Hostname: page-component-5c6d5d7d68-pkt8n Total loading time: 0 Render date: 2024-08-16T23:40:26.403Z Has data issue: false hasContentIssue false

Naissance d'un paradigme : Tocqueville et le voyage en Amérique (1825-7831)

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

François Furet*
Affiliation:
E.H.E.S.S.

Extract

Dans la biographie de Tocqueville, la décision d'entreprendre le voyage américain qui devait être le terrain de sa gloire n'est pas possible à dater exactement. Tocqueville s'embarque au Havre avec son ami Beaumont le 28 mars 1831, sans qu'aucun témoignage antérieur ne permette de savoir quand l'idée de ce voyage a commencé à germer dans sa tête, et quand elle a définitivement pris corps. Sa correspondance avec son ami d'enfance Louis de Kergorlay n'en souffle mot, de 1822 à 1830, et elle s'interrompt entre le 8 septembre 1830, date du retour d'Algérie du lieutenant de Kergorlay, et le départ de Tocqueville ; d'ailleurs la dernière lettre de Tocqueville avant de quitter la France est du 7 novembre 1828. Sa correspondance avec son futur compagnon de voyage, Gustave de Beaumont, n'est guère plus instructive à cet égard. Tocqueville n'y fait allusion au grand voyage qu'in extremis, deux semaines avant le départ, le 14 mars 1831.

Summary

Summary

This article attempts to reconstruct the intellectual development which led the young Tocqueville to decide on his voyage to America. It covers the years from 1825, the period of his early letters when he was still a law student, until his departure in 1831. His plan is mentioned neither in his correspondence nor in his other notes. Yet, from his very arrival to America, his travel diary bears witness to the existence of a well developed working hypothesis. This study tries to reconstitute the genealogy of Tocqueville ‘s concept of America—an idea which preceded his trip and was pre-condition for it.

Like the Doctrinaires, Tocqueville sought to understand the nature of the French Revolution and the future which it implied. Like them, he started out with a comparison between France and England, the two prototypical histories of Europe. But as he did not believe in mixed Systems of government, he soon substituted American democracy for English aristocracy as a term of comparison with French revolutionary democracy. July 1830 confirmed his pessimism concerning the durability of mixed Systems of government and his belief in the necessity of an American point of comparison.

Type
Le Politique
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1984

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Notes

1. Tocquevnxe, Alexis De, oeuvres complètes, tome XIII, Correspondance d'Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, Paris, Gallimard, 2 vols, 1977.Google Scholar La référence à cet ouvrage, dans la suite de cet article, sera indiquée par la lettre K.

2. Tocqueville, Alexis De, OEuvres complètes, tome VIII, Correspondance d'Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont, Paris, Gallimard, 3 vols, 1967, 1, pp. 105106.Google Scholar La référence à cet ouvrage, dans la suite de cet article, sera indiquée par la lettre B.

3. Le livre fondamental à cet égard reste celui de Pierson, G.W., Tocqueville and Beaumont in America, New York, Oxford Univ. Press, 1938.Google Scholar

4. Le projet d'enquête de Tocqueville et Beaumont est exposé dans une « note » de 1831 : « Notes sur le système pénitentiaire et sur la mission confiée par Monsieur le Ministre de l'Intérieur à MM. Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville. » Le rapport d'enquête paraît en 1833. Il sera réédité en 1836, en deux volumes, précédés d'une longue introduction : « Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France, suivi d'un appendice sur les colonies pénales et de notes statistiques. » Une troisième édition paraîtra en 1845, enrichie de l'oeuvre législative de Tocqueville sur le problème pénitentiaire.

5. B.,I,p. 106.

6. Idem.

7. Rémond, R., Les États-Unis devant l'opinion française, Paris, A. Colin, 1962, 2 vols.Google Scholar

8. Hyde de Neuville, ex-agent des frères de Louis XVI pendant leur émigration, ambassadeur à Washington sous la Restauration, était un ami intime du comte Hervé de Tocqueville, père d'Alexis.

9. Monseigneur de Cheverus, archevêque de Bordeaux sous la Restauration, avait été évêque de Boston.

10. B.,I,p. 105.

11. Le tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique de Volney était paru en 1803 (2 vols). Une traduction française du livre de Cooper, Fenimore, Lettres sur les moeurs et les institutions des États-Unis de l'Amérique du Nord, 4 vols, venait d'être publiée, en 1828.Google Scholar

12. G. W. Pierson, op. cit., partie ix, « The interprétation of an expérience ».

13. A. De Tocquevhxe, O.C., tome V, 1.

14. K.,1, pp. 69-74.

15. K.,I, pp. 139-140.

16. A. De Tocquevtlle, O.C., tome V, 2 vols, p. 173.

17. K., I, pp. 373-375.

18. Dans une lettre qu'il lui adresse le 8 décembre 1827, Kergorlay caractérise leur époque comme « un temps où l'instruction, la capacité, les femmes vont tous les jours en s'égalisant de plus en plus et où tous les yeux sont ouverts sur cette marche des choses » (K., I, p. 122). Il y a bien évidemment osmose entre la pensée des deux jeunes gens.

19. A la vérité, la formule est citée par Sainte-Beuve comme appartenant à « quelqu'un de très judicieux et de très respectable » et suivie d'un commentaire de son cru : « Ce qui fait qu'il a quelquefois pensé creux. » Causeries du lundi, 3e édition, t. XV.

20. A. De Tocqueville, O.C., tome V, 1.

21. Sur ce dernier point, voir le livre de Schleifer, J.T., The Making of Tocqueville's Democracy in America, Berkeley, University of North Carolina Press, 1980.Google Scholar

22. Cette indication est donnée par André Jardin, dans une note commentant la lettre du 5 octobre 1828 de Tocqueville à Beaumont (B., I, p. 50).

23. Lingard, John, A History of England from the First Invasion by the Romans to the Commencement ofthe Reign of William IIP1, l” éd., 8 vols, Londres, 1819-1830.Google Scholar Une traduction française parut de 1821 à 1837. Voir la note d'André Jardin, B., I, p. 50.

24. Les Essais sur l'histoire de France de Guizot étaient parus en 1823.

25. Ce schéma interprétatif est classique dans toute l'historiographie de cette époque.

26. Sur l'interprétation de l'histoire anglaise par Tocqueville, voir le livre de Drescher, S., Tocqueville and England, Harvard Univ. Press, 1964.Google Scholar

27. Sur la part de critique implicite de Guizot qui comporte plusieurs chapitres de De la Démocratie en Amérique, voir la thèse inédite de Lamberti, J.-C., Démocratie et Révolution chez Tocqueville, Paris, 1981.Google Scholar

28. B.,1, pp. 77, 80-81.

29. F. Guizot a professé son cours sur l'histoire des origines du gouvernement représentatif en 1820-1822. Il a publié l'histoire du règne de Charles Ier, Paris, 2 vols, en 1826.

30. F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 14e leçon.

31. Montesquieu, L'Esprit des lois, Livre XI, chap. vi ; livre XIX, chap. XXVII.

32. B.,1, p. 69.

33. Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, lre partie, Livre IX, chap. 10.

34. K.,I,p.374.

35. Remusat, « De l'esprit de réaction, Royer-Collard et Tocqueville », Revue des Deux- Mondes, 15 oct. 1861 ; Corral, Luis Diez Del, « Tocqueville et la pensée politique des Doctrinaires », dans Alexis de Tocqueville : Livre du centenaire, Paris, C.N.R.S., 1960.Google Scholar

36. F. Guizot, Des Moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France, 1821, chap. 1. De la pensée de Guizot, le prochain livre de P. Rosanvallon, dont je viens de lire le manuscrit, m'a aidé à distinguer ce qui la sépare si tôt de celle de Tocqueville.

37. K.,I, pp. 225-236.

38. A la veille de son premier voyage en Angleterre, le 5 juillet 1833, Tocqueville écrit à la comtesse de Pisieux : « Je voudrais, moi, m'aller un peu désennuyer chez nos voisins. Et puis, on prétend qu'ils vont décidément entrer en révolution et qu'il faut se dépêcher de les voir tels qu'ilssont. Je me hâte donc d'aller en Angleterre comme à la dernière représentation d'une belle pièce. » Tocqueville abandonne cette idée d'une Angleterre en révolution une fois qu'il s'y trouve (O.C., t. V, il, p. 36) ; mais en août 1835, dans la fameuse lettre à Mole sur la complexité du cas anglais, il parle encore, comme d'un but de son deuxième voyage en Angleterre, de se donner « la vue d'un grand peuple s'agitant au milieu d'une grande révolution ». Et après ce voyage, l'année suivante, il écrit à son ami Reeve (lettre du 22 mai 1836) : « Vous me paraissez depuis cinq ans en pleine Révolution. » Sur cette question, voir S. Drescher, op. cit., pp. 35-36.

39. K.,I,p.232.

40. Tocqueville nuancera le propos dans son livre, puisque le premier tome de la Démocratie fait état des « restes du parti aristocratique aux États-Unis » (La Démocratie en Amérique, I, 2e partie, ehap. 2).

41. K.,I,p.233.

42. Idem.

43. Idem.

44. O.C., tome V, i, pp. 89-90.

45. Cette filiation est analysée par Manent, Pierre, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, 1982.Google Scholar

46. O.C., tome V, i, p. 203.

47. Idem, p. 189.

48. Idem, pp. 189-190.

49. Idem, p. 235.

50. Idem, p. 191.

51. Idem, p. 203.

52. On peut trouver une vérification supplémentaire du caractère systématiquement ternaire de la démocratie en Amérique dans cet autre passage des Carnets de voyage, en date du 27 janvier 1832 : « Il y a deux états sociaux qui se conçoivent nettement : dans l'un, le peuple est assez éclairé et se trouve dans des circonstances telles qu'il peut se gouverner lui-même. Alors, la société agit sur elle-même. Dans l'autre, un pouvoir extérieur à la société agit sur elle et la force de marcher dans une certaine voie. Ces deux principes sont clairs et les conséquences s'en déduisent facilement et avec une rigueur logique. Mais il y a un troisième état social dans lequel la force est divisée, étant tout à la fois dans la société et extérieure à la société ; celui-là ne se comprend qu'avec peine en théorie, n'existe que péniblement et laborieusement en pratique. Les États-Unis ont le premier, l'Angleterre et surtout la France, le troisième. Causes de malaise pour ces deux puissances ; mais il ne dépend pas toujours des peuples d'arriver au premier état, et souvent, pour le vouloir, il tombe dans le second. Ceci pourrait tenir assez bon rang dans un recueil de logogriphes. »