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Jacques Commaille A quoi nous sert le droit? Paris : Editions Gallimard, Collection « Folio essais », 2015, 522 p.

Published online by Cambridge University Press:  20 December 2016

Adélie Pomade*
Affiliation:
Université d’Orléans Chercheur associé à l’IODE (Université de Rennes- France) Chercheur associé au CEDRE (Université Saint-Louis - Belgique)adeliepomade@orange.fr
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Abstract

Type
Book Reviews / Compte rendus
Copyright
Copyright © Canadian Law and Society Association / Association Canadienne Droit et Société 2016 

L’ouvrage proposé par Jacques Commaille aborde de front les rapports réciproques entre le droit et la société ainsi que leurs impacts sur nos perceptions de la légalité et sur la régulation sociale. Il s’inscrit dans la lignée de ses travaux articulant nouvelles formes de mobilisation de l’action publique et incidences juridiques Footnote 1 . Toutefois, il constitue également, ainsi que l’auteur l’indique, l’aboutissement de longues années d’échanges et de collaborations sur les mutations enchevêtrées des cadres juridiques et de nos sociétés.

Interpellant juristes et sociologues dès l’introduction, et adoptant d’emblée le positionnement d’une mise en contexte du droit, l’auteur énonce clairement que les transformations de l’activité juridique ne peuvent se comprendre sans une observation systématique des mutations de nos sociétés.

L’auteur part de l’avènement d’une postmodernité dans le cadre de laquelle s’est imposée une représentation du droit dépassant le seul « corps de règles impératives et autonomes, porteuses de vérités universelles et intangibles » pour atteindre celle d’un droit « “ressource” faisant l’objet d’appropriations diversifiées par les acteurs » sociaux, économiques et politiques (p. 16). Il fait alors le pari de « dépasser les incompatibilités entre ceux qui s’attachent exclusivement aux “contenus normatifs” du droit et ceux qui “installent” le droit “dans le champ mouvant des pratiques collectives”, pour “prendre en compte simultanément les spécificités du droit et ses déterminants socio-politiques et culturels” » (p. 25). Son objectif est clair : « mieux comprendre (…) le sens des transformations du droit et celui des sociétés actuelles » (p. 25). L’un des enjeux porté par Jacques Commaille est de montrer que le paradigme de domination, selon lequel le droit est considéré comme un instrument coercitif et répressif au service de l’État n’est plus en adéquation avec ce que nous dit le droit des sociétés actuelles.

Les trois parties de l’ouvrage adoptent un fil conducteur efficace présentant la « construction sociale du droit », « le bouleversement des contextes du droit » et « les mutations contemporaines de la légalité » liées à ce bouleversement.

Dans la première partie, Jacques Commaille « tente de mieux cerner ce qu’est le droit à travers la manière dont il se présente et dont il est représenté ». Il place alors un accent particulier sur ses émetteurs et sur ses locuteurs, en ce qu’ils occupent une place centrale d’agissants sur et d’agissants dans les mutations des sociétés (p. 36).

Après avoir retracé et explicité la construction du droit moderne autour de l’idée de Raison et sa fonction centrale de régulation descendante « top-down » suivant le modèle pyramidal où le sommet (le pouvoir politique…) ordonne et la base (la société) se soumet, l’auteur envisage l’existence d’une alternative en proposant une approche différente de la légalité, davantage connectée au social (p. 67). Étroitement liée à l’idée de justice, la perception de la légalité évolue alors en faveur d’un fonctionnement du social et du politique plus ascendant « bottom-up ».

Dès lors, la légalité envisagée dans un contexte moderne est contestée par une autre conception selon laquelle le droit se construit et se met en œuvre sous l’influence de ses environnements sociaux, culturels et politiques. Partant, l’auteur propose de parler de « légalité duale » (p. 83). Selon cette approche, le droit n’est plus une référence imposée d’en haut, mais aussi une ressource pouvant être créée et activée au sein de la société civile. L’objectif de l’auteur est de saisir l’expression et les manifestations de cette dualité, de tenter de convaincre de la pertinence d’une prise en compte de l’inscription sociale, culturelle et politique du droit.

Dans la seconde partie, Jacques Commaille aborde les bouleversements des contextes de territoires et de temps, variables déterminantes dans la structuration des sociétés dans lesquelles le droit évolue et qui affectent ses cadres d’analyse et de représentation (p. 36). Concernant plus particulièrement l’approche par les territoires, celle-ci rend compte d’une régulation juridique inscrite de manière croissante dans un espace caractérisé par une pluralité d’arènes au sein desquelles le droit est conçu à la fois comme le produit d’une volonté et comme la résultante d’interactions multiples et de stratégies d’acteurs qui s’établissent aux niveaux local, national et supranational (p. 168). Ce phénomène emporte une perméabilité des systèmes normatifs et un ensemble de réciprocités entre les normes juridiques transnationales et les contextes nationaux. Cette intrication de niveaux bouscule le modèle de légalité (p. 175). L’auteur envisage alors une redéfinition de l’État et de l’activité juridique au travers d’une remise en question de l’État comme élément central de la régulation des sociétés modernes.

Dans la troisième partie, Jacques Commaille envisage ce que pourrait être un nouveau modèle de légalité. Pour cela, il propose une reconfiguration de la régulation juridique en suggérant l’émergence d’un « idéal démocratique » mettant sous tension la rupture d’une certaine représentation dominante de la légalité et les limites au nouveau régime de régulation juridique « par le bas » (p. 356). Cet idéal serait alors lié à une triple exigence. Une exigence de procéduralisation, impliquant une démocratie procédurale, une exigence de délibération, impliquant une régulation négociée, une exigence de participation, associant les citoyens ordinaires à la formation du droit (co-auteurs des décisions).

Le nouveau modèle de légalité résulterait alors d’un métissage entre les pratiques du droit surgies de la société elle-même et un droit de référence étatique ou supranational. Ce droit de référence trouverait alors, grâce à cette possibilité d’irrigation sociétale, à la fois une source de renouvellement et un moyen de restauration susceptibles de rétablir sa légitimité menacée (p. 371). Cette légalité co-construite ne relevant plus du monopole de l’État (p. 371) et trouvant des prolongements en théorie du droit, notamment sur la question du passage de la pyramide au réseau Footnote 2 , verrait ainsi ses deux faces articulées en termes de systèmes et d’interpénétration par hybridation (p. 376).

La conclusion, riche de ses enseignements quant aux bouleversements péri- et intra-juridiques, réaffirme l’imprégnation réciproque du droit et des sociétés. En lecteur encore passionné par la force profonde de cet ouvrage, qui constitue, sans aucune réserve, un recueil incontournable, je soulignerais deux traits qui rendent le récit à la fois extrêmement érudit et accessible. D’une part, il exprime et explique de grandes complexités avec une clarté remarquable. D’autre part, il atteint l’équilibre parfait entre la synthèse et le détail d’un ensemble de phénomènes enchevêtrés majeurs pour le droit et la société.

References

1 Voir notamment « Les nouveaux enjeux épistémologiques de la mise en contexte du droit », Revue interdisciplinaire d’Etudes Juridiques 70 (2013): 62-69; ou encore « L’ordre juridique comme désordre politique », Revue Pouvoirs 94 (septembre 2000): 75-86.

2 Ost, F., Van de Kerkhove, M., De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du droit (Bruxelles : Editions FUSL, 2002)Google Scholar.