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Parenté et marché foncier à l’époque moderne: une réinterprétation

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Bernard Derouet*
Affiliation:
CNRS-CRH

Résumé

Les analyses du marché foncier consacrées aux sociétés rurales européennes de la fin du Moyen âge et de l’époque moderne sont amenées à s’intéresser particulièrement à l’articulation entre ces transferts et les relations de parenté qui peuvent exister entre les acteurs de l’échange. Il sera suggéré ici qu’une meilleure compréhension de ces problèmes passe par une reformulation des termes mêmes dans lesquels la question est généralement posée. Dans la mesure où les relations de parenté ne tiennent pas partout la même place et sont utilisées selon des voies spécifiques dans les différentes sociétés rurales — notamment en rapport avec la variété des pratiques d’héritage et des modes de reproduction sociale —, l’étude de leur interférence avec le marché foncier nécessite elle-même une analyse plurielle. Cela concerne aussi bien les circonstances qui donnent lieu à de tels transferts, que le problème de la formation du prix de la terre en pareil cas. Tout en tenant compte de l’infinie variété des situations locales, deux « modèles » opposés peuvent être mis en lumière à cet égard. Chacun d’eux représente une réponse particulière au problème du prix des transactions foncières, et traduit des modalités spécifiques des relations entre parents, tant entre collatéraux qu’entre ascendants et descendants, au sujet de la terre.

Abstract

Abstract

Landed property transfers in European rural societies at the end of Middle Ages and in the modern era are often to be examined in connection with the kinship relations between the authors of the transfers. This paper suggests that a better understanding of these issues can be gained from a new formulation of the very terms in which they are usually addressed. Since kinship does not play the same role in all parts of Europe and has different implications in various rural societies, which have their own inheritance practices and modes of social reproduction, its influence on property transactions requires a manifold analysis. For instance, the circumstances which determine such transfers as well as the land price-setting practices also need to be studied. Among the wide variety of local conditions, two opposites “models” can be traced. They each represent a specific answer to the questions of land-pricing transactions and reflect specific relations among kin — collaterals and relatives in ascending and descending lines — with respect to land.

Type
Liens de Famille. Noms, Alliances, Patrimoines
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2001

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References

1. Le problème est abordé en particulier dans L’eredità immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Turin, 1985 (trad. fr. sous le titre Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989 Google Scholar). Giovanni Levi a publié aussi plusieurs articles sur ce sujet, parmi lesquels « Economia contadina e mercato della terra nel Piemonte di antico regime », Storia dell’ agricoltura italiana in età contemporanea, t. 2, 1990, Venise, Marsilio Editori, pp. 535-553, et « Il mercato della terra in Piemonte in età moderna », Itinera, 12, 1992, pp. 153-174.

2. Parmi les nombreux travaux sur cette question, voir en particulier Faith, Rosamond J., «Peasant Families and Inheritance Customs in Medieval England», The Agricultural History Review, XIV, 1966, pp. 77-93 Google Scholar; Hyams, Paul R., «The Origins of Peasant Land Market in England», The Economic History Review, XXIII-1, 1970, pp. 18-31 CrossRefGoogle Scholar; Macfarlane, Alan, The Origins of English Individualism: the Family, Property and Social Transition, Oxford, Blackwell, 1978 Google Scholar; Smith, Richard M. (éd.), Land, Kinship and Life-Cycle, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 Google Scholar; Harvey, P. D. A. (éd.), The Peasant Land Market in Medieval England, Oxford, Clarendon Press, 1984 Google Scholar; Razi, Zvi, « Family, Land and the Village Community in Later Medieval England », Past and Present, 93, 1981, pp. 3-36 CrossRefGoogle Scholar; id., « The Erosion of the Family-Land Bond in the Late Fourteenth and Fifteenth Centuries: A Methodological Note », in R. M. Smith, Land, Kinship..., op. cit., pp. 295-304; id., « Family, Land and the Village Community in Later Medieval England », in T. H. Aston (éd.), Landlords, Peasants and Politics in Medieval England, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, pp. 360-393; Sreenivasan, Govind, « The Land-Family Bond at Earls Colne (Essex) 1550-1650 », Past and Present, 131, 1991, pp. 3-37 CrossRefGoogle Scholar; Hoyle, Richard W. et Sreenivasan, Govind, « Debate: The Land-Family Bond in England », Past and Present, 146, 1975, pp. 151-187 CrossRefGoogle Scholar; Whittle, Jane, « Individualism and the Family-Land Bond: A Reassessment of Land Transfer Patterns among the English Peasantry c. 1270-1580 », Past and Present, 160, 1998, pp. 25-63 CrossRefGoogle Scholar.

3. Sur l’origine, l’évolution et les variantes locales de cette institution, qui s’est imposée à partir du XIIIe siècle aux dépens de la laudatio parentum et a survécu jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, on se reportera aux grandes synthèses d’histoire du droit et aux ouvrages spécialement consacrés à ce sujet, telles les études de Louis Falletti, Le retrait lignager en droit coutumier français, 1923, d’Émile Jobbe-Duval, Histoire du retrait lignager et de la vente à réméré, 1874, sans oublier les travaux portant sur une région précise comme ceux de Genestal, Robert, Le retrait lignager en droit normand, Caen, Caron, 1925 Google Scholar ou de Ourliac, Paul, « Le retrait lignager dans le Sud-Ouest de la France », Études d’histoire du droit médiéval, Paris, Picard, 1975, pp. 199-226 Google Scholar.

4. Rappelons qu’en ancien droit français la notion de « lignage » n’implique pas comme en anthropologie un système de parenté fondé sur un principe d’unifiliation, et qu’elle a cours dans un contexte de pratiques à caractère bilatéral. En outre, cette notion de « lignage » doit ici être soigneusement distinguée de l’usage qu’en font certains médiévistes à propos des ˆ transformations du Moyen Âge central, dont certains aspects seraient décrits de manière plus appropriée comme l’émergence partielle d’une société « à maisons » dans le système familial nobiliaire — au moins lorsqu’on a en vue, dans cette mutation, ce qui concerne le recentrage de l’identité familiale sur le patrimoine et le fait que l’ancrage territorial devient le pivot du système, avec notamment les pratiques d’aînesse successorale associées à ces changements.

5. Yver, Jean, Essai de géographie coutumière. Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés, Paris, Sirey, 1966 Google Scholar.

6. Le caractère opératoire de la notion de « parentèle » à propos des régions de l’Ouest a été mis en évidence en particulier par les travaux de Georges Augustins pour le Morbihan, Martine Segalen pour le pays bigouden, Tiphaine Barthelemy pour la Bretagne intérieure et Marie-Claude Pingaud pour le Perche. Les recherches que j’ai menées en Thimerais (partie de l’Eure-et-Loir proche de la Normandie) conduisent à des résultats assez comparables, avec quelques nuances dues au fait qu’il s’agit en partie d’un pays de grand fermage, avec des différenciations sociales plus marquées. Pour une synthèse provisoire et des suggestions à propos des systèmes égalitaires de transmission, Derouet, Bernard, « La transmission égalitaire du patrimoine dans la France rurale (XVIe-XIXe siècles): nouvelles perspectives de recherche », dans Historia de la familia, Jimenez, F. Chacon (dir.), t. 3, Familia, casa y trabajo, Murcie, 1997, pp. 73-92 Google Scholar; et « Transmettre la terre. Les inflexions d’une probléma tique de la différence », dans Problèmes de la transmission des exploitations agricoles XVIIIe XXe siècles), G. Bouchard , J. Goy et A.-L. Head-Köng (éds), Rome, École française de Rome, 1998, pp. 117-153.

7. Les archives utilisables ici sont celles de l’enregistrement (centième denier, contrôle des actes), les archives judiciaires et les minutes notariales (compromis, actes de vente). Toutes ces sources évoquent des retraits et contribuent à se faire une idée de leur importance, mais sans permettre d’en proposer une véritable statistique: en effet, elles ne mentionnent pas systématiquement tous les retraits et ne permettent pas toujours d’identifier comme tels des actes présentés de la même manière que les autres transferts fonciers.

8. La proportion apparaîtrait cependant plus importante si on rapportait le nombre des retraits à celui des seules ventes foncières entre individus non apparentés, qui sont par définition les seules où peut intervenir un retrait lignager.

9. L’importance exacte des ventes entre parents peut donner lieu à débats: le résultat dépend non seulement de la définition même de la parentèle (jusqu’à quel degré de consanguinité, et comment prendre en compte la parenté par alliance ?), mais aussi de la possibilité de croiser un ensemble de transactions avec un fichier généalogique très complet, qui ne privilégie aucune des lignes et qui remonte suffisamment loin dans le temps pour identifier toutes les filiations possibles. Le travail réalisé en Normandie par Bardet, Jean-Pierre, Beaur, Gérard et Renard, JacquesMarché foncier et exclusion en Normandie. Premiers résultats d’une enquête sur la région de Vernon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », in Bouchard, G., Dickinson, J. A. et Goy, J. (éds), Les exclus de la terre en France et au Québec XVIIe-XXe siècles. La reproduction sociale dans la différence, Sillery, Les Éditions du Septentrion, 1998, pp. 193-202 Google Scholar) est à ce jour la plus sérieuse des tentatives faites en ce sens, bien qu’il me paraisse plutôt sous-estimer la proportion des ventes intra-parentales, en raison des sources et méthodes utilisées. De toute façon, mon propos n’est pas d’affirmer que ces ventes phagocytent complètement le marché foncier, ni même qu’elles soient majoritaires: ce qui est en question ici est l’existence d’un droit de priorité ou d’une « préférence » parentale, qui n’implique aucunement que le marché se caractérise par son absence d’ouverture.

10. Derouet, Bernard, « Le partage des frères. Héritage masculin et reproduction sociale en Franche-Comté aux XVIIIe et XIXe siècles », Annales ESC, 48-2, 1993, pp. 453-474 Google Scholar; et « La terre, la personne et le contrat: exploitation et associations familiales en Bourbonnais (XVIIe-XVIIIe siècles) », à paraître.

11. Cette vision classique est dans la ligne des critiques qui, dès avant la Révolution, ont été formulées contre le retrait lignager (entre autres Lamoignon, Arrêtés, pp. 113-129 de l’édition de 1702): le retrait, accusé d’entraver la liberté du commerce et d’affaiblir la sûreté des transactions, aurait eu pour effet d’entraîner à la baisse le prix des terres (au titre de la prime correspondant au risque pris par l’acquéreur de voir son achat remis en cause).

Si on acceptait cette conclusion, ce serait cependant admettre que la crainte d’un retrait conduit à un prix minoré qui risque d’autant plus, à cause justement de ce rabais, de susciter des candidatures au retrait parmi les parents du vendeur et donc de fragiliser la transaction réalisée.

12. Cette reconstitution des étapes qui mènent au retrait comporte bien sûr une marge d’incertitude qu’on ne cherchera pas à se dissimuler. Comment pourrait-il en être autrement ? Les sources d’origine notariale qui mettent en scène les retraits — qu’il s’agisse des actes de rétrocession, ou même des transactions qui concluent des litiges sur ce sujet — se préoccupent avant tout d’argumenter sur les points de droit, et ne donnent jamais de détails sur les motivations intimes des intervenants ni sur la façon dont ils ont perçu le rapport des forces en présence. Et si ces documents mentionnent des prix, ils n’explicitent pas les processus ayant mené à leur fixation. Nous restons donc dans le domaine de l’hypothèse, mais ceci vaut pour toute interprétation quelle qu’elle soit. Celle qui est proposée ici nous semble offrir cependant le meilleur degré de probabilité, parce qu’elle prend en considération l’interconnaissance existant entre proches dans les sociétés rurales traditionnelles: à partir de là, le recours au retrait lignager ne peut être interprété que comme un échec de la relation entre parents, soit parce qu’il traduit d’anciennes inimitiés, soit parce qu’il témoigne d’un désaccord ayant porté sur le prix de la transaction.

13. Cf. les références bibliographiques indiquées à la note 1.

14. Le terme de « voisins » fait référence ici non pas à un voisinage d’habitation, mais à la situation de paysans qui vivent dans le même village et dont les terres sont proches les unes des autres.

15. Les ventes de terre entre un paysan et un notable constituent en effet un cas particulier, et se concluent presque partout à un niveau de prix inférieur à celui des autres transactions: la plupart interviennent pendant les périodes de crise, quand la pression d’une conjoncture difficile s’exerce sur les vendeurs. Giovanni Levi y voit le « prix de charité » consenti par un acquéreur qui n’est pas intéressé par ces lopins de terre, mais qui trouve là l’occasion d’exercer une stratégie clientélaire. C’est une interprétation judicieuse, mais qui ailleurs n’en exclut pas d’autres: l’argument selon lequel ces lopins de terre n’auraient pour les notables aucun intérêt économique parce qu’ils sont petits, dispersés et ne permettent pas de créer des métairies n’est pas entièrement déterminant, car il suppose que seule la rente foncière pourrait être source d’un profit direct pour le notable. En fait, des achats de lopins dispersés peuvent aussi être réalisés sans intention de les garder et de les exploiter, mais pour les acquérir à bas prix et les remettre ultérieurement dans le circuit de la petite propriété-exploitation paysanne, lorsque la conjoncture et le prix de la terre seront redevenus meilleurs. Le profit escompté en ce cas n’est ni celui de l’entrepreneur ni celui du rentier, il est spéculatif et consiste en une recherche de la plus-value.

16. Voir les références citées à la note 6.

17. Sur ces aspects, que l’on retrouve en plusieurs sociétés à transmission égalitaire de la moitié nord de la France (sauf dans les régions où le grand fermage monopolise la terre), se reporter aux travaux de Pingaud, Marie-Claude sur le Perche, et notamment « Partage égalitaire et destin des lignées », Annales de démographie historique, 1995, pp. 17-33 CrossRefGoogle Scholar.

18. Cet idéal est souvent contrarié par les accidents démographiques ou économiques, et par les aléas des destinées individuelles ou familiales: ceux-ci engendrent inévitablement une certaine animation du marché foncier, qui contribue à modifier les équilibres entre maisons au sein d’une société locale qu’on peut rarement qualifier d’immobile. Il est évident que, dans les faits, on ne rencontre jamais de véritable « degré zéro » du marché foncier.

19. Sous l’Ancien Régime, les pratiques suivant un principe de masculinité de l’héritage (avec dotation/exclusion des filles mariées) étaient assez caractéristiques du Jura et de nombreuses régions alpines (y compris hors de France, comme en Suisse et en Italie du Nord). Pour autant, cette faveur accordée aux enfants mâles ne s’appliquait pas toujours à la totalité d’entre eux, même si elle pouvait en concerner plusieurs. Par ailleurs, dans les régions du Massif central, le principe de masculinité pouvait être présent, tout en laissant parfois à une fille la possibilité de figurer parmi les successeurs (alors même qu’une autre fille ou un autre garçon était de son côté doté et exclu). Pour quelques suggestions sur ce problème à partir de l’exemple de la Haute-Marche, voir Bernard DEROUET, « Les paradoxes de l’ouverture: exclusion familiale et migrations dans la Creuse et le nord du Massif central (18e-19e siècles) », inG. Bouchard, J. A. Dickinson et J. Goy (éds), Les exclus de la terre..., op. cit., pp. 307-329.

20. Sur cette souplesse des pratiques en système d’héritage inégalitaire, voir notamment Dossetti, Manuela, « Usages successoraux et gestion des patrimoines familiaux. Le cas du village de Pontechianale entre 1713 et 1850 », Le monde alpin et rhodanien, 3, 1994, pp. 47-67 Google Scholar; et Francine Rolley, « Reproduction familiale et changements économiques. L’exclusion dans le Morvan du nord, XVIIe-XVIIIe siècles », in G. Bouchard, J. A. Dickinson et J. Goy (éds), Les exclus de la terre..., op. cit., pp. 133-157.

21. Stamatoyannopoulou, Maria, « Déplacement saisonnier et exploitation rurale en Grèce dans la deuxième moitié du XIXe siècle: le cas de Krathis », in Woolf, S. (éd.), Espaces et familles dans l’Europe du Sud à l’âge moderne, Paris, Éditions de la MSH, 1993, p. 208 Google Scholar.

22. Pour les Alpes piémontaises, se reporter à la monographie d’une famille du village d’Alagna, où apparaît de manière très intéressante la relation complexe et nuancée qui s’établit entre l’oncle paternel émigré et sa famille d’origine: Pier Viazzo, Paolo, « Famille, parenté et co-résidence dans un village walser. Une note d’ethnographie sur Alagna (Valsesia) », Le monde alpin et rhodanien, 3, 1994, pp. 27-46 Google Scholar, particulièrement p. 43.

23. Voir à ce propos Augustins, Georges, Comment se perpétuer? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’ethnologie, 1989 Google Scholar.

24. Pour une analyse plus approfondie de ces questions et des références bibliographiques, voir Derouet, Bernard, « Territoire et parenté. Pour une mise en perspective de la communauté rurale et des formes de reproduction familiale », Annales HSS, 50-3, 1995, pp. 645-686 CrossRefGoogle Scholar.

25. Voir notamment Demonet, Michel, Tableau de l’agriculture française au milieu du XIXe siècle. L’enquête de 1852, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, pp. 54-58 Google Scholar (surtout p. 57), et carte p. 55.

26. Indications et citations issues de l’ouvrage de Caziot, Pierre, La valeur de la terre en France, description des grandes régions agricoles et viticoles, prix et fermages des biens ruraux, Paris, Baillière et fils, 1914 (pp. 274-280 Google Scholar, 345-346 et 364).

27. Même pour l’époque contemporaine, ce constat garde une certaine pertinence: voir à ce sujet les cartes et les commentaires d Grand atlas de la France rurale, Brun, A., Stephan, J.-M. et Bontron, J.-C. (éds), Paris, INRA, 1989, pp. 160-165 Google Scholar; outre une carte de la rentabilité des fermages, cet ouvrage propose une distinction intéressante et très significative entre un marché de la terre occupée et un marché de la terre libre, ce dernier caractérisant nettement l’ensemble de la France méridionale.

28. Tchayanov, Alexandre V., L’organisation de l’économie paysanne, Paris, Librairie du Regard, 1990, 344 Google Scholar p.

29. Cette coïncidence n’est cependant pas totale, comme le montre l’étude de P. CAZIOT (La valeur de la terre..., op. cit.), pour la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Parmi les nombreux facteurs qui peuvent entraîner une valeur relative élevée de la terre, jouent avant tout le phénomène de rareté et l’intensité de la demande des paysans eux-mêmes: ces paramètres sont liés à l’importance locale du faire-valoir direct et à l’intérêt qu’il y présente, aux types de biens fonciers qui sont proposés sur le marché (accessibles ou non à l’achat pour des cultivateurs), mais aussi à la conjoncture démographique du moment, comme le montre l’exemple de la Bretagne dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’une ou l’autre de ces conditions peut être présente, parfois, dans des régions de pratiques d’héritage égalitaires. Mais dans une majorité de cas, c’est la corrélation inverse qui prévaut.

30. Cette disproportion entre le prix de la terre et les revenus qu’elle peut procurer rend très problématiques les « recompositions d’exploitation » qui, dans les régions d’héritage égalitaire, permettent les partages en venant en compenser les effets négatifs. Ces recompositions qui impliquent des acquisitions foncières auprès des cohéritiers ou des tiers sont facilitées quand existe un recours éventuel à des revenus annexes, des possibilités d’intensification culturale ou l’opportunité d’accéder à la terre autrement que dans le seul cadre d’une appropriation personnelle, et aussi quand sur l’exploitation elle-même le taux de capitalisation (rapport entre le revenu de la propriété et sa valeur vénale) présente un caractère suffisamment rémunérateur pour permettre de constituer une épargne. C’est lorsque une ou plusieurs de ces conditions sont remplies qu’on peut envisager de pratiquer l’égalité réelle. Sinon, il faut parfois toute une vie pour acquitter aux non-successeurs les dots ou les soultes qui leur sont dues, même si celles-ci ne représentent qu’une faible part de la valeur (vénale) du patrimoine familial. « Comment, déclarent en 1866 les membres de la Société d’agriculture de Digne, une famille d’agriculteurs peut-elle se maintenir, si tous les vingt ou vingt-cinq ans il sort de chaque domaine agricole plusieurs enfants qui, après des dépenses considérables pour leur compte, viennent réclamer leur portion héréditaire et retirer de leur frère resté dans le domaine 5 % de ce qui ne produit ordinairement que 2,5 ou 3 % net ? » (Enquête agricole de 1866, IIe série, t. 24, p. 213).

31. Brandt, Alexandre De, Droit et coutumes des populations rurales de la France en matière successorale, Paris, L. Larose, 1901, p. 246 Google Scholar.

32. Demolins, Edmond, Les Français d’aujourd’hui. Les types sociaux du Midi et du Centre, Paris, Firmin-Didot, 1897, p. 46 Google Scholar.

33. Voir par exemple Bernhard, Heinrich, Le problème de la surestimation des prix de la propriété foncière rurale en Suisse, Bâle, 1943 Google Scholar.

34. Pour plus de détails sur les pratiques de transmission appliquant un principe de masculinité, voir en particulier Albera, Dionigi, « La maison des frères », in Ravis-Giordani, G. et Segalen, M. (éds), Les Cadets, Paris, Éditions du CNRS, 1994, pp. 169-180 Google Scholar; Lorenzetti, Luigi, Économie et migrations au XIXe siècle: les stratégies de la reproduction familiale au Tessin, Berne, Peter Lang, 1999, 612 Google Scholar p.; Bernard Derouet, « Le partage des frères... », art. cit., pp. 453-474; id., « Nuptiality and Family Reproduction in Male-Inheritance Systems: Reflections on the Example of Franche-Comté (17th-18th Centuries) », The History of the Family: An International Quarterly, 1-2, 1996, pp. 139-158.

35. Recherches personnelles en Haute-Saône (plaine franc-comtoise), et indications fournies par Francine Rolley concernant la région d’Avallon (sud de l’Yonne).

36. Un des témoignages les plus remarquables de cette volonté de « dépersonnaliser » les rapports entre proches, même lors de la transition successorale entre parents et enfants, est donné par les mises aux enchères volontaires et publiques de meubles, destinées à préparer la retraite des parents, que Jacques Rémy a parfaitement analysées dans le contexte de l’Ouest français, marqué par son éthique égalitaire et ses pratiques d’établissement néolocales ( Remy, Jacques, « La chaise, la vache et la charrue. Les ventes aux enchères volontaires dans les exploitations agricoles », Études rurales, 117, 1990, pp. 159-177 Google Scholar; et surtout « Désastre ou couronnement d’une vie? La vente aux enchères à la ferme », Ruralia, 3, 1998, pp. 67-90).

37. Le fait de garder pour soi ou de reverser à sa famille les fruits d’un travail réalisé à l’extérieur, et donc d’être ou non en communauté de revenus et de dépenses avec les autres membres et de partager ainsi matériellement leur destin, est dans ces sociétés un critère bien plus important de « l’appartenance » à une même entité que la cohabitation sous un même toit (à laquelle on a trop souvent réduit la définition d’une communauté): or, c’est cette appartenance qui ici, beaucoup plus que la filiation, est intimement perçue comme le vrai fondement du droit à participer, le jour venu, à la répartition du patrimoine familial. C’était tout le sens, par exemple, de la notion de « communion » en Franche-Comté. Soulignons aussi que, dans les sociétés de montagne combinant les migrations temporaires et l’exploitation agricole, le migrant, à condition qu’il rapporte ses gains et les mêle à ceux de sa famille d’origine, ne cessait pas de faire partie intégrante du groupe, malgré la brièveté de ses séjours sur le lieu où résidait celui-ci (il faut donc se garder d’une interprétation trop étroite et littérale du principe de « territorialité »).

38. Ce déséquilibre des situations tournant au profit de celui qui est parti devint de plus en plus fréquent, au fur et à mesure que, dans la société contemporaine (fin XIXe et XXe siècles), l’ascension sociale passa, précisément, par la rupture avec le monde rural; de plus en plus, devenir le successeur des parents et reprendre leur suite fut considéré comme une charge et non pas comme un avantage.

39. Une recension plus exhaustive du contenu de ces relations équilibrées, où l’attribution des terres familiales n’est qu’un élément parmi d’autres, amènerait aussi à prendre en considération les rapports conservés entre germains au-delà du moment où le départ de l’un d’eux est devenu définitif. Car la distance instaurée par la migration est loin d’être toujours synonyme de rupture. Celui qui est parti, que ce soit en ville ou vers des horizons plus lointains, joue souvent le rôle de tête de pont pour les futurs parcours migratoires concernant des individus de sa parenté. Inversement, pour cet expatrié, le maintien et l’entretien de relations suivies avec sa parenté et son espace d’origine constituent souvent une référence essentielle sur le plan identitaire; et à cet égard, la continuité de la maison et de la famille dont il est issu revêt une importance toute particulière.

40. Dans sa thèse sur le Tessin, Luigi Lorenzetti analyse finement le rôle et la gestion des indivisions dans de telles sociétés, ainsi que les transactions intra-familiales liées aux suites de l’émigration (L. Lorenzetti, Économie et migrations..., op. cit., en particulier pp. 379-396 et pp. 422-440). Voir aussi Cole, John W. et Wolf, Eric R., The Hidden Frontier: Ecology and Ethnicity in an Alpine Valley, New York, Academic Press, 1974 Google Scholar. L’importance et la fonction des indivisions ont été également bien mises en évidence, pour les Alpes piémontaises, par Dossetti, Manuela dans « Usages successoraux et gestion des patrimoines familiaux. Le cas du village de Pontechianale entre 1713 et 1850 », Le monde alpin et rhodanien, 3, 1994, pp. 47-67 Google Scholar.

41. Gérard Béaur, à partir de ses études sur le centième denier dans différentes régions, constate que les licitations se rencontrent surtout dans la France du Nord, alors que les « cessions de droits » sont beaucoup plus caractéristiques du Sud du pays, dans lequel se trouvaient une majorité des pratiques familiales dont nous traitons ici ( Beaur, Gérard, « Le marché foncier éclaté. Les modes de transmission du patrimoine sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 46-1, 1991, pp. 189-203 Google Scholar). Il remarque aussi que « les régions méridionales [...] réservent des possibilités étendues de négociations immobilières pour le groupe familial, à l’inverse d’une bonne partie du Bassin parisien où triomphent les “ vraies” ventes, dans un marché beaucoup plus ouvert » (p. 200).

42. G. Levi, Le pouvoir au village..., op. cit., p. 128. Les exceptions concernent les ventes entre « voisins », dont l’esprit se rapproche de celui d’un remembrement. Mais leur proportion est loin d’être majoritaire par rapport aux ventes entre parents et aux ventes à des « é trangers ».

43. Parmi les nombreuses productions récentes consacrées à ce sujet, voir en particulier les Annales HSS, 49-6, 1994 (dossier sur « Les réseaux de crédit en Europe, XVIe-XVIIIe siècles »), Berthe, Maurice (éd.), Endettement paysan et crédit rural dans l’Europe médiévale et moderne (Actes des XIIIe Journées internationales de l’abbaye de Flaran, septembre 1995), Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse-le-Mirail, 1998 Google Scholar; et Postel-Vinay, Gilles, La terre et l’argent: l’agriculture et le crédit en France du XVIIIe siècle au début du XX e siècle, Paris, Albin Michel, 1998 Google Scholar.

44. Beaur, Gérard, « Foncier et crédit dans les sociétés préindustrielles. Des liens solides ou des chaînes fragiles? », Annales HSS, 49-6, 1994, pp. 1411-1428 CrossRefGoogle Scholar.

45. Giovanni Levi a montré qu’il était conscient de l’importance de ces variables, lorsqu’il rend compte de l’intensité du marché foncier en Piémont là où domine la petite propriété paysanne de montagne, ou lorsqu’il décrit le cycle des exploitations (ainsi dans « Terra e strutture familiari in una comunità piemontese dell’700 », Quaderni Storici, XI, 1976, pp. 1095-1114). Mais il ne leur fait guère de place dans l’analyse consacrée à d’autres moments au prix de la terre, où apparaît essentiellement l’idée de ventes forcées et de marché sans demande.

46. Ce qui, à vrai dire, masque souvent à nos yeux l’existence d’une demande de terre — pourtant bien réelle —, c’est qu’elle se manifeste selon des modalités beaucoup plus discrètes que l’offre, qu’elle s’affiche moins visiblement et ne cherche pas à « forcer » les choses (ce qui d’ailleurs aurait inévitablement des conséquences sur le niveau du prix). Le plus souvent c’est l’offre qui précède, l’initiative des transactions venant des vendeurs plutôt que des acheteurs. Mais il n’y en a pas moins une demande potentielle, qui reste attentive aux opportunités qui peuvent se présenter et qui saisit les occasions quand elles sont là. Il en va de même, d’ailleurs, pour le marché foncier locatif: ce sont les baux qui viennent à expiration sans être renouvelés (de l’initiative du bailleur ou du preneur) qui font surgir de la part d’autres preneurs potentiels une demande, laquelle, tout en ne s’exprimant qu’à ce moment-là, n’en préexistait pas moins de manière latente.

47. Cf. les références bibliographiques indiquées à la note 2.

48. Certains la situent dès le milieu du XIIIe siècle sinon même avant, alors que pour d’autres elle serait intervenue au moment de la Peste Noire (et surtout dans la seconde moitié du XIVe siècle); enfin certains autres auteurs lui attribuent un développement plus tardif et plus nuancé, repoussant jusqu’au début de l’époque moderne la date de son véritable épanouissement.

49. C’est chez Alan Macfarlane (The Origins..., op. cit.) que cette opposition est portée jusqu’à l’extrême, mais elle n’est pas entièrement absente chez d’autres auteurs qui, comme R. J. Faith (« Peasant Families... », art. cit.) placent leur raisonnement dans le cadre d’un simple contraste entre descent of land et laws of supply and demand.