Guédelon est un château médiéval dont la première pierre a été posée en 1997 ou, si l’on préfère, un château contemporain construit avec les techniques des bâtisseurs du xiiie siècle. Ainsi, comme le remarque malicieusement l’auteur en introduction, un tel édifice n’aura sa place ni dans la catégorie « médiévale » ni dans la catégorie « contemporaine » des livres d’histoire de l’architecture. Dans cet angle mort se glisse un chantier associatif réunissant 100 salariés, 600 « bâtisseurs temporaires » en costume d’époque et 300 000 visiteurs par an.
C’est donc un sociologue qui livre la première étude universitaire de ce fait socio-architectural, engagée à l’occasion de sa thèse de doctorat, « Pour une sociologie des pierresFootnote 1 ». Le livre prend la forme d’un terrain sur le chantier de Guédelon (chap. 2 à 5) précédé par un exposé du contexte et de l’histoire du projet (chap. 1), le tout tâchant de répondre à la question : « Qu’est-ce que Guédelon ? »
Comme le souligne Nathalie Heinich dans sa préface, quand les objets autorisés sont pourvus d’une place légitime dans leur champ, les « objets-frontières » (p. 9), à cheval sur plusieurs domaines, ont, pour ainsi dire, du jeu : ainsi Guédelon oscille-t-il entre le patrimoine, la science, la vie associative, le divertissement, et incarne imparfaitement, tour à tour et simultanément, chacune de ces fonctions. À ce titre, l’intrication la plus vertigineuse mise en lumière par Emmanuel Gleyze est celle des temporalités de ce singulier château contemporanéo-médiéval. On connaît la discussion épistémologique sur le temps et le regret de Norbert Elias : pourquoi si peu de recherches prennent-elles le temps pour objet ? Elles sont rares en sociologie, mais aussi, paradoxalement, en histoireFootnote 2. Pourtant, le rapport qu’une société a au temps s’incarne avec force dans des pratiques et des objets, et ce chantier en est un bel exemple.
E. Gleyze développe d’abord une approche diachronique du temps de Guédelon, interrogeant « L’imaginaire du château jusqu’à nos jours » (p. 39-51) et l’imaginaire de la pierre, « Quand la pierre résiste… » (p. 73-81). Ce chantier s’insère dans un mouvement plus large de fascination croissante de nos contemporains – travaillés par la culture audiovisuelle et ludique (séries, films, jeux vidéo, jeux de rôles, etc.) – pour un imaginaire médiéval dont le château et les costumes médiévaux sont des éléments-clefs. L’auteur fait donc un détour bienvenu par Bram Stoker, Franz Kafka et George R. R. Martin.
L’approche synchronique utilisée dans un second temps, issue de la sociologie pragmatique du patrimoine, se révèle particulièrement fructueuse. À Guédelon, tout est d’époque et rien ne l’est. L’auteur donne des pages particulièrement réjouissantes sur le difficile compromis entre reconstitution intégrale d’un univers médiéval et respect des normes de chantier ou encore sur le camouflage des objets modernes dont les bâtisseurs n’ont pu se passer. Il questionne aussi le statut particulier d’une matière mise en œuvre avec des pratiques médiévales mais elle-même inauthentique, et les réactions peu amènes venues des monuments historiques. L’une des grandes réussites de l’enquête est de mettre en lumière l’obsession partagée pour l’authenticité, à l’aune de laquelle le projet se voit jugé par la myriade d’acteurs aux positions diverses qui discutent le projet (visiteurs, bâtisseurs, professionnels de la recherche ou du patrimoine).
Sur ce point, l’auteur souligne l’importance centrale accordée à la reconnaissance ou non d’un intérêt scientifique du projet. Ses instigateurs s’appuient sur des méthodes, des discours et un comité scientifiques, et revendiquent de faire une archéologie expérimentale susceptible d’enrichir l’histoire du bâti médiéval, ambition que lui réfutent les spécialistes, critiques. Le chantier reste donc au milieu du gué, avec des professionnels du patrimoine qui soulignent qu’il permet de valoriser et d’expliquer l’architecture médiévale, tandis que sa portée épistémique est contestée.
Pour ne rien arranger à ces discussions, le château est rapidement devenu un centre touristique important pour la région, et très rentable, avec un chiffre d’affaires de plus de 3 millions d’euros par an, alimentant un procès en disneylandisation. En effet, l’auteur montre que le « spectre de Disneyland » (p. 153) hante le château de Guédelon : « c’est Disneyland » (p. 154), écrit l’architecte Philippe Ory, très critique du projet en 2005, quand Nicolas Reveyron, professeur des universités et membre du comité scientifique, parle d’un « anti-Disneyland » (p. 153) en soulignant l’intérêt pédagogique du chantier. Ici, le parc d’attractions apparaît comme l’anti-modèle du projet patrimonial, cas d’espèce d’une métaphore devenue topique dans le monde du patrimoine. Contre ce spectre, les défenseurs du projet insistent sur la dimension d’apprentissage – informer les visiteurs plutôt que les divertir –, mais aussi sur une identité associative, avec une part importante de bénévolat. Édifier se veut alors un geste fondamentalement social : l’essence du projet réside dans le faire ; faire comme au Moyen Âge peut-être, mais aussi faire ensemble.
Dans « La concordance des temps », E. Gleyze met en évidence le « non-lieu » et le « non-temps » (p. 149) du projet de Guédelon. Les temporalités contraires cohabitent, non sans tensions, selon le postulat de départ, le château devant être construit « comme si » on était au xiiie siècle. C’est donc sur un principe uchronique qu’une architecture réelle se dresse. Ici, on pourra regretter que l’auteur n’utilise ni ne discute la grille d’analyse des régimes de temporalités proposée par François HartogFootnote 3, qui aurait pu faire entrer ces remarques dans une réflexion plus large sur les particularités du rapport que notre société entretient aux temps, qu’un tel chantier éclaire brillamment. En effet, sa double-temporalité est particulièrement représentative de conceptions et d’usages contemporains : on pense aussi bien à la reconstitution de cités médiévales dans le jeu vidéo Assassin’s Creed qu’aux débats sur la réédition xxie d’une flèche gothico-xixe pour Notre-Dame. Nombre de pratiques, d’objets, de récits contemporains s’attachent à offrir au présent des expériences du passé ; E. Gleyze parle d’« expérienciation » (p. 109-110).
De ce point de vue, Guédelon intéresse au premier chef le champ de recherche en pleine expansion du « médiévalisme », soit l’étude des représentations contemporaines d’un Moyen Âge fantastique ou cherchant à correspondre à une réalité historique. Ce champ intéresse l’histoire contemporaine mais aussi les médiévistes, au-delà du seul enjeu de la vulgarisation auquel il est parfois réduit. Dans une perspective historiographique d’abord : les médiévistes du début du xxie siècle sont de plus en plus nombreux à être pétris d’une culture fantasy, depuis laquelle ils posent de nouvelles questions à l’époque médiévale, avec leur pertinence et leurs biais propres qu’il est important d’identifier. Ensuite, plusieurs auteurs, William Blanc et Gil Bartholeyns notammentFootnote 4, ont montré combien l’imaginaire médiévaliste travaille l’ontologie du temps des sociétés occidentales. Le dossier de Guédelon abonde dans ce champ d’étude en plein essor ; à quoi joue-t-on, quand on joue au Moyen Âge ?
Guédelon finira-t-il par être reconnu pour lui-même comme un morceau singulier de patrimoine ? Pour l’instant, il n’intéresse ni les historiens de l’architecture médiévale, ni de l’architecture contemporaine. Pourtant, ce château existe. La sociologie est la première à se saisir de ces pratiques, mais à force de reconstruire des châteaux, des églises, de repeindre des grottes préhistoriques, peut-être que l’histoire de l’art sera forcée d’aménager une place dans ses manuels pour cette production contemporaine du passé, qu’on pourrait qualifier d’« art patrimonial » ou d’« art du re » ; restaurer, reconstituer, reproduire, rejouer le temps perdu.