. En consacrant une synthèse à la question du rapport entre Amérindiens et armes à feu du xviie au xixe siècle, ce spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-Angleterre retrace, avec de nouvelles étiquettes, un récit dont la trame est fermement établie. Elle est aussi fort complexe : c’est à peu près trois siècles d’histoire impliquant des dizaines de peuples qui sont passés au crible de l’idée de gun culture, avec pour matériau principal guerres et affrontements impliquant parties européennes et autochtones. Voir la violence et au-delà de la violence, tel est le pari du livre. Comme dans le précédent du Middle Ground de Richard WhiteFootnote 1, il s’agit de repérer à travers le maquis parfois impénétrable des raids, contre-raids et embuscades, des schémas récurrents qui donneraient la clef d’une histoire dont un des traits les plus marquants est pour nous, aujourd’hui, sa très grande brutalité.

La réalité sociale dont D. J. Silverman s’avise pour mettre au jour cette clef, est le commerce des armes à feu. Par un travail de bénédictin, il reprend systématiquement les sources bien connues de l’histoire de l’Amérique après Christophe Colomb pour y dénicher non seulement des notations établissant l’appropriation rapide des armes à feu par les Amérindiens, mais surtout des chiffres du nombre de mousquets, fusils et munitions ayant circulé. Sous la plume des Européens désireux de contrôler la contrebande d’armes, d’évaluer les besoins de leurs alliés ou les arsenaux de leurs ennemis, il trouve des estimations qui lui servent à établir un constat sans appel, au besoin renforcé par les acquis de l’archéologie. L’histoire de l’« Amérique autochtone » a été celle d’une course aux armements. Le destin des peuples amérindiens s’est joué sur des gun frontiers, autrement dit dans leur capacité à contrôler les flux d’armes à feu en provenance d’Europe pour s’en approprier l’usage et l’interdire à leurs rivaux. Selon D. J. Silverman, ce sont les peuples qui ont compris le plus tôt l’importance de ce contrôle, qui ont mené le jeu militaire et diplomatique, dominant non seulement leurs voisins indiens moins bien pourvus, mais aussi les Européens, pourtant producteurs de ces armes.

Le tableau est riche de paradoxes. Devenus rapidement de fins connaisseurs des armes à feu, de nombreux hommes amérindiens ont modifié en bricoleurs audacieux les modèles disponibles et, en usagers avertis, exigé qu’on leur en fournisse les plus performants. Mais le contrôle des flux que D. J. Silverman met en évidence ne s’est jamais accompagné de projets de maîtriser la production. Cette acculturation de consommateurs a-t-elle engagé les Amérindiens sur le chemin d’une dépendance fatale ? D’une manière parfois confuse, l’auteur souligne à la fois la dépendance militaire et alimentaire, qui résulte, pour certains, de l’usage exclusif du fusil et de l’abandon de l’arc pour la chasse, et le maintien de l’indépendance politique des Amérindiens, mais se refuse à répondre de manière tranchée.

Le paradoxe disparaît en partie dès lors qu’on considère, comme il y invite, les Autochtones dans leur diversité. Aux mieux armés la domination sur leurs voisins ; aux autres la réduction en esclavage pour payer les armes qui les subjuguent. Relation triangulaire avec les Européens qui n’est pas sans évoquer le commerce des esclaves sur le continent africain et qui crée bien, D. J. Silverman le concède, des formes de dépendance personnelles mais aussi collectives. La « transformation violente de l’Amérique autochtone » annoncée dans le titre est celle de massacres et de sujétions qui ne tracent pas une frontière entre Européens et Amérindiens mais entre vainqueurs et vaincus de la course aux armements. Toutefois, elle ne serait pas celle d’« une conquête par les armes à feu : si, en dernier recours, les Amérindiens perdent pied devant les Européens, c’est avant tout sous les effets du nombre. Les armes à feu leur ont, en somme, plus apporté qu’elles ne leur ont coûté » (p. 18).

Cette thèse provocatrice qui met en évidence sur tout le continent nord-américain une gun culture amérindienne aussi destructrice qu’admirable, D. J. Silverman la nuance cependant. Il n’élude ainsi pas les conséquences souvent désastreuses de l’adoption des armes à feu, même pour les peuples qui savent battre les Européens à leur propre jeu. La dépendance aux armements européens et l’arrimage aux circuits de commerces non indiens provoquent une exploitation intensive des ressources naturelles, ne permettant à certains peuples amérindiens qu’une domination passagère, suivie d’un effondrement : un cycle d’ascension et de déclin parfois très rapidement mené à son terme (voir le chapitre 5, consacré au commerce des loutres de mer sur la côte Pacifique).

L’argumentation retrouve ici l’historiographie du capitalisme colonial et précolonial. Elle hésite sur la place à donner aux armes à feu dans la dynamique de mise en dépendance et d’effondrement. Le facteur armement permet de relire les grandes scansions d’événements guerriers. Mais les armes à feu ont-elles plus compté que les maladies dans la dépopulation amérindienne, et comment en juger ? Sont-elles de purs outils, dont le rôle s’explique par les usages qui en sont faits, les visées politiques ou économiques de ceux qui les manient ? Un objet à part, incarnant et actualisant à lui seul toute la puissance destructrice du capitalisme ? Sont-elles, de par leur nature même, responsables d’une intensification des guerres menées en Amérique du Nord ? En dernier recours, qui, des Européens qui les produisent ou des Amérindiens qui les utilisent, porte la responsabilité de la violence infligée par leur moyen ?

Toutes ces questions, D. J. Silverman les formule mais les laisse en suspens. Même réécrit au prisme des armes à feu, le tableau qu’il dresse n’est pas nouveau : les Amérindiens ont été à la fois victimes et perpétrateurs de la violence ; ils ont été des négociateurs avisés mais ont également perdu un combat souvent plus environnemental que militaire ; leur capacité d’adaptation n’a eu d’égale que la rapidité de leurs effondrements ; ils ont dominé, comme certains sportifs, sans remporter le match.

Surtout, l’argumentation est entièrement tenue par deux préoccupations. L’une est politique : il s’agit de ne pas nuire aux Amérindiens d’aujourd’hui en mettant en avant la gun culture de leurs ancêtres. L’autre, méthodique : ne pas écraser la diversité des situations et leur incertitude. Elles imposent de faire le grand écart. Reconnaître l’autonomie des Amérindiens, leur participation volontaire, enthousiaste à des entreprises violentes, sans donner prise à une lecture moralisatrice et anti-indienne qui conclurait simplement que « qui vécut par l’épée périt par l’épée ». Évoquer toutes les positions occupées par les Amérindiens sur trois siècles, tout en statuant sur l’« Amérique autochtone » dans son ensemble comme si cette dernière était autre chose qu’une réalité rétrospective, vue de l’Amérique contemporaine. Désigner des vainqueurs « moraux » tout en prétendant renoncer à une lecture qui écrase l’histoire par une focalisation exclusive sur sa conclusion.

Ces contraintes opposées font du livre une source riche en cas et en nuances, mais interdisent à l’auteur de transformer l’objet « arme à feu » en question historique autonome. La clarté du propos s’en ressent, dans un texte qui abonde en palinodies et dont l’administration de la preuve pèche parfois par un usage purement suggestif de citations tirées des sources euro-américaines. La méthode de l’auteur reposant sur une collecte de tout ce qui, dans les archives, touche de près ou de loin aux armes à feu peut donner l’impression qu’il entend d’abord convaincre par la simple accumulation de matériaux.

References

1 Richard White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des grands lacs, 1650-1815, trad. par F. Cotton, Toulouse, Anacharsis, [2009] 2020.