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La Mémoire Refoulée La Russie devant le passé stalinien

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Maria Ferretti*
Affiliation:
Université des Sciences humaines de Russie, Moscou

Extract

Dialogue sur une banquette. — « Qu'est-ce que tu penses, quel futur aurons-nous dans cinq ans ?” — « Je n'en ai aucune idée ! Dans notre pays, on ne sait même pas quel passé nous aurons dans cinq ans ! » (Blague moscovite, été 1991).

Maria Ferretti

C'est l'hiver de 1949. Dix années se sont écoulées depuis que la grande vague de la Terreur a emporté des centaines de milliers de personnes. Au sanatorium où elle s'est rendue en quête d'apaisement, Nina Sergeevna, écrivain de Leningrad, est harcelée par l'angoisse. Chaque nuit elle se réveille en sursaut, le visage mouillé de larmes. Des cauchemars atroces la persécutent. Elle y voit la mort de son mari, arrêté pendant les purges et condamné à « 10 ans sans droit de correspondance », euphémisme — mais on ne le saura qu'après — inventé par le pouvoir stalinien pour masquer les condamnations à la peine capitale. Depuis le verdict, Nina Sergeevna n'a plus reçu aucune nouvelle. Elle vit dans l'attente de son retour, tourmentée par les rêves nocturnes où elle voit mourir son AleSa pendant les tortures des interrogatoires. Ces interrogatoires, elle peut au moins les imaginer, car une amie lui en a parlé du bout des lèvres. Mais ce qu'elle ne peut même pas imaginer, c'est le camp où il aurait été envoyé. Le camp est, pour elle, sans couleurs, sans odeurs. Un grand vide gris. Inimaginable. Personne n'en parle, puisque ceux qui ont la chance d'en revenir, terrorisés, s'engagent à garder le secret le plus total. C'est justement cet « inconnu » qui, s'ajoutant à la douleur, rend intolérable son angoisse. Elle essaie désespérément d'arracher des bribes d'information à un écrivain rencontré au sanatorium.

Summary

Summary

The purpose of this paper is to analyze the reasons for the psychological repression of Stalinism in post-communist Russia. Condemned to be forgotten by the regime, the memory of the Stalinian tragedy was only able to be reconstructed under perestroika. Starting in 1990 however, the doubt cast upon the October Revolution led to a new psychological repression of Stalinism. The new representation of the past which then affirmed itself in the Liberal-democratic public opinion was constructed around a mythicization of pre-revolutionary Russia. Consolatory and gratifying, this image imposed itself upon the society quite rapidly because it facilitated an affranchissement from the collective guilt-feelings engendered by the weight of a past too heavy to be carried.

Type
Le Temps Désorienté
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1995

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8. Le symbole de cette volonté est l'étouffement progressif de Novyj Mir : son rédacteur en chef, A. Tvardovskij, fut limogé en 1970. Cf. S. Čuprinin, « Pozicija. Literaturnaja kritika v žurnale ‘Novyj Mir’ vremen A. T. Tvardovskogo : 1958-1970 gg. » (Position. La critique littéraire dans la revue Novyj Mir à l'époque de Tvardovskij : 1958-1970), Voprosy Literatury (Questions de littérature), 4, 1988 ; Spechler, Dina R., Permitted Dissent in the USSR, Novy mir and the Soviet Régime, New York, 1982.Google Scholar

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10. Ainsi, par exemple, Mejerhol'd, le génial maître du théâtre russe des années vingt, tué dans les répressions, était mort, selon les encyclopédies, trois fois, à trois dates différentes.

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12. Whittier Herr, N., Politics and History in the Soviet Union, Cambridge, Ma.-Londres, 1971.Google Scholar

13. Sur le courant néo-slavophile, qualifié également de « russophile », cf. A. Bérélowitch, « Des slavophiles aux russophiles », Revue d'Etudes slaves, 2,1981. Sur la naissance du nationalisme russe, voir Dunlop, J. B., The Faces of Contemporary Russian Nationalism, Princeton, 1983.Google Scholar

14. Parti du Dégel, l'intérêt pour le passé russe s'approfondit ensuite, en se répandant dans la société : un signe est le succès rencontré par l'association pour la protection des monuments historiques ( Palmer, S. T., « The Restoration of Ancient Monuments in the USSR », Survey, 74-75,1970 Google Scholar). De cette mouvance sortira l'idée d'une « écologie de la culture » consistant à sauver les traces du passé dans l'espace urbain (par le retour, notamment, aux anciens noms de rues), idée qui a été développée surtout par D. LIHACEV (cf. Lesourd, F., « Une expression nouvelle de l'idée nationale russe : Dmitri Lihačev », Cahiers du Monde russe et soviétique, 3-4, 1987).Google Scholar

15. Sur le culte de Lénine pendant le Dégel, voir par exemple, N. Tumarkina, Lenin Lives. The Lenin Cuit in Soviet Russia, Cambridge, 1983.

16. Bérélowitch, A., « Politique et culture », L'autre Europe, 14, 1987.Google Scholar

17. Pour cet aspect et, plus généralement, pour la recomposition de la mémoire du stalinisme pendant la perestroïka, voir Ferretti, M., La memoria mutilata. La Russia ricorda, Milan, 1993.Google Scholar

18. Čuprinin, C., « Predvestie. Zametki o žurnal ‘nom proze 1988 goda » (Signe avant-coureur. Remarques sur la littérature des revues pour l'année 1988), Znamja (L'étendard), 1,1989 Google Scholar. La montée vertigineuse du tirage des revues qui publient ces ouvrages en témoigne : ainsi, par exemple, Družba Narodov (L'amitié entre les peuples), où paraît en 1987 le roman Les enfants de l'Arbat de A. Rybakov, passe de 119 000 exemplaires en 1985 à 775 000 en 1988 et dépasse le million en 1990 ; Novyj Mir passe de 425 000 exemplaires en 1985 à un million et demi au début de 1989, et dépasse les 2 millions et demi en été, lorsqu'il publie l'Archipel du Goulag ; Znamja, qui sort à 175 000 exemplaires, effleure le million. Cette augmentation concerne également les journaux et les hebdomadaires qui dévoilent les « taches blanches » du passé ; elle est d'autant plus significative qu'elle est insuffisante par rapport à la demande. Pour le succès des romans historiques, cf. aussi Kliger, S. A., « Kak ugodit’ čitatel’ ju » (Comment faire plaisir au lecteur), Sociologičeskie Issledovanija (Recherches de sociologie), 5,1988 Google Scholar ; Svedov, S., « Literaturnaja kritika i literatura čitatelej » (La critique littéraire et la littérature des lecteurs), Voprosy literatury, 5, 1988 Google Scholar ; « Indeks populjarnosti » (Index de popularité), Znamja, 1, 1990.

19. Sur les réhabilitations du Dégel, cf. Van Goudoever, A. P., The Limits of Destalinisation in the Soviet Union. Political Rehabilitations in the Soviet Union since Stalin, Londres-Sidney, 1986 Google Scholar ; Levytsky, B., The Stalinist Terror in the Thirties. Documentation from the Soviet Press, Stanford, 1974.Google Scholar

20. Voir, par exemple, le compte rendu de l'une de ces réunions, « A propos de Staline », L'autre Europe, 14, 1987.

21. Belov, V., « Nezaživajuščaja rana » (Une blessure qui ne se referme pas), Naš Sovremennik (Notre contemporain), 11, 1989 Google Scholar ; « Pis'ma čitatelej Anatoliju Rybakovu po povodu romana “Deti Arbata” » (Lettres de lecteurs à Anatoly Rybakov à propos du roman Les enfants de l'Arbat), Družba Narodov, 1988 ; « Roman Anatolija Rybakova “Deti Arbata” : otkliki na otkliki » (Le roman d'Anatoly Rybakov, Les enfants de l'Arbat : réponses au courrier des lecteurs), Družba Narodov, 8, 1988.

22. Une première carte du Goulag fut reconstituée pendant la « semaine de la conscience », exposition organisée par Mémorial à la fin de 1988 ( Nemirovskaja, O., « ProSeniju ne podlezit » (Sans pardon), Ogonëk, 46,1988 et id. Google Scholar, « Nedelja Sovesti » (La semaine de la conscience), Ogonëk, 48,1988 ; Kabakov, A., « Nedelja Sovesti : prodolzenie neobhodimo » (Semaine de la conscience : il faut continuer), Moskovskie Novosti, 49, 1988.Google Scholar Pour une description détaillée de l'initiative, cf. Press Reliz Memoriala, 7, 1988. Des recherches furent ensuite publiées dans l'almanach du mouvement, Zven'ja (Les maillons), dont les deux premiers volumes sont parus en 1991 et 1992.

23. Les examens d'histoire avaient d'ailleurs été suspendus aussi après le XXe Congrès avec la même motivation.

24. Kljamin, I., « Kakaja ulica vedet k hramu » (Quel est le chemin qui mène au temple ?), Novyj Mir, 11, 1987.Google Scholar Nous n'évoquons ici et dans les notes suivantes que le premier texte soulevant le problème indiqué.

25. Seljunin, V., « Istoki » (Les sources), Novyj Mir, 5, 1988.Google Scholar

26. Kuz'min, A., « K kakomu hramu iščem my dorogu ? » (De quel temple cherchons-nous le chemin ?), Naš Sovremennik, 3, 1988 Google Scholar ; Kozinov, V., « Pravda i istina » (Le juste et le vrai), Naš Sovremennik, 4, 1988.Google Scholar Le texte le plus explicite, qui circulait d'ailleurs dans le samizdat, est celui de I. Safarevič, « Rusofobija » (Russophobie), Nas Sovremennik, 6 et 11, 1989, où l'auteur reprend entièrement les thèses des Protocoles des Sages de Sion.

27. Cipko, A., « Istoki stalinizma » (Les sources du stalinisme), Nauka i Žizn’ (Science et vie), 11-12, 1988, 1-2, 1989.Google Scholar

28. Il faut souligner, à ce propos, que Boukharine et les vieux bolcheviks qui s'opposèrent à Staline n'apparaissent pas, à ce moment, comme des points de repère idéaux pour l'intelligentsia réformatrice. Cette dernière tente de valoriser les alternatives pour réclamer le droit à une participation démocratique à la vie politique. Est éloquent à ce propos, par exemple, l'essai de L. Batkin, « Vozobnovlenie istorii » (Le renouvellement de l'histoire), dans Ju. Afanas'ev éd., Inogo ne dano (La seule issue), Moscou, 1988.

29. La « ligne » est donnée, en été 1987, par le chef des conservateurs, E. Ligačev, qui dirige à l'époque la section idéologique du Comité central (cf. « Perehodit’ k konkretnym delam » (Passer aux choses concrètes), Pravda, 27.8.1987, et « Soveščanie v CK KPSS » (Conférence au CC du PCUS), Pravda, 27.8.1987.

30. Cette vision du passé est déjà constituée au printemps 1990 : voir Cipko, A., « HoroSi li naši principy ? » (Nos principes sont-ils bons ?), Novyj Mir, 4, 1990 Google Scholar ; les tonalités sont ultérieurement assombries lors de la transformation de l'essai en livre, Cipko, A., Nasilie lži ili kak zabludilsja prizrak (L'emprise du mensonge ou comment le fantôme s'est égaré), Moscou, 1990.Google Scholar

31. La négation de toute spécificité du stalinisme dans l'histoire post-révolutionnaire était en effet l'élément central de la révision du passé opérée par les nationalistes et notamment par le courant « néo-slavophile », qui voyait dans la révolution la réalisation d'un « complot » juif, dont le symbole était Trotski. Dans ce contexte, le stalinisme était considéré comme le moindre mal, puisque finalement le dictateur avait restauré les valeurs nationales malgré la mise en place d'une politique d'extermination du peuple russe, identifié avec la paysannerie. Ce courant fut le premier à mettre explicitement en cause la révolution en 1988, bien qu'en recourant à la langue d'Esope, et à refuser, par conséquence, la dénonciation du stalinisme menée par l'intelligentsia libérale (cf. par exemple A. Kuz'min, « K kakomu hramu iSèem my dorogu ? » (De quel temple cherchons-nous le chemin ?), Naš Sovremennik, 3, 1988 ; Kozinov, V., « Pravda i istina » (Le juste et le vrai), ibid., 4, 1988.Google Scholar Pour les mêmes raisons les intellectuels qui s'y référaient ont refusé d'adhérer à Mémorial (cf. par exemple Solouhin, V., « Počemu ja ne podpisalsia pod tem pis'mom » (Pourquoi je n'ai pas signé cette lettre), ibid., 12, 1988.Google Scholar Pour le rapport ambigu entre le courant « néo-slavophile » naissant et Staline, cf. A. Bérélowitch, « Des slavophiles aux russophiles », op. cit. Le mythe de la Russie tsariste a été également élaboré par ce courant. L'un des intermédiaires de l'influence néo-slavophile — l'antisémitisme mis à part — sur l'intelligentsia libérale est A. Soljénitsyne. Il apparaît comme l'un des maîtres à penser de ce renouveau. Le succès de Stolypine, sur lequel nous reviendrons, et le silence sur Witte en témoignent.

32. Pour un cadre général, voir Chiesa, G., Transition to Democracy : Political Change in the Soviet Union, 1987-1991, Hanovre-Londres, 1993.Google Scholar

33. Notons, au passage, que l'intelligentsia réformatrice en profite largement.

34. Cf. par exemple, V. Seljunin, « Istoki », op. cit. ; A. Cipko, « Istoki stalinizma », op. cit.

35. Bérélowitch, A., « La place vide de Dieu », Cahiers du Monde russe et soviétique, 3-4, 1988.Google Scholar

36. L'empreinte de Vehi est spécialement visible dans I. Kljamkin, « Kakaja ulica vedet k hramu », op. cit., et dans A. Cipko, « Istoki stalinizma », op. cit. Sur l'influence de Vehi, voir aussi Scherrer, J. , « La fin de l'intelligentsia russe », Godet, M. éd., De Russie et d'ailleurs. Feux croisés sur l'histoire, Paris, 1995.Google Scholar Pour l'influence de Dostoïevski, et notamment Les démons, voir, par exemple, Ju.Karjakin, « Dostoevskij i kanun XXI veka » (Dostoïevski et la veille du xxie siècle), Moscou, 1989 ; Saraskina, L., « Pravo na vlast'. Razmyšljaja nad pervoistočnikom » (Le droit au pouvoir. Réflexions sur les sources primaires), Oktjabr’ (Octobre), 7, 1989.Google Scholar

37. Un seul exemple. La question nationale était, aux yeux des membres de l'intelligentsia libérale, très facile à résoudre : il suffisait d'éliminer le centre impérial de Gorbatchev pour que les républiques « sœurs » se réunissent de leur propre gré dans une Union renouvelée. Voir, par exemple, Batkin, L., « Kak nam obustroit’ Rossiju ? » (Comment refonder la Russie ?), Oktjabr', 4, 1991.Google Scholar

38. Le début de la mise en cause de la révolution dans la presse libérale est un article de V. Kostikov, futur porte-parole d'Eltsine, où l'assemblée constituante dissoute par les bolcheviks en 1918 est évoquée ; il paraît à la mi-1989, peu de temps après la réunion du Congrès des députés du peuple de l'URSS ( Kostikov, V., « Sapogi iz Šagrenovoj koži » (Des bottes en peau de chagrin), Ogonëk, 32, 1989 Google Scholar. Dans les mois suivants, l'assemblée constituante, issue de la révolution de février, semble devenir le point de repère des démocrates : lors de la première manifestation de masse à Moscou demandant l'abolition du rôle dirigeant du parti, Ju. Afanas'ev lance le mot d'ordre du retour aux valeurs de la révolution de février. L'assemblée constituante est toutefois une mémoire « malcommode » pour les libéraux, car le verdict des urnes, tout en témoignant que les bolcheviks étaient minoritaires, révèle que la majorité des électeurs avait voté pour les socialistes révolutionnaires, ce qui montre que la Russie, laissée à elle-même, aurait opté pour la quête d'une troisième voie, en écartant le chemin capitaliste classique. De fait, la révolution de février disparaît très vite du discours, pour laisser la place à une mythisation de la Russie tsariste et de Stolypine, qui s'impose dès la mi-1990 (voir, par exemple, le numéro monographique qui lui est consacré en automne 1990 par la revue Voprosy Ekonomii (Revue d'Économie), dirigée à l'époque par G. Popov, l'un des leaders du mouvement démocratique). Sur l'usage de Stolypine, voir plus loin.

39. Cf. Byčkov, Ju., « Krasnoe pohmel'e » (Lendemains d'ivresse [bolchevik], Stolica (La capitale), 5, 1990 Google Scholar ; Arutjunov, A., « Byl li Lenin agentom germanskogo genštaba ? » (Lénine était-il un agent de l'état-major général allemand ?), Stolica, 1, 1991 Google Scholar et id., « Rodimoe pjatno bol'ševizma » (La tache de naissance du bolchevisme), ibid., 4, 1991. Dans cette démonisation de Lénine aussi, l'influence du courant « néo-slavophile » est évidente. Elle s'exprime aussi bien dans la structure du discours que dans le langage : cf. par exemple le texte de Solouhin, V., l'un des maîtres à penser du courant « néo-slavophile » « Čitaja Lenina » (En lisant Lénine), Rodina (La patrie), 10, 1989.Google Scholar

40. Voir, par exemple, Sabov, A., « Obmorok ot svobody » (Syncope pour cause de liberté), Literaturnaja Gazeta, 39, 1990 Google Scholar ; Novikov, S., « Karaul ! Dollary ! » (Au secours ! des dollars !), ibid., 25, 1990.Google Scholar Les nombreux articles consacrés à faire l'éloge des entrepreneurs-mécènes s'inscrivent dans la même logique (cf., par exemple, R. Petrov, « Tret'je soslovie, ili uničtožnnyj kapital » (Le tiers état, ou le capital anéanti), Ogonëk, 27, 1990. Le film du cinéaste S. Govoruhin, La Russie que nous avons perdue (1992), synthétise cette image.

41. L'anti-communisme a été en effet beaucoup plus qu'un programme positif, le « ciment » du mouvement démocratique : dès que, à la suite du putsch d'août 1991, l'« ennemi » a disparu, le mouvement s'est défait. Voir par exemple l'analyse de Vite, O., « V poiskah utračennogo vraga » (A la recherche de l'ennemi perdu), Moskovskie Novosti, 43, 1991.Google Scholar

42. Le recours à la figure de Stolypine a notamment modulé en automne 1990 l'opposition des nouveaux pouvoirs russes, émanant des élections du printemps, au centre gorbatchévien : en novembre, au nc Congrès des députés du peuple de Russie, le Premier ministre de B. Eltsine, I. Silaev, évoque l'exemple réformateur tsariste en soutien de la politique radicale poursuivie par les dirigeants russes, Rossijskaja Gazeta (Le journal russe), 29.11.1990 ; voir aussi l'article très significatif de R. Petrov, « Pëtr Stolypin : odinočestvo reformatora » (Pëtr Stolypin : la solitude d'un réformateur), Rossija (Russie), 22.11.1990. Notons au passage que la mise en valeur de Stolypine véhicule un autoritarisme anti-démocratique destiné à s'imposer dans la culture libérale après la chute du régime communiste, lorsque les difficultés de la mise en place de la démocratie et de la réforme économique apparaissent dans toute leur envergure.

43. Ce mythe apparaît, dans les milieux libéraux, dès l'été 1989 : voir I. Kljamkin, A. Migranjan, « Nužna li ‘železnaja ruka’ ? » (Une main de fer est-elle nécessaire ? ), Literaturnaja Gazeta, 33,1989. Le fait que même L. Batkin, le maître à penser des démocrates, le refuse avec le plus d'acharnement, est significatif : tout en affirmant que les réformes ne peuvent être effectuées sans démocratie, il ne pose pas la question du soutien social, ce qui présuppose l'existence d'un consensus a priori dans la société, « Mertvyj hvataet živogo. ‘Demokratičeskij diktator’ — huže ne produmaeš » (Le mort attrape le vivant : il n'y a pas de pire invention que le « dictateur démocratique »), Literaturnaja Gazeta, 38, 1989. Les seuls qui se sont engagés dans la quête d'interlocuteurs sociaux, notamment auprès des mineurs, ont été des sociologues : cf. L. Gordon, A. Nazymova, « Perestrojka : vozmoznye varianty ? » (Perestroïka : y a-t-il des variantes possibles ?), Kommunist, 13,1989 ; Gordon, L., Klopov, E., « Rabočee dviženie : novyj etap » (Le mouvement ouvrier : une nouvelle étape), Narodnyj deputât (Le député du peuple), 7-8, 1990.Google Scholar

44. Voir M. Ferretti, « De l'engouement pour la liberté à l'apologie de l'autoritarisme : la métamorphose de l'intelligentsia démocratique russe », De Russie et d'ailleurs, op. cit.

45. Cf. par exemple le texte « classique », car il fut le premier à paraître, de Afanas'ev, Ju., « Prošloe i my » (Le passé et nous), Kommunist (Communiste), 14, 1985.Google Scholar

46. Une enquête menée en 1988 nous fournit des données et est spécialement éloquente à ce propos : si en novembre 1987, 92,8 % des personnes interrogées affirmaient « éprouver un sentiment d'orgueil pour le passé de son peuple », en juin 1988 seulement 63 % se sentent fières de leur histoire ( Žajravlev, G. T., Merkušin, V. I., Fomicev, Ju., « Istoričeskoe soznanie : opyt sociologičeskogo issledovanija » (La conscience historique : essai d'enquête sociologique), Voprosy Istorii, 6, 1989.Google Scholar Cette crise d'identité s'approfondit par la suite. Ainsi, une comparaison des enquêtes menées en 1988-1990 par l'équipe de Ju. Levada révèle que l'idée que l'expérience soviétique ne peut pas servir de modèle est partagée, fin 1988, seulement par 5 % des personnes interrogées, mais un an après elle l'est déjà par 34 % et, en 1990, par 52 %, « S každym godom vsë huže » (Chaque année tout empire), Nezavisimaja Gazeta, 12.3.1991.

47. Voir, à ce propos, les analyses de I. Bestužev-Lada, « Pravdu i tol'ko pravdu, Razmyšlenija sociologa o tragiéeskih stranicah našej istorii i protivnikah perestrojki » (La vérité et rien que la vérité. Réflexions d'un sociologue sur les pages tragiques de notre histoire et sur les adversaires de la perestroïka), Nedejla (La semaine), 5, 1988 et « Nado li vorošit prošloe ? » (Faut-il remuer le passé ?), 3,1988. Admettre la tragédie stalinienne signifie, pour beaucoup de gens de ces générations, perdre toute identité : il est significatif que la longue lettre de défense du stalinisme écrite par un vétéran du parti s'intitule « Le sens de notre vie » ( Malahov, M. I., « Smysl’ našej žizni », Molodaja gvardija (La jeune garde), 4, 1988.Google Scholar

48. Cf. I. Vinogradov, « Mozet li pravda byt’ poetapnoj ? » (La vérité peut-elle être graduelle ?), dans Ju. AFANAS'EV éd., Inogo ne dano (La seule issue), op. cit., pp. 282-283, qui donne une des définitions de la « culpabilité collective » les plus lucides.

49. Le Repentir est d'ailleurs le titre du film consacré au stalinisme par le metteur en scène géorgien T. Abuladze, film qui n'a pu sortir qu'au début de 1987, après des années d'attente. Film-manifeste, l'importance du Repentir a été comparée à celle de la publication d'Une Journée d'Ivan Denissovitch à l'époque du Dégel (cf. Bitov, A., « Portret hudožnika v smelosti » (Portrait d'un artiste à la grande audace), Moskovskie Novosti, 7, 1987.Google Scholar

50. Cf. A. Cipko, Nasille lžt.., op. cit.

51. L'idée que la destruction de la paysannerie, incarnation du peuple russe, était le but des bolcheviks module le discours sur le passé des nationalistes.

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53. Voir l'auto-représentation de l'intelligentsia en tant que victime éternelle et éternel opposant du pouvoir à l'époque soviétique tracée par Lihačev, D. S., « O russkoj intelligencii » (Sur l'intelligentsia russe), Novyj Mir, 2, 1993.Google Scholar

54. Cf. à ce propos : Pomeranc, G., S. t. Vedomosti Memoriala (Les nouvelles de Mémorial), 1, 1989 Google Scholar ; M. Gefter, « Vystradat’ obščuju rodoslovnuju » (Parvenir à une généalogie commune), ibid. ; L. Razgon, « Puti k Memorialu » (Les chemins du Mémorial), ibld., Vol'ter, B., « Prozrenie idet sliškom medlenno » (Recouvrer la vue : processus qui va trop lentement), Moskovskie Novostl, 4, 1988 Google Scholar ; Kazutin, D., « Žertvoju pali » (Victimes de…), Ibid., 48, 1988 Google Scholar, et Razgon, L., « Privodjaščij v ispolnenie » (Mettant à exécution), ibid., 48, 1988.Google Scholar

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59. Cet élément ressort bien des enquêtes menées par les membres de Mémorial sur les visiteurs de leurs expositions en 1988 : seulement 10 % ont moins de 25 ans et 9 % ont entre 25 et 35 ans ; 4 % sont des élèves ; 3 % sont des étudiants (Archives de Mémorial).

60. Levi, P., Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, 1989.Google Scholar

61. Anisimov, E. V., « “Fenomen Pikulja” — glazami istorika » (Le phénomène Pikul’ vu par les yeux d'un historien), Znamja (L'Étendard), 11, 1987 Google Scholar ; Gulyga, Ars., « Fenomen Pikulja »(Le phénomène Pikul’), Moskva (Moscou), 6, 1988 Google Scholar ; cf. aussi Mehnert, K., The Russian and Their Favorite Books, Stanford, 1983.Google Scholar

62. Cette opération a suscité de nombreuses polémiques : la proposition a été avancée, notamment, d'ériger sur le lieu une simple chapelle pour sauver la mémoire de la destruction.

63. Évoquons ici, à titre d'exemple, les nombreux travaux publiés sur la collectivisation et les répressions, et en particulier, dans la revue Otečestvennaja Istoria (Histoire nationale), les recherches sur la répression des élites intellectuelles menées par les historiens de l'Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg et de Moscou, Zaharov, V. P., Lepehin, M. P., Fomina, E. A., Akademičeskoe delo, 1929-1931 (L'affaire de l'Académie, 1929-1931), Saint-Pétersbourg, 1993 Google Scholar; Jaroščevskogo, M. Ja. éd., Repressirovanninja nauka (La science réprimée), Saint- Pétersbourg, 1994 Google Scholar ; Kumanev, V. A. éd., Tragičeskie sud'by : repressirovannye učenye Akademii Nauk SSSR (Destins tragiques : la répression contre les savants de l'Académie des Sciences), Moscou, 1995 Google Scholar. Voir aussi le recueil de documents sur la révolte de la paysannerie à Tambov pendant la guerre civile ( Danilov, V., Sanin, T., Krest'janskoe vosstanie v tambovskoj gubernii v 1919-1921 gg. « Antonovščina » (La révolte paysanne dans la province de Tambov en 1919- 1921. L'« Antonovščina »), Tambov, 1994.Google Scholar