Introduction : La teinte du droit
Peu de références sont faites aux personnes trans dans la législation québécoise. Pourtant, le langage du droit québécois crée le sujet transgenre, tant à travers ses dispositions s’appliquant spécifiquement aux personnes trans qu’à travers celles plus générales qui semblent plutôt ignorer leur existence. La vie des personnes trans étant marquée par le besoin de naviguer dans un monde de plus en plus administratifFootnote 1, c’est dans l’interstice entre identité individuelle et langage du genre en droit que se forme le sujet juridique trans.
Bien que le sujet juridique trans soit une notion abstraite qui émane des textes juridiques, il a néanmoins un impact sur le vécu des personnes trans puisqu’il influence l’imaginaire social et informe les actions étatiques. Dans le présent article, je propose d’analyser la conception du sujet trans en droit québécois pour faire ressortir deux phases conceptuelles historiques, soit la phase médicale et la phase minoritaire, qui partagent le même arrière-plan dans le droit commun.
Le présent article interprète la loi moins comme un texte juridique que comme un texte littéraire et social, dans la foulée de la Critical Race Theory et des études juridiques trans, queer et féministesFootnote 2. Cette vision conçoit le droit comme un locus d’histoires et de trames narratives dont l’analyse peut révéler le rapport qu’il entretient avec les personnes marginalisées. Je m’inspire aussi de la théorie expressiviste du droit selon laquelle les lois expriment des attitudes, croyances, et sentiments pouvant contribuer à la stigmatisation de groupes marginalisésFootnote 3. J’entreprends une lecture attentive des textes de droit s’appliquant aux personnes trans du Québec dans le but de relever leur rapport avec les vies et narrations de celles-ciFootnote 4. Le droit est considéré ici tant comme constituant du contexte social qu’émergeant de celui-ci. Le droit aménage le contexte social et influence les pensées de la société, alors que des forces sociales le poussent à évoluer. Critiquer le droit comme texte littéraire et social revient donc à critiquer tant l’image du sujet juridique trans qu’il présente à la société que l’imaginaire social ayant mené à sa formationFootnote 5. L’accent de la lecture est placé sur l’expérience que présente le droit aux personnes trans plutôt que sur le pouvoir étatique même qui crée ce portrait.
Toujours dans cette généalogie d’approches critiques en droit, mon analyse critique est sous‑tendue par une composante auto‑ethnographique : je suis une des personnes que ce droit prétend définir et mon expérience sert de guide à l’analyseFootnote 6. À mes yeux, cet apport auto‑ethnographique est intégral à la valeur du texte, les perspectives des personnes trans se retrouvant encore rarement dans les pages de textes publiés pouvant être cités et portés en synthèse. Les personnes trans ont été historiquement sous‑représentées dans le monde académique, y compris en droitFootnote 7. Bien que les communautés trans soient tout sauf homogènes, une perspective auto-ethnographique apporte des indices de la compréhension qu’ont les personnes trans de cette conception légale. Puisque la conséquence du droit sur la conception de soi est un de ses impacts majeurs, cet apport est crucial à la présente analyse. Ma lecture du texte juridique sera marquée par mon rapport personnel aux définitions et catégorisations du droit.
J’ai choisi de mettre l’accent sur le droit applicable au Québec pour plusieurs raisons. Premièrement, c’est le système qui m’est le plus proche et familier. Je suis éduquée en droit civil, j’ai vécu au Québec la quasi-totalité de ma vie et je me sens interpellée par la situation juridique qui y prévautFootnote 8. Deuxièmement, le Québec se démarque en étant un des rares systèmes juridiques qui ait entièrement retiré les prérequis médicaux pour changer la mention de sexe sur le certificat de naissance chez les adultes. Les autres provinces, bien qu’elles aient retiré les prérequis chirurgicaux, demandent typiquement une lettre de professionnèleFootnote 9 de la santé mentale avant de procéder au changement du certificat de naissanceFootnote 10. Il est intéressant de remarquer que, malgré le désir de démédicalisation intégré au nouveau régime de changement de mention de sexe, le droit au Québec maintient un rapport problématique avec les personnes trans comme sujets juridiquesFootnote 11. Je parlerai tant du droit provincial québécois que du droit fédéral applicable au Québec puisque je m’intéresse principalement au rapport qu’entretient le droit avec les personnes trans, personnes qui ne s’intéressent habituellement que très peu à savoir si le droit applicable provient du fédéral ou de la province, pour autant qu’il s’applique.
Cet article se décline en trois sections. Dans la première section, je décris l’arrière‑plan d’invisibilisation qui sous-tend les phases médicale et minoritaire. Celui-ci se caractérise par l’absence de reconnaissance des réalités trans dans le droit commun, qui définit le sexe sur une base biologique et donc cisgenre, excluant les personnes trans comme sujets habituels de droit. Cette invisibilité est en contraste avec la visibilité du sujet trans qui caractérise les modèles médical et minoritaire. Cet arrière-plan d’invisibilisation s’observe à travers la compréhension légale du sexe à la naissance et chez les parents, ainsi qu’à travers le mégenrage des personnes transFootnote 12.
Dans la deuxième section de l’article, je traite du modèle médical qui prédominait avant le retrait des critères médicaux pour le changement de mention de genre à l’état civil en 2015. Ce modèle reconnaît l’existence du sujet trans pour mieux le rendre invisible à travers la conformité aux idéaux cisgenres. Ce sujet n’apparaît dans le droit que pour mieux disparaître au moment où il s’accorde suffisamment avec les attentes biologiques du droit par rapport au sexe. Ce modèle émerge du régime de changement de mention de sexe ainsi que du traitement jurisprudentiel des demandes de changement de nom genré lors de cette période.
La troisième section de l’article décrit le modèle minoritaire, prédominant depuis les changements de 2015. Ce modèle définit le sujet trans comme essentiellement identitaire et marginal, réinscrivant la nature non marquée du sujet cis. Sous le modèle minoritaire, les personnes trans sont toujours une personne trans, et jamais une personne point barre. Ce modèle se révèle dans le nouveau régime de changement de mention de sexe ainsi qu’à travers l’ajout du motif d’identité et d’expression de genre au droit à l’égalité dans la Charte québécoise Footnote 13.
L’adoption du modèle médical a eu des conséquences positives importantes pour bien des personnes trans, la Loi sur le changement de nom et d’autres qualités de l’état civil ayant été adoptée « par souci humanitaireFootnote 14 ». De même, l’adoption du modèle minoritaire, si imparfait puisse-t-il être, s’opéra à travers des changements longtemps demandés par les communautés trans québécoisesFootnote 15. Néanmoins, il est possible de qualifier ce progrès d’inachevé dans la mesure où les personnes trans sont fixées à leur marginalisation dans la loi et demeurent invisibles dans les discussions du sexe en droit commun. En préservant l’arrière-plan d’invisibilisation des personnes trans dans sa description et l’opérationnalisation de la notion de sexe et en fixant le sujet trans à sa marginalité, l’approche actuelle du droit québécois au sujet trans demeure gravement réductrice. En conclusion, j’apporterai certaines réflexions visant à l’achèvement de cette progression narrative. Il ne suffit pas que le sujet trans soit reconnu par le droit : il faudra aussi qu’il soit reconnu comme sujet habituel de celui-ci.
Petite note terminologique avant de commencer. Une personne trans (ou transgenre) a une identité de genre qui ne correspond pas au sexe qui lui a été assigné à la naissance, alors qu’une personne cis (ou cisgenre) a une identité de genre qui correspond au sexe qui lui a été assigné à la naissance. Trans et cis sont donc des antonymes. « Être trans » et « être cis » sont des modalités de genre. La modalité de genre se réfère à la relation entre le genre d’une personne et celui qui lui a été assigné à la naissanceFootnote 16. Le fait d’être trans se nomme transitudeFootnote 17. Une femme trans est une femme même si elle a été assignée garçon à sa naissance. Même chose pour les hommes trans. Une personne non-binaire – c’est-à-dire une personne dont l’identité de genre n’est pas complètement homme ni complètement femme – est non-binaire peu importe le genre qui lui a été assigné à la naissance. L’identité de genre réfère au sentiment intime, personnel et profond d’appartenance à un sexe, incluant le rapport genré au corpsFootnote 18. L’identité de genre se distingue de l’expression de genre, qui réfère à la relation entre l’apparence choisie d’une personne et nos normes esthétiques de masculinité et de fémininité. L’expression de genre inclut le fait, pour une personne, d’être masculine, féminine, ou androgyne, mais aussi notamment d’être « butch » ou « femme » dans l’imaginaire lesbien. Une personne intersexe est née avec ou a développé de façon naturelle à la puberté des caractéristiques corporelles qui ne correspondent pas au modèle socio‑médical des corps homme/femme qui présume une convergence binaire de traits dits sexuésFootnote 19. À travers ce texte, j’utilise les termes « sexe » et « genre » de façon interchangeable, sauf indication contraire. Ce choix est motivé par des raisons politiques, mais aussi parce que les deux termes sont utilisés comme des synonymes dans la vie de tous les joursFootnote 20.
I. L’arrière-plan d’invisibilisation des personnes trans : Sans ombre ni refletFootnote 21
Dans cette section, j’explore la conception du genre ou sexe se retrouvant dans les lois d’application générale applicables au Québec. Cette conception, qui invisibilise les personnes trans, se retrouve en arrière-plan des lois applicables spécifiquement aux personnes trans, soit les lois anti‑discriminatoires et permettant le changement de mention de sexe à l’état civil, tant sous le modèle médical que minoritaire. Cette section comporte trois sous-sections qui considèrent la conception légale du sexe au moment de la naissance, chez les parents, et lors du mégenrage.
1. Le sexe au moment de la naissance
Le genre ou sexe, tel qu’il est désigné dans le Code civil du Québec, est une catégorie administrative et légale à laquelle nous nous confrontons dès la naissance. L’article 111 du Code édicte : « L’accoucheur dresse le constat de naissance. Le constat énonce les lieu, date et heure de la naissance, le sexe de l’enfant, de même que le nom et le domicile de la mère. » Pour les personnes ayant vu Le Roi Lion, vous saurez comment j’imagine la scène. Le docteur-Rafiki tient l’enfant-Simba à bout de bras en haut de la colline, et déclare : « C’est un garçon » ou « C’est une fille ». La foule rassemblée autour crie de joie.
Dès la naissance, et c’est une constatation ayant un poids légal, le sexe de la personne doit être inscrit. On devine que ce sexe n’est pas basé sur l’identification subjective de l’enfantFootnote 22. L’enfant est encore à plusieurs années de développer une identité de genre. C’est plutôt une observation sommaire des parties génitales qui est habituellement à la base de cette catégorisation administrative. L’acte de catégorisation est suffisamment important dans cet imaginaire normatif pour justifier l’imposition de chirurgies génitales « normalisatrices » non nécessaires et non consenties sur des enfants naissants. Protéger une vision traditionnelle du genre est au centre de la justification des chirurgies intersexes, comme le révèle l’urologue Anne-Marie Houle, de l’hôpital Sainte-Justine, qui parle des naissances intersexes comme d’une « bombe qu’on doit désamorcer » à l’aide d’interventions chirurgicales. Les personnes intersexes se voient violemment effacées des constats administratifsFootnote 23. Bien sûr, une distinction s’impose entre les personnes intersexes et trans – bien que plusieurs personnes intersexes soient trans – mais le traitement des personnes intersexes en droit se rapporte tout aussi bien au sexe et ne saurait être complètement séparé de l’analyse du sujet de droit trans.
Au niveau fédéral, l’importance des parties génitales au moment de la détermination du sexe légal est consacrée par l’article 268 du Code criminel. Celui-ci prévoit une exception à la criminalisation de « l’excision, l’infibulation ou la mutilation totale ou partielle des grandes lèvres, des petites lèvres ou du clitoris » dans le cas d’une opération chirurgicale consentie par les parents dans le but « d’avoir des fonctions reproductives normales, ou une apparence sexuelle ou des fonctions sexuelles normales ». Conjurant un double standard douteux entre l’excision et les chirurgies dites médicales, l’État canadien désigne ses propres pratiques comme moralement innocentes malgré leur caractère non consensuel et fréquemment dommageable, même si celles‑ci sont en plusieurs points comparables aux pratiques prohibées et considérées barbares. Pourtant, les chirurgies génitales sur les personnes intersexes sont souvent vécues par celles-ci comme une agression sexuelleFootnote 24.
La notion « d’apparence sexuelle normale », bien plus que la fonction reproductive ou sexuelle, sert de justification aux chirurgies imposées aux personnes intersexes, qui se voient au contraire fréquemment privées de leurs fonctions reproductives ou sexuelles par l’intervention chirurgicale. En effet, plusieurs personnes intersexes perdent leur possibilité de procréer ou d’avoir des orgasmes à cause de ces interventions non consenties. Si ces corps sont dits « anormaux », c’est que les corps dyadiques – contraire d’intersexes – sont la norme au sens normatif du terme. Les corps dyadiques sont encouragés par la loi et la pratique médicale, les corps n’entrant pas dans une conception sociale binaire de l’anatomie masculine et féminine étant jugés indésirables, quitte à éradiquer leur différenceFootnote 25.
2. Le sexe des parents
L’article 111 n’impose pas le poids du genre seulement sur l’enfant, mais aussi sur le parent. L’article mentionne « le nom et le domicile de la mère ». Bien sûr, certains enfants ont plusieurs mères, même apparentées génétiquement. Un couple comprenant une femme cis et une femme trans pourrait avoir deux mères d’un enfant, toutes deux liées génétiquement à l’enfant. De quelle mère est-il question? Comme on le devine, on parle ici de la mère ayant été enceinte.
L’absurdité la plus patente se dévoile dans une situation quelque peu différente. Les hommes trans et plusieurs personnes non-binaires ont un utérus et sont capables de porter un enfant. Il arrive donc que le parent ayant donné naissance à l’enfant ne soit pas mère, mais père ou autre désignation choisie. Suivant l’article 111, c’est cette personne qui serait inscrite au constat de naissance. Dans le Code civil, le mot « mère » désigne parfois le père. Quel choix linguistique déroutant!
Mes recherches se font souvent en anglais. On peut donc imaginer ma surprise en lisant à l’article 81.4 de la Loi sur les normes du travail les mots « [a] pregnant employee » : le terme est beaucoup plus exact que « mère ». En français, toutefois, ceux-ci se lisent « la salariée enceinte », et portent sur le « congé de maternité ». Comme on dit en anglais, so close and yet so far.
En parlant de maternité en juxtaposition à la grossesse, la loi édicte le rôle reproductif de la mère. La mère, et donc la femme, est le sujet qui donne naissance. Le père est, à la base, le parent ayant fourni le sperme. En contraste avec la loi ontarienne qui permet plus de deux parentsFootnote 26, le Québec ne permet que deux parents sur le certificat de naissance de l’enfant, et en parle comme père et mèreFootnote 27. Le droit québécois se fonde ainsi sur un modèle bionormatif de la filiation, c’est-à-dire un modèle édictant la biologie reproductive comme norme sociale. Le modèle bionormatif conçoit la parentalité principalement en termes de dyades reproductrices cishétérosexuelles, et s’étend pour reconnaître la parentalité de même sexe pour rendre compte de l’incapacité commune des couples cis de même sexe à procréer sans aide externe. La diversité des arrangements parentaux en dehors des dyades romantiques est ignorée, ce qui peut avoir des effets néfastes pour les familles queer et trans qui sont disproportionnellement polyamoureusesFootnote 28.
D’un côté, la loi reconnaît la distribution genrée du travail reproductif et attribue une latitude plus large aux personnes portant l’enfant. De l’autre côté, cette même loi essentialise les fonctions reproductives des femmes, les femmes n’étant mentionnées que dans une structure familiale reproductive qui est cisgenre, hétérosexuelle, monogame et nucléaireFootnote 29. Le co-parent féminin d’une femme enceinte deviendra père aux yeux de la loi, étant éligible au congé « de paternité » prévu à l’article 81.2 de la Loi sur les normes du travail. En dehors de leurs fonctions reproductives attendues, les femmes se voient privées de leur féminité et assimilées aux hommes. Le Code civil s’en assure en prévoyant, à l’article 539.1, que « [l]orsque les parents sont tous deux de sexe féminin, les droits et obligations que la loi attribue au père, là où ils se distinguent de ceux de la mère, sont attribués à celle des deux mères qui n’a pas donné naissance à l’enfant. » Lorsqu’on sort de l’organisation familiale et de la reproduction, on retourne à l’adage « le masculin l’emporte sur le fémininFootnote 30 ».
Un ordre cishétéronormatif de la famille règne. À travers la loi, on peut lire des articles parlant des père et mère comme formant la structure familiale naturelle: « L’enfant né pendant le mariage ou l’union civile de personnes de sexe différent ou dans les 300 jours après sa dissolution ou son annulation est présumé avoir pour père le conjoint de sa mère », nous dit l’article 525 C.c.Q. L’article 599 C.c.Q., pour sa part, nous dit que « Les père et mère ont, à l’égard de leur enfant, le droit et le devoir de garde, de surveillance et d’éducation, » alors qu’il aurait tout aussi bien pu parler des parents, tout simplement. Cette vision du couple se voit reproduite à travers le Code civil qui, de part et d’autre, parle de « père et mère ».
Les hommes trans et les personnes non-binaires donnant naissance sont effaçæsFootnote 31, se voyant catégorisæs comme femme par la loi. Jusqu’en 2019, il était même impossible de changer sa désignation parentale sur le certificat d’enfants nés avant un changement de marqueur de sexe : « Qu’il y ait des tracasseries quelconques et des inconvénients peut-être, mais juridiquement parlant, un père restera toujours un père et une mère restera toujours une mère indépendamment des modifications médicales apportées sur quelqu’un physiquement, » nous disait un jugement sur le sujet.Footnote 32 Depuis le changement de 2019, la paternité des hommes trans sera reconnue sur le certificat de naissance de l’enfant si leur propre certificat de naissance porte la désignation homme, mais les parents non-binaires ne se voient pas encore reconnus comme tels.
3. Le mégenrage
Tel que suggéré à quelques reprises, le droit québécois ne fait pas place aux personnes non-binaires. Plusieurs féministes, dont moi-même, ont critiqué l’usage du masculin en droit québécois en référence aux personnes de tout genre. Or, l’article de la Loi d’interprétation prévoyant cet usage, l’article 16, nous contraint aussi à seulement deux genres : « Le genre masculin comprend les deux sexes, à moins que le contexte n’indique le contraire. » En supposant l’exhaustivité des « deux sexes », la loi exclut l’existence des personnes qui ne sont ni entièrement hommes ni entièrement femmes, et les réduit à un genre légal qui est souvent déterminé sur la base des parties génitales observées à la naissance. Quant aux fonctions parentales, le même constat s’impose : « Lorsque les parents sont de même sexe, ils sont désignés comme les mères ou les pères de l’enfant, selon le casFootnote 33. » Seule consolation, le choix de remplacer les termes « l’homme ou la femme » par « la personne » dans plusieurs lois lors de la reconnaissance des conjoints de même sexe en 1999Footnote 34. Dans l’ensemble, les personnes trans et non-binaires se voient mégenrées, impossibles, invisibles, en droit québécois.
Ce mégenrage est évident dans la jurisprudence. On y trouve une multitude de références à la partie trans qui ne correspondent pas à son identité de genre ni à ses pronoms et accords choisis. Ces usages nient la primauté de l’identité de genre et réinscrivent celle de l’anatomie. Bien que l’analyse passe ici du pouvoir législatif au pouvoir judiciaire, ce dernier contribue aussi à la constitution du sujet trans puisque les jugements font partie intégrale du paysage juridique.
Montreuil c. Québec Footnote 35 : « L’appelant […] de sexe masculin », en parlant d’une femme trans.
Montreuil c. Directeur de l’état civil Footnote 36 : « L’appelant demande », ou encore « un homme, qui se donne toutes les apparences d’une femme, peut-il utiliser un prénom attribué traditionnellement au sexe féminin? ». Dans le même arrêt, dans une opinion écrite sous la plume d’un autre juge, on peut lire : « La personne qui se pourvoit devant notre Cour est un homme. Je la désignerai donc comme l’appelant, en me conformant aux règles de la langue française relatives aux genresFootnote 37. »
Protection de la jeunesse—0978 Footnote 38 : « Elle a même demandé que le Tribunal l’interpelle comme un garçon. C’est avec beaucoup de respect que le Tribunal lui a expliqué que le sexe est aussi une réalité juridique. Il n’appartient pas au Tribunal d’ajouter à la confusion, le Tribunal traitera donc une réalité juridique comme elle l’est; ce qui n’empêche pas le président du Tribunal d’être empathique à sa difficile situation, » nous dit la Cour en parlant d’un garçon trans.
Ce transantagonismeFootnote 39 institutionnel est justifié par les tribunaux de façon simple : le sexe serait une réalité légale basée sur un fait biologique et les règles de la langue française nous obligeraient à désigner les personnes selon leur sexe légal. Malgré des explications qui varient entre les trois cas, on revient d’une façon ou d’une autre au corps – que ce soit à travers la langue, le droit, ou la biologie. Les extraits cités, qui datent de 1999 à 2009, conçoivent le sexe légal de façon à rendre les personnes trans invisibles, malgré le fait que les juges soient bien au fait de l’existence d’une procédure de changement de désignation de genre légal. Au contraire, très peu est dit sur cette possibilité, sur ce qu’elle impliquerait pour leur vision du genre, ou encore si ces juges respecteraient le genre légal des parties à la suite d’un changement de marqueur de sexe – changement qui, avant 2015, dépendait d’interventions chirurgicales. Si le mégenrage semble moins fréquent aujourd’hui, ces jugements soulignent néanmoins la conception biologique du sexe retrouvé à travers le Code civil et auquel l’article 71 n’est qu’une rare exception. Ajoutons que le mégenrage n’est pas encore entièrement absent des jugements, certains jugements récents en faisant preuveFootnote 40.
C’est cet arrière-plan légal, de la naissance à la parenté, en passant par les « règles de la langue française relatives aux genres », qui définit les contours de l’invisibilité du sujet trans. Le sexe est un fait médico-légal, reproductif, anatomique, binaire et déterminé à la naissance sur la base des parties génitales. Aucune de ces caractéristiques ne saurait reconnaître, voire célébrer les réalités des personnes trans. Sans trop de surprise pour les personnes ayant été confrontées à la cisnormativité institutionnelle québécoise, ces caractéristiques rejoignent parfaitement la notion d’« attitude naturelle » par rapport au genre qui fut théorisée par l’ethnométhodologiste Harold Garfinkel et ensuite reprise par plusieurs théoriciansFootnote 41 trans dont Talia Mae Bettcher et Jacob HaleFootnote 42. Le terme « naturel », inspiré de la terminologie husserlienneFootnote 43, désigne autant le fait que cette attitude est habituelle que le fait qu’elle conçoit toute exception comme une aberration, de façon à réinscrire l’importance normative de l’objet de l’attitude. Le genre est binaire, invariant et déterminé par les parties génitales ou il n’est rien. Les exceptions sont simplement niées, ou admises à contre-cœur – trop souvent tout en soulignant leur inacceptabilité. Les personnes cisgenres sont les seules personnes méritant d’être mentionnées lorsqu’on parle du genre en général, tout comme on parlera des personnes humaines comme ayant « naturellement » deux mains, deux jambes et une capacité pour le raisonnement. Les exceptions ne comptent pas.
Du fait de leur absence du droit commun québécois, les personnes trans ne peuvent exister comme sujets habituels du droit. Cette invisibilité est constitutive de leur existence en tant que sujets de droit. Ce n’est que par référence à des règles spéciales, n’existant que pour nous, que nous pouvons ré/apparaître comme sujets. C’est vers cette visibilité « exceptionalisante » – si l’on me permet le néologisme – que je me tourne maintenant.
II. Le modèle médical d’avant 2015 : Et deux coups de ciseaux
Dans cette section, je dépeins le modèle médical du sujet juridique trans qui émerge de l’ancien régime de changement de mention de sexe. Ce modèle médical propose une vision du sujet trans comme un sujet devant entrer en conformité avec les idéaux cisgenres et, de ce fait, devenir invisible. L’invisibilité du sujet trans, sous le modèle médical, consiste à promouvoir des sujets trans qui se fondent dans les masses et ne sont pas lus comme étant trans dans la vie de tous les jours. Bien que plusieurs personnes trans désirent vivre sans être visibles en tant que personnes trans, cette approche n’est ni possible, ni désirée par une pluralité de personnes trans. Je considérerai en premier le régime de changement de mention de sexe, et ensuite le traitement jurisprudentiel des demandes de changement de nom genré.
1. Régime de changement de mention de sexe
Jusqu’en octobre 2015, l’article 71 du Code civil portant sur le changement de mention de sexe se lisait comme suit :
La personne qui a subi avec succès des traitements médicaux et des interventions chirurgicales impliquant une modification structurale des organes sexuels, et destinés à changer ses caractères sexuels apparents, peut obtenir la modification de la mention du sexe figurant sur son acte de naissance et, s’il y a lieu, de ses prénoms.
L’article reprend en substance l’article 16 de la Loi sur le changement de nom et d’autres qualités de l’état civil qui régissait les changements de mention de sexe entre 1977 et 1994Footnote 44.
L’article est on‑ne‑peut‑plus vague, de sorte qu’il est difficile de s’entendre sur ce qui satisfera à ses conditions. Qui plus est, la traduction de « caractères sexuels apparents » par « secondary sexual characteristics » ne fait qu’ajouter à la confusion, la version anglaise étant d’autorité égale. La notion de caractères sexuels secondaires se réfère habituellement aux traits comme la présence de seins, de barbe, etc. alors que les caractères sexuels primaires seraient plutôt les parties génitalesFootnote 45. Pourtant, l’interprétation de l’article par le Directeur de l’état civil s’est limitée largement aux chirurgies génitales. Les changements de marqueur de sexe sans vaginoplastie, métoidioplastie ou phalloplastie étaient rares, et se faisaient généralement suite à une hystérectomieFootnote 46. Notons aussi que l’usage d’hormones est un critère d’accès aux chirurgies génitales. De façon anecdotique, il semblerait que certaines personnes aient réussi à obtenir un changement de marqueur de sexe en soumettant une lettre de professionnèle de la santé qui réitérait la formulation de l’article 71 et en citant le droit à la vie privée pour esquiver toute question subséquente.
L’interprétation ne surprend pas. En concevant l’expérience des sujets trans comme une question de changement de sexe, la « modification structurale des organes sexuels » tente de réinscrire les corps trans dans une logique cisnormative en reconnaissant légalement le genre des personnes trans pour autant qu’elles se conforment à l’idéal corporel cis. La loi tente d’éradiquer la non‑conformité corporelle trans en promettant les bienfaits de l’état civil.
On atteste de cette tendance vers l’invisibilisation médicale dans la doctrine. Dans sa dissertation doctorale, Robert P. Kouri soulève trois approches potentielles au changement de mention de sexe : changement sur la base de l’identité de genre, changement suite à l’altération médicale du corps, ou encore refus total du changement de mention de sexeFootnote 47. C’est la deuxième solution qu’il promeut, deux ans avant la loi de 1977, puisque celle‑ci préserve la « conformité » du droit à la biologie en ayant recours à une « fiction légale de nature extraordinaire » pour les personnes trans dans le but de rendre stable leur mode de vie – qu’on comprend inclure des modifications corporelles – sans pour autant remettre en question la nature biologique du sexe en droit. Pour Ethel Groffier, contemporaine de Robert Kouri, le but du changement de mention de sexe est de « normaliser » la vie des personnes trans, exposant l’aspect irréductiblement normatif du processusFootnote 48.
Cette perspective semble partagée par la juge Michèle Rivet qui écrit, une douzaine d’années plus tard, que l’objectif ultime du droit est de faire triompher la vérité biologiqueFootnote 49. Si elle accepte le changement de marqueur de sexe chez certaines personnes trans, elle rejette la possibilité de celui-ci sans intervention chirurgicale : sans chirurgie, l’identité de genre des personnes trans ne fait que redéfinir le sexe de façon contraire à la biologie, et celles-ci devront rester « entre deux droits, entre deux réalités »Footnote 50. Ce que j’y comprends, c’est que le changement anatomique permet le changement légal précisément parce qu’il ne perturbe pas la conception biologique du sexeFootnote 51.
La promesse de l’état civil se transpose aussi en droit de la personne. Le premier jugement canadien reconnaissant l’illégalité de la discrimination envers les personnes trans le fit sous la notion de l’état civilFootnote 52. Dans cette affaire, un restaurant avait refusé de servir une femme trans malgré le fait qu’elle avait changé son marqueur de sexe, associant le fait d’être trans au travail du sexe. Le choix de l’état civil comme motif, en contraste au sexe, fait écho à la proposition de Robert Kouri d’ancrer le droit dans la biologie tout en faisant appel à une « fiction légale de nature extraordinaire » pour protéger certaines personnes trans. En rendant sa décision, le juge avait fait une ample distinction entre la victime de discrimination qui avait obtenu un changement de mention de sexe et « était vêtue sobrement avec toutes les caractéristiques d’une personne du sexe féminin », et les travailleuses du sexe auxquelles la défenderesse l’avait associéeFootnote 53. Par le simple fait de leur occupation, qui rendait difficile l’accès à la vaginoplastieFootnote 54, ces dernières se voyaient écartées de la notion de femme trans, étant plutôt décrites comme « travesti » et associées à la maladie mentale et la déviation sexuelle. Les dires du juge révèlent le jugement moral et le désir d’invisibilité qui sous-tend la promesse des bienfaits de l’état civil. Puisque le travail du sexe, surtout lorsque ce travail se fait sans chirurgies génitales, ne saurait satisfaire le désir d’invisibilité sociale de la loi, le droit refuse le changement d’état civil. Cette mainmise sur l’état civil est justifiée par le principe de son indisponibilitéFootnote 55.
2. Traitement jurisprudentiel des demandes de changement de nom genré
Cette logique dichotomique entre changement de sexe et changement de surface se révèle aussi dans le contraste entre le traitement judiciaire de la demande de changement de nom de Micheline Montreuil, sous plusieurs jugements entre 1998 à 2004, et celui de la demande de changement de nom de Thompson, portée devant la Cour supérieure en 2002.
En 1998, suite au refus du Directeur de l’état civil d’ajouter le prénom Micheline à son certificat de naissance et de retirer deux anciens prénoms, Micheline Montreuil fit une demande en révision judiciaire. Elle voulait, par sa demande, avoir seuls les prénoms Micheline et Pierre sur son certificat de naissanceFootnote 56. Selon le Directeur de l’état civil, cette demande relevait plutôt du changement de mention de sexe. Le Directeur de l’état civil était d’avis que le désir de changer de nom sans se soumettre aux prérequis chirurgicaux ne constituait pas un motif sérieux permettant le changement de nom sans changement de mention de sexe.
Le juge Claude Rioux de la Cour supérieure rejeta la demande. Selon luiFootnote 57 :
Il faut donc conclure que la présence d’un prénom féminin dans le nom d’un homme qui n’a pas changé de sexe dans les conditions exigées par la loi crée une contradiction flagrante dans la désignation de cette personne et viole l’esprit et la lettre de la loi, qui exige l’absence de toute ambiguïté juridique au sujet du sexe des prénoms que les individus peuvent inclure dans leur nom.
Ce raisonnement démontre la logique d’invisibilisation inhérente à l’article 71 avant octobre 2015.
La Cour d’appel rejeta la demande de Micheline Montreuil pour des motifs différents. Contrairement au juge Claude Rioux, la juge France Thibault nota que l’ajout du prénom Micheline n’apporterait aucune confusion significative puisque la règle voulant que certains prénoms soient genrés a plusieurs exceptions et que le nom ne sert donc pas juridiquement à noter le genreFootnote 58. Toutefois, Micheline Montreuil devait prouver l’usage général du prénom Micheline pendant cinq ans. Selon la juge Thibault, l’usage du prénom Pierre dans certaines sphères sociales faisait obstacle à la preuve de l’usage général de Micheline, et ce, même si l’appelante désirait utiliser les deux prénoms. En refusant le retrait de deux morinomsFootnote 59 et en empêchant une personne ne désirant pas complètement effacer son passé genré de modifier son prénom, la Cour d’appel affirme la logique d’invisibilisation de l’institution de changement de nom et de marqueur de sexe.
Micheline Montreuil se retrouva de nouveau devant la Cour d’appel en 2002, la même année où se jugeait l’arrêt Thompson c. Directeur de l’état civil en Cour supérieureFootnote 60. Micheline Montreuil demandait encore l’ajout du pronom Micheline et le retrait de deux morinoms au motif qu’elle satisfaisait maintenant au prérequis de cinq ans d’usage. Alors que Thompson, une femme trans, désirait entreprendre des interventions chirurgicales ouvrant la porte à l’application de l’article 71, Micheline Montreuil, elle, ne désirait pas de telles interventions. Le contraste entre les deux arrêts expose le désir juridique d’invisibilisation malgré l’acceptation de la demande de changement de prénom dans les deux cas.
Même si, en droit, la preuve devait viser l’usage général du prénom sur plus de cinq ans – fait établi en l’occurrence – le juge Paul Jolin, dans l’arrêt Thompson, s’intéressa beaucoup au processus de transition de la demanderesse. L’importance du changement de nom se situait, aux yeux du juge, en grande partie dans le fait que les Standards de Soins de la Harry Benjamin International Gender Dysphoria Association (maintenant la World Professional Association for Transgender Health) demandaient aux personnes trans de vivre socialement dans leur genre pendant aux moins deux ans avant d’accéder à la vaginoplastie. Le changement de nom, aspect de la vie sociale, se situait donc dans une logique préliminaire aux interventions donnant accès au changement de mention de sexe sous l’article 71.
Le juge adopta les commentaires de la responsable du Service de changement de nom au Directeur de l’état civilFootnote 61 :
Enfin, à mon avis et selon mon expérience, il faut éviter à tout prix de se retrouver avec des cas semblables à celui de Micheline Montreuil. Il faut éviter de donner l’opportunité à des personnes de vivre sous deux sexes. Une étude en droit comparé (États-Unis, Europe) a permis de démontrer que l’épreuve du vécu sous les apparences de l’autre sexe (alors que le prénom et l’indication du sexe demeurent inchangés) et ce, pendant quelques années, fait partie intégrante des critères d’un transsexualisme vrai.
Accordant le changement de nom, y compris le retrait des morinoms, le juge ajouta que rien ne suggérait que Thompson voulait « vivre sous les deux sexes », désir attribué à Micheline Montreuil. On remarque le parallèle entre ces mots et ceux de la juge Michèle Rivet dans son article publié 15 ans auparavant.
Dans l’arrêt Montreuil c. Directeur de l’état civil, la Cour d’appel accorda la demande de Micheline Montreuil d’ajouter Micheline à son certificat de naissance, mais refusa le retrait de ses morinomsFootnote 62. Dans leurs jugements respectifs, les juges Thérèse Rousseau-Houle et Jacques Delisle se basèrent sur le fait que Montreuil satisfaisait presque au prérequis de cinq ans d’usage, et qu’il aurait été déraisonnable d’attendre une quatrième demande de changement de nom moins d’un an plus tard.
C’est la logique d’invisibilisation sous-tendant l’article 71 qui a permis aux juges Rousseau‑Houle et Delisle de refuser le retrait des morinoms de Micheline Montreuil alors que la Cour supérieure acceptait de retirer le morinom de Thompson plus tôt la même année.
Selon la juge Thérèse Rousseau-Houle, Micheline Montreuil n’avait pas entrepris « définitivement le processus de changement de sexe » et, s’identifiant comme personne transgenre, désirait « demeurer en transition », changeant son apparence et prénom « sans changer de sexeFootnote 63. » Au contraire, Thompson était, de l’avis de la Cour supérieure, un exemple de « transsexualisme vraiFootnote 64 ». Selon le juge Jolin, elle faisait ainsi contraste avec Micheline Montreuil à qui il attribuait un désir de « vivre sous les deux sexesFootnote 65 ». Lus côte à côte, les jugements révèlent que c’est vraisemblablement parce que les désirs corporels de Micheline ne concordaient pas avec la logique d’invisibilité du droit que sa demande de retirer ses morinoms fut rejetée, la limitant à l’ajout de prénom permis sous la règle du 5 ans d’usage général. Même si Thompson était également visible, apparaissant même dans un jugement accessible au public, son éventuelle invisibilité justifiait de la rendre visible et intelligible aux termes de la loi et dans la jurisprudence.
En empruntant la terminologie de « sexe » en contraste avec l’identité dite transgenre de Montreuil, la juge Rousseau‑Houle nous rappelle au corps et à l’anatomie. Le sexe demeurant inextricablement lié à l’anatomie et aux capacités reproductives dans l’imaginaire social, le discours social dominant sur le sexe permet l’exclusion des personne trans et le rejet d’une conception psycho-sociale du genre pourtant acceptée en 1998 dans l’affaire CDPDJ c. Maison des jeunes A… dans le cadre du droit à l’égalitéFootnote 66. Dans cette affaire portant sur le congédiement d’une femme trans, le motif de sexe dans la Charte québécoise avait été interprété comme protégeant les personnes trans contre la discrimination. Malheureusement, cette conception psycho-sociale du genre ne s’est pas étendue à la jurisprudence sur le sexe individuel (p. ex. : « homme », « femme ») qui, contrairement aux discours abstraits sur la notion de sexe, emporte l’attribution d’un sexe précis à la personne. Cette attribution se révèle plus difficile à accepter pour bien des gens : il leur est plus facile d’accepter que l’identité du genre relève du sexe que d’accepter qu’une femme trans est bel et bien une femme. Tout comme le Code criminel encourage les corps dyadiques, le Code civil décourage les corps visiblement trans, qui dévient trop de la conception anatomique et biologique du genre.
L’identification aux parties génitales, obligatoire à la naissance, est confirmée, de façon paternaliste, dans une logique d’éradication. Puisqu’elles remettent en question l’attitude habituelle par rapport au genre, les personnes trans sont poussées à se conformer le plus possible à cette logique. Abandonnant le caractère invariable du genre de façon momentanée, le sujet trans n’apparait en droit québécois à travers l’article 71 que pour devenir invisible et ainsi réinscrire la binarité et le caractère anatomique du genre.
Les articles 71 du Code civil et 268 du Code criminel partagent la même logique d’éradication des corps divergents. Sous ces deux articles, les sujets trans et intersexes ne deviennent visibles que pour mieux disparaître. Sans trop de surprise, ce modèle médicaliste de l’existence trans comme corps devant être corrigé se retrouve chez plusieurs personnes trans. Cette perspective est relevée dans l’article d’Ethel Groffier, qui affirme qu’après avoir « résolu le conflit [d’identité de genre] par la conversion physiologique, biologique et sociale, il n’y a plus de transsexualité »Footnote 67. On retrouve aussi cette vision dans les paroles de la Dr. Marci Bowers lorsqu’elle nous dit qu’elle n’est pas une femme transsexuelle puisque « c’est dans le passé : [elle est] une femme »Footnote 68. Sous cette conception, moins commune aujourd’hui, le sujet trans disparaît dès que son corps se conforme aux idéaux cisgenres, et cette conformité est le but déterminant du sujet trans. Même si peu de personnes trans aujourd’hui voient la conformité aux idéaux cis comme le but des personnes transFootnote 69, cette trame narrative a longuement défini les discours communautaires trans et a eu un impact durable sur ses dynamiques internes.
Si le désir d’invisibilité existe encore dans les communautés trans, il est principalement justifié par un désir de sécurité et d’atténuation de la dysphorie corporelle, malaise intense par rapport aux caractéristiques genrées du corps, plutôt que par la logique de devenir « juste une femme » ou encore « une vraie femme »Footnote 70. Le sujet trans, dans la logique du modèle minoritaire qui fit son apparition en droit autour de 2015, ne sera plus défini par son désir d’invisibilité ou l’abnégation de sa transitude, mais bien par sa marginalité.
III. Le modèle minoritaire d’après 2015 : National Geographic Footnote 71 et exotisme
Dans cette section, j’explore le modèle minoritaire actuellement en vigueur au Québec. Ce modèle définit le sujet juridique transgenre par sa marginalité, réinscrivant la nature non marquée du sujet cisgenre. Le modèle minoritaire est exemplifié par deux changements récents au droit québécois, soit le retrait des critères chirurgicaux à l’article 71 du Code civil du Québec et l’ajout de l’identité de genre à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne Footnote 72. Ces changements font place à une plus grande diversité de personnes trans en détachant le changement d’état civil de l’anatomie et en explicitant le droit à l’égalité des communautés trans. Malgré l’imperfection de ce modèle, qui définit le sujet trans comme marginal et préserve l’arrière-plan d’invisibilisation décrit dans la première section, le modèle minoritaire est un net progrès par rapport au modèle médical. Puisque la jurisprudence a peu renchéri sur ces changements à ce jour, je n’en discuterai pasFootnote 73. Passons ces changements en revue. Je considérerai ces changements dans l’ordre.
1. Régime de changement de mention se sexe
L’article 71 actuel se lit comme suit :
La personne dont l’identité de genre ne correspond pas à la mention du sexe figurant à son acte de naissance peut, si elle satisfait aux conditions prévues par le présent code et à celles déterminées par un règlement du gouvernement, obtenir la modification de cette mention et, s’il y a lieu, de ses prénoms. Ces modifications ne peuvent en aucun cas être subordonnées à l’exigence que la personne ait subi quelque traitement médical ou intervention chirurgicale que ce soit.
Entre octobre 2015 et juin 2016, on pouvait y lire « l’identité sexuelle » à la place de l’identité de genre. En ligne avec la logique du modèle minoritaire et le passage terminologique de « transsexuel/le » à « transgenre », l’article place maintenant l’accent sur la notion de genre, conçue comme une construction sociale, en contraste avec le sexe qui est lui conçu comme séparé du genre, tangible, et biologiqueFootnote 74. Ce changement, comme celui apporté à l’article 10 de la Charte, distance malheureusement les personnes trans de la notion de sexe alors que beaucoup d’entre elles en demandent la reconnaissanceFootnote 75.
Rejetant la suggestion initiale que deux ans d’« expérience de vie réelle » servent de critère au changement de mention de genre, l’Assemblée nationale choisit de promouvoir une conception du genre basée sur l’auto-identificationFootnote 76. Une déclaration sous serment, confirmée par témoin, que « la mention du sexe [demandée] est celle qui correspond le mieux à [son] identité de genre » suffira au changement de mention de sexe, à quelques détails administratifs et une exclusion raciste prèsFootnote 77. En effet, l’accès au changement de marqueur de sexe, qui a été étendu aux personnes trans mineures en juin 2016, demeure inaccessible aux personnes n’ayant pas la citoyenneté canadienne, en contraste avec les autres provinces canadiennes.
2. Droit à l’égalité
Ce même changement de juin 2016 poussa plus loin la logique du modèle minoritaire en modifiant la Charte québécoise qui se lit dorénavant comme suit : « Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur […] l’identité ou l’expression de genre […]Footnote 78 ».
L’article rend explicite la protection des personnes transgenres qui étaient, depuis 1998, protégées sous la notion de sexeFootnote 79. La notion d’identité de genre fut choisie comme trait distinctif des personnes trans et de la discrimination à leur égard. La terminologie a de quoi surprendre. L’identité de genre? Mais alors! Je m’identifie comme une personne non-binaire, pas comme trans; ma transitude n’est qu’incidente au fait que je sois à la fois non-binaire et assignæ homme à la naissance. En quoi l’identité de genre d’une femme trans se distingue‑t‑elle de celle des femmes cis? Les deux ont l’identité de genre « femme ». Le trait distinctif entre personne trans et cis est plutôt la modalité de genre – c’est-à-dire le rapport entre l’identité de genre d’une personne et le sexe qui lui a été assigné à la naissance. La notion de modalité de genre a récemment été inventée, notamment en réponse aux limites de la notion d’identité de genre comme notion organisatrice en droitFootnote 80.
Comme le souligne Ido Katri :
[C]onsidérant que tout le monde à une identité de genre et exprime son genre, il semble que ces catégories ne devraient pas s’appliquer qu’aux personnes trans. […] [L]’existence de l’identité de genre comme classe protégée distincte reflète une assomption que le « sexe » ne se réfère qu’aux « vraiz » homme et femmes; sinon, les personnes trans seraient déjà incluesFootnote 81.
Ce qui distingue l’identité de genre des personnes trans de celle des personnes cis est que cette identité est marquée. Tout comme une personne noire est de race marquée parce que « de race noire » alors que la personne blanche – bien qu’elle soit de race blanche – se situe socialement comme personne neutre, non-marquée par son appartenance racialeFootnote 82, la femme trans est, de façon analogique, « femme trans » alors que la femme cisgenre est située comme neutre, non‑marquée, comme simplement « femme ». En parlant d’identité de genre plutôt que de transitude, de modalité de genre ou de sexe comme source du harcèlement, de la discrimination, et de la violence envers les personnes trans, l’identité de genre des personnes cis disparaît derrière la « réalité » de leur sexe. Les personnes trans sont les seules visibles sous la terminologie d’identité de genre. La protection sur la base de l’identité de genre sert à « protéger les personnes dont l’identité de genre ne se conforme pas aux normes sociales transitionnelles, p. ex. : les personnes trans », nous informe une décision du Tribunal des droits de la personne de l’OntarioFootnote 83. Les personnes trans deviennent hyper‑visibles par contraste, puisque les personnes cis ne sont pas également visibles dans l’analytique cisgenre, sous le terme d’identité de genre dans l’analytique cisgenre.
Les sujets trans sont définis par l’identité et la discrimination. Être trans, c’est vivre de la discrimination à cause de la façon dont on s’identifie. Nos expériences de discrimination confirment notre différence. Loin du modèle médical dans lequel l’existence trans n’apparaît dans la loi que pour mieux s’effacer, c’est dans son hyper‑visibilité identitaire que le sujet trans transpire des textes législatifs sous le modèle minoritaire. Le sujet trans sert de contraste au sujet cis, qui n’est pas identitaire : on ne parle pas de l’identité de genre de la personne cis, mais de son sexe. C’est que le sexe est fixe, immuable, stable, alors que l’identité est adoptée, dynamique, fluide. Le modèle minoritaire peint la personne trans de la superficialité de l’identité. Nous nous identifions, als sont. Ce contraste permet au sujet cis d’être vu comme stable et donc normalFootnote 84. Parce que les sujets cis ne sont pas définis par l’exceptionnalité de l’identitaire, als ne vivent pas de discrimination sur la base de l’identité de genre et sont donc hors de danger.
Comme le soutient A. Finn Enke, les conceptions contemporaines du sujet cis renforcent les catégories « femme » et « homme » comme cisgenres et non-marqués, alors que le sujet trans est réduit à son oppression et à sa bataille pour la reconnaissance institutionnelleFootnote 85. En poussant plus loin cette logique, on arrive à l’expression faussement progressive « hommes, femmes, et transgenres », corruption d’« hommes, femmes, et personnes non-binaires ». Ainsi, le sujet trans demeure marqué d’abjectionFootnote 86 – l’abjection des autres, jamais celle des alliæs autodéclaræsFootnote 87 – et se voit forcé de sortir du placard à répétition, à travers son apparence et ses déclarations. Les personnes trans sont confinées à la marge.
Conclusion : Le retour du pareil au même
L’invisibilité du sujet trans dans l’ensemble du corpus légal québécois, hormis les articles 71 du Code civil et 10 de la Charte, ne détonne pas avec la visibilité du sujet trans édicté par le modèle minoritaire. C’est en effet la logique même du modèle que de désigner les personnes trans comme des exceptions. De l’aberration médicalisée du modèle médical, on passe à l’exception marginalisée du modèle minoritaire.
Si le progrès du passage du modèle médical au modèle minoritaire est évident pour les personnes trans qui peuvent dorénavant changer leur certificat de naissance sans interventions chirurgicales et peuvent plus aisément exiger le respect de leur droit à l’égalité, les personnes trans demeurent invisibles et encore souvent impossibles en droit québécois. Le modèle minoritaire reflète mieux les réalités trans, notamment parce qu’il adopte une conception du sujet trans plus fidèle aux expériences de marginalisation omniprésentes des personnes trans. Toutefois, en réduisant l’existence trans à cette expérience de harcèlement, de discrimination et de violence et en reliant la transitude à un processus identitaire plutôt que matériel, ce modèle fixe le sujet trans dans sa marginalité et fait obstacle à son émancipation. On y verrait difficilement une finalité. En parlant de l’identité de genre seulement en relation aux personnes trans, la dépendance du droit au sexe assigné à la naissance est naturalisée, devenant sexe simpliciter. Parce que le genre des personnes trans est uniquement identitaire en contraste avec la matérialité du sexe, leur invisibilité en tant que sujets habituels du droit est justifiée. L’identitaire légitime notre relégation à la marge.
Ultimement, le modèle minoritaire est moins progressif qu’on le prétend, et reflète une économie néolibérale de l’identité qui efface le rôle de l’État comme facilitateur idéologique de la violence (cis)genrée et taxe d’irrationalité la discrimination et la violence alors même que celles‑ci se matérialisent en grande partie à cause des forces capitalistesFootnote 88. Si l’État reconnaît de plus en plus les personnes trans, cette reconnaissance se présente comme un cadeau motivé par des considérations humanitaires plutôt que comme un correctif de la contribution de l’État aux violences anti‑trans – ce qui nécessiterait des analyses sur le plan matériel visant à sortir les personnes trans de la précarité sociale et économique ainsi qu’une attention aux sources capitalistes de la division moderne des sexesFootnote 89. En tant qu’universitaires et personnes imbues d’un sens moral, nous devons impérativement repenser le pouvoir institutionnel qui dicte l’impossibilité de certaines personnes sous le droit commun. Plutôt que de se fixer dans l’identité, s’arrimer à la matérialité du genre et de la transitude nous permettrait de reconnaître l’apport du droit québécois à la marginalisation du sujet trans. Tant que les personnes trans ne seront pas des sujets habituels, non-exceptionnels du droit, le droit légitimera le confinement des personnes trans à la marge de la société. Les personnes trans – nous – méritons un droit‑texte qui nous (d)écrive comme personnages de l’histoire à part entière.
Le remplacement de la notion d’identité de genre (être homme, femme, personne non-binaire, etc.) par la notion de modalité de genre (être cis, trans, etc.) dans la Charte québécoise contribuerait à la clarté conceptuelle, combattrait le mythe selon lequel l’identité de genre est le propre des personnes trans et distincte du sexe – ce qui pourrait impliquer que les femmes trans sont mâles – et capturerait mieux le désir politique de prévenir la discrimination envers les personnes trans en vertu du fait qu’elles ont un genre différent de celui qui leur est assigné à la naissance. Il serait louable de souligner que la modalité de genre est une composante de la notion plus large de sexe, plutôt qu’une catégorie à part, tout comme le genre assigné à la naissance et l’identité et expression de genre, pour éviter que le sexe devienne (ou reste) une catégorie cis‑normée de laquelle les personnes trans sont exclues.
Une remise en question de l’institution du sexe comme catégorie juridique et administrative est de rigueur. Les notions sexuées du Code civil devraient être revues de façon à entièrement inclure les personnes trans : l’arrière-plan actuel d’invisibilité ne saurait satisfaire. L’existence des marqueurs de genre devra aussi être contestée. Pourquoi doit-il être inscrit à la naissance? Est-ce réellement nécessaire? Quelles sont ses conséquences concrètes? Comme le note Cheryl Chase, l’autonomie et l’intégrité des personnes intersexes ne devraient pas être violées « pour le confort et la commodité des autresFootnote 90 », ce que fait pourtant le Canada. Quand arrêterons‑nous de supporter l’imposition de chirurgies non nécessaires et non consenties aux enfants intersexes? Le sexe relève aussi du racisme et de l’imposition coloniale. Plusieurs sociétés n’opèrent pas sous les concepts binaires et reproductifs du sexe qui prévalent dans les sociétés euro-américaines et, dans plusieurs cas, cette binarité leur a été imposée lors de l’occupation coloniale. Notre conception du sexe et de sa binarité provient d’une idéologie euro-américaineFootnote 91. Elle sert au développement et à la consolidation de l’identité nationaleFootnote 92. Le questionnement du cissexisme inhérent au système de droit québécois s’insère à l’intérieur d’un réseau de contestations du caractère oppressif des institutions de l’État.
Le langage du droit n’est pas un enjeu purement théorique : ces dispositions légales créent des difficultés administratives et juridiques tangibles pour les personnes trans, contribuent à leur aliénation de la société civile et participent au maintien de diverses structures idéologiques oppressives. En rendant les personnes trans impossibles dans l’imaginaire juridique de droit commun, le droit engendre une violence discursive envers celles-ci. J’ose rêver d’un futur dans lequel les mots serviront à notre émancipation.