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De l'idéologie1

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

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C'est sans doute l'un des mots (je dis mot, car je ne sais encore s'il peut servir de concept) les plus insidieux des sciences sociales, car selon l'auteur et l'école dont il se réclame, le sens en varie du tout au tout. Pour le monde soviétique, le mot est parfaitement neutre et désigne toute formation intellectuelle, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Pour le petit monde intellectuel parisien, « idéologie » est une manière d'onomatopée, par quoi l'on fait savoir que l'on n'est pas d'accord avec son interlocuteur : est idéologique toute proposition ou toute attitude de l'adversaire. Dans le petit nombre qui prétend en faire un usage technique, les uns s'en servent pour désigner des énoncés, dont il semble qu'ils ne soient ni scientifiques, ni religieux, ni littéraires; les autres les appliquent à des systèmes intellectuels contemporains spécifiques, caractérisés par une logique crispée et fermée et des visées socio-politiques : il y a un usage universel et un usage localisé.

Type
Débats et Combats
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1972

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Footnotes

1.

Le texte que l'on va lire est issu d'un exposé fait dans le cadre du séminaire de M. Raymond Aron, au Centre européen de Sociologie historique. J'ai donc profité des critiques et suggestions qui m'y ont été faites. Cela dit et selon la formule d'usage, je me tiens responsable de tout ce que j'avance ici.

References

2. Dans un exposé donné dans le même séminaire.

3. On ne saurait retenir une définition de la guerre qui ne vaudrait que pour les conflits armés depuis Napoléon, ni de l'économie qui ne s'appliquerait qu'aux activités issues de la mutation industrielle.

4. La guerre ne sera pas n'importe quel conflit mais un conflit entre unités politiques souveraines.

5. Que la saisie précise de ces faits soit fort difficile et demande un long détour, en témoigne l'oeuvre d'Alfred Schùtz, en particulier Der sinnafte Aufbau der sozialen Welt (1932).

6. Une inscription de Lagash (vers 2400 av. J.-C.) rapporte que le roi Uruk-Agina a éliminé l'oppression que les prêtres faisaient peser sur le peuple, qu'il a rétabli la liberté et les anciennes institutions. L'inscription concerne probablement une révolution menée contre une classe sacerdotale, au nom d'une ancienne organisation communautaire. La plupart des thèmes indiqués s'y retrouvent aisément. D'après Erwin Holzle, Idée und Idéologie, Bonn u. Mùnchen, Francke Verlag, 1969, p. 203.

7. Dans Race et Histoire (Ed. Gonthier, p. 21), Claude LÉVI-Srauss rapporte : « L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois — dirons-nous avec plus de discrétion — les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la nature — humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’ « oeufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ».

8. Le livre de François Jacob : La logique du Vivant, Gallimard, 1970, constitue un répertoire inépuisable d'exemples pour illustrer cette affirmation. Un exemple, pris presque au hasard : « Pendant tout le XVIIIe siècle, et tant que les êtres vivants s'appréhendent comme des combinaisons d'éléments visibles, la préformation et la préexistence constituent la seule solution possible au problème de la génération (…). La production d'un être reste donc le résultat d'un projet dont ni la conception, ni la réalisation ne peuvent être séparées de la création du monde. C'est l'ordre visible des êtres qui se maintient par filiation. La continuité des formes vivantes dans l'espace et dans le temps exige la continuité de ces formes à travers les processus mêmes de la génération. Comment d'un oeuf pourrait naître une poule, sinon par la préface dans l'oeuf de ce qui caractérise une poule, c'est-à-dire une certaine structure visible ? » (p. 74).

9. Je sais pertinemment que l'apparition des intellectuels, définis comme un groupe qui fait profession (c'est-à-dire tire sa subsistance) de ses activités intellectuelles, date du XIe- XIIe siècles, en Occident. Avec des exceptions notables, comme les sophistes grecs et chinois, qui sont des intellectuels ainsi définis. Pour mon compte, je ne vois pas de raison de ne pas appeler intellectuel tout homme qui se spécialise dans les activités intellectuelles, que ce soit par loisir ou pour gagner sa vie. Comme illustration de la première thèse, voir J. LE Goff : Les Intellectuels au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1957.

10. On pourrait ici, rappeler la distinction kantienne entre l'entendement et la raison, et rappeler comment la raison en vient nécessairement à se poser des questions illégitimes, c'està- dire qu'elle ne peut résoudre.

11. J'écris « semblent », car il faut tenir compte de la pente rationalisatrice de notre principale source, Thucydide. Dans ses pages célèbres sur les guerres civiles dans les cités grecques, débutées à Corcyre, le caractère rudimentaire de l'idéologie apparaît clairement : « A l'origine de tous ces maux, il y avait l'appétit du pouvoir qu'inspirent la cupidité et l'ambition personnelle. De là l'acharnement que les factions mettaient à combattre. Les chefs des partis dans les cités adoptaient de séduisants mots d'ordre, égalité politique de tous les citoyens d'un côté, gouvernement sage et modéré par les meilleurs de l'autre. (C'est moi qui souligne.) L'État, qu'ils prétendaient servir, était pour eux l'enjeu de ces luttes. Tous les moyens leur étaient bons pour triompher de leurs adversaires et ils ne reculaient pas devant les pires forfaits. Quand il s'agissait de se venger, ils allaient plus loin encore, accumulant les crimes sans se laisser arrêter par le souci de la justice et du bien public et sans autre règle que leur caprice. Frappant leurs ennemis par des condamnations injustes ou usurpant le pouvoir par la force, ils étaient prêts à tout pour assouvir leurs besoins du moment. Ni les uns ni les autres ne s'embarrassaient de scrupules, mais on prisait davantage les hommes qui savaient mener à bien des entreprises détestables en les couvrant avec de grands mots. (C'est moi qui souligne.) Quant aux citoyens d'opinions modérées, ils tombaient sous les coups des deux partis, soit parce qu'ils refusaient de combattre avec eux, soit parce que l'idée qu'ils pourraient survivre excitait l'envie. » (Guerre du Péloponèse. III, 82.)

12. Je m'appuie sur les travaux suivants : Marcel Granet, La Pensée chinoise, Paris, rééd. Albin Michel, 1968; Henri Maspero, La Chine antique, Paris, P.U.F., rééd. 1965; H. Maspero et E. Balazs, Histoire et institutions de la Chine ancienne, Paris, P.U.F., 1967; H. Maspero, Le Taoïsme, Paris. P.U.F., 1967.

13. Cette orientation fut adoptée par le premier empereur, ce qui nous a valu cette inscription extraordinaire, gravée pour proclamer les accomplissements du règne : « J'ai apporté l'ordre à la foule des êtres et soumis à l'épreuve les actes et les réalités : chaque chose a le nom qui lui convient. » (M. Granet, op. cit., p. 372.)

14. « Ils ont défendu le principe que les lois n'ont de rendement qu'à deux conditions : si le prince fait en sorte que son intérêt coïncide avec l'ensemble des intérêts particuliers, et si, condamnant le régime du bon plaisir, il prend soin d'accorder la réglementation aux circonstances concrètes. » (M. Granet, op. cit., p. 383.)

15. M. Granet, op. cit., p. 413.

16. J'utilise l'exposé de Pierre Grimal : Le Siècle des Scipions. Paris, Aubier, 1953.

17. J'utilise les ouvrages suivants : Claude Cahen : Leçons d'Histoire Musulmane (VIII'- XI* siècle). Paris, Centre de Documentation universitaire, 3 vol., 1958-1958; D. et J. Sourdel : La Civilisation de l'Islam Classique. Paris, Arthaud, 1968; Henri Corbin : Histoire de la Philosophie Islamique. Gallimard, 1964; Louis Gard ET : L'Islam. Religion et Communauté. Desclée de Brouwer, -1970; Maurice Lombard : L'Islam dans sa première grandeur (VIII*- XI* siècle). Paris, Flammarion, 1971.

18. De la même manière, en Israël, les Prophètes sont chargés de réactiver le contrat originel avec Yahwé.

19. Son père, Abu Sufyan, s'était montré l'adversaire le plus acharné de Mahomet, et ne s'était converti qu'in extremis, en lui donnant une de ses filles.

20. Quelques ouvrages récents pour l'époque médiévale : H. Grundmann, Religiôse Bewegungen im Mittelalter, 1935, rééd. de 1961, Hildesheim; E. Werner, Pauperes Christi. Studien zu sozialreligiôsen Bewegungen im Zeitalter des Reformpapsttums, Leipzig, 1956; T. Manteuffel, Naissance d'une hérésie. Les adeptes de la pauvreté volontaire au Moyen Age, trad. franc., Paris-La Haye, Mouton, 1970; Compte rendu critique de A. Vauchez, « La Pauvreté volontaire au Moyen Age », dans Annales E.S.C., 1970, n° 6, pp. 1566-1573.

21. J'admets que ces affirmations péremptoires demanderaient à être étayées par des faits. Une certaine familiarité avec les mouvements sociaux me permettrait d'en produire abondamment. On ne peut tout dire dans un article. Celui-ci n'est pas une somme, mais une problématique. J'ai tenté de la pousser plus loin dans Les Phénomènes révolutionnaires, Paris, P.U.F., 1970, en particulier pp. 191-205.

22. Cela me donne l'occasion de signaler un beau petit livre de Joseph R. Strayer : On the médiéval Origins of the Modem State. Princeton University Press, 1970. Ce mouvement universitaire à implications idéologiques subséquentes est étudié aux pp. 24 à 26.

23. Ce qui ne veut pas dire que ces sociétés sont fixes, bien entendu ; le changement peut s'effectuer par altérations insensibles, sans le fracas des luttes politiques.

24. Dont il n'y a aucune raison de penser qu'ils sont les mêmes partout. Quelqu'un qui a beaucoup à redire sur les institutions sexuelles peut être satisfait par toutes celles sur quoi s'excitent d'autres mécontents. Cette vérité première suffit à rendre sceptique sur les tendances à l'aggravation et à la coalition des oppositions dans les régimes pluralistes.

25. Car il faut tenir compte des deux attitudes logiques en face de l'arbitraire: si tout est arbitraire, ou bien tout est permis, ou bien il n'y a pas de raison de changer. Cette deuxième vérité première renforce le scepticisme sur la multiplication des révolutionnaires frénétiques.

26. Ce qui s'est passé à Mexico en 1968 est frappant. Les Jeux Olympiques sont nés en 1896 dans une phase d'unanimité culturelle de l'Europe; de ce fait, on pouvait exiger et obtenir la neutralité politique et la communion dans un même idéal sportif. En 1936, le monde est déchiré, et comme il se doit, les Jeux de Berlin sont une parade idéologique. De nos jours, les divisions sont si profondes et irréductibles que l'idéal originel du baron de Coubertin n'est plus qu'une façade hypocrite : la vérité est l'usage partisan et idéologique des succès et des échecs de chaque pays.

27. Par « conviction intime de l'infériorité historique », j'entends le sentiment qui naît de la comparaison entre les Anglo-Saxons qui ont éliminé les Indiens et construit les États-Unis, et les Espagnols qui ont éliminé les Indiens et construit la Bolivie, le Honduras ou le Nicaragua. Il n'est pas besoin de chercher plus loin les raisons de la haine de l'intelligentsia latino-américaine contre I’ « Impérialisme américain ».

28. Cf. Jean Baechler : « Les Jeunes et la Révolution en Occident », dans Contrepoint. n° 1 (mai 1970), pp. 31-40.