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Imaginaires, fabrique des frontières et construction de l’État-nation au Cameroun de la période allemande à nos jours (1884–2018)

Published online by Cambridge University Press:  09 February 2023

Erick Sourna Loumtouang*
Affiliation:
Centre National d’Éducation, Ministère de la Recherche Scientifique et de l'Innovation, Yaoundé, Cameroun
*
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Résumé

L’étude des imaginaires occupe dans l'historiographie dédiée au nationalisme camerounais une place marginale. Cet article traite d'eux à la fois comme modalités d'invention et de transformation de l’État-Nation depuis la fin du XIXe siècle. L’étude soutient qu'au cœur des multiples césures de l'histoire du Cameroun, l'imaginaire est apparu comme une ressource dans laquelle ont puisé les acteurs pour produire des utopies qui, dans des contextes divers ont pris une dimension performative. La réflexion fait trois principales contributions : elle montre tout d'abord que l'idée du Cameroun en tant qu'entité territoriale indivisible tire ses origines de la période coloniale allemande. Elle révèle qu'au-delà de ses causes structurelles, la question anglophone au Cameroun objective l'idée d'un conflit d'imaginaires entre francophones et anglophones. L'analyse de la question diasporique souligne enfin l'influence des médias dans la production des imaginaires dans la crise anglophone.

Abstract

Abstract

The study of social imaginaries occupies a marginal place in the historiography dedicated to Cameroonian nationalism. This article deals with them as both modalities of invention and transformation of the Nation-State since the late nineteenth century. The study argues that at the heart of the multiple caesuras in the history of Cameroon, social imaginaries appeared as a resource from which actors have drawn to produce utopias that have taken on a performative dimension in various contexts. This article makes three main contributions: first, it shows that the idea of Cameroon as an indivisible territorial entity has its origins in the German colonial period. It reveals that beyond its structural causes, the Anglophone question in Cameroon objectifies the idea of a conflict of imaginaries between Francophones and Anglophones. The analysis of the diasporic question finally highlights the influence of the media in the production of social imaginaries in the Anglophone crisis.

Type
Étude originale/Research Article
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

La place prise par les imaginaires dans la construction de l’État-nation au Cameroun n'a pas donné lieu à une grande fécondité analytique.Footnote 1 Or, les mythologies politiques, les préjugés, les stéréotypes sociaux, les rêveries, les croyances religieuses, etc. ont constitué des ingrédients nécessaires à l'impulsion des dynamiques historiques constitutives de son identité en tant qu’État. Le rôle des imaginaires comme catégorie importante du flot historique au Cameroun se justifie à travers au moins trois éléments.

Premièrement, le surgissement du Cameroun dans l'histoire de l'humanité est lié à deux récits dans lesquels les imaginaires ont une part importante. Le premier de ces récits fait référence au périple d'Hannon, explorateur Carthaginois qui, navigant « le long de la côte des terres libyques au-delà des colonnes d'Hercule » au Ve siècle av. J.-C., aurait aperçu un volcan en éruption qu'il nomma « Chariot des Dieux » (Cornevin, Reference Cornevin1956 : 66–67). L'analyse de ce récit par des historiens a établi que le volcan en éruption était le mont Cameroun (Bouchaud, Reference Bouchaud1952). Le second récit ressort de la découverte des côtes camerounaises au XVe siècle par des navigateurs portugais. Mouillant dans les eaux du Wouri (fleuve Cameroun), ceux-ci furent frappés par l'abondante quantité de crevettes qui s'y trouvaient. Ils nommèrent ce fleuve « rio dos camaroes » ou « rivière de crevettes » d'où provient le nom Cameroun (Ardener, Reference Ardener1958 : 533).

Deuxièmement, l'invention du Cameroun en tant qu'entité indivisible dans la mythologie politique de l'Union des populations du Cameroun (UPC), principal parti nationaliste né en 1948, tire son origine du démantèlement du Kamerun allemand, divisé entre alliés français et britanniques à l'issue de la Première Guerre mondiale. La volonté de ce parti nationaliste de reconstituer une communauté historique fut le ferment essentiel de l'idée du Cameroun contemporain. Devenu la matrice essentielle sur laquelle s'est articulée l'histoire, le mythe d'un Cameroun uni mobilisa et divisa à la fois les citoyens de ce pays.

Troisièmement, la réunification comme « volonté active de communauté » et processus politique qui donna naissance à la République fédérale du Cameroun au début des années 1960, et par là à la réalisation du projet nationaliste de l'UPC, est le point de départ de la crise anglophone qui pose la problématique d'un conflit entre imaginaires sociaux entre populations qui vécurent de 1916 à 1961 sous des modèles impériaux différents.

En s'inspirant des perspectives élaborées par Cornelius Castoriadis, Benedict Anderson et Arjun Appadurai qui ont traité de l'imagination comme force de transformation sociale (Castoriadis, Reference Castoriadis1975 ; Anderson, Reference Anderson2002 ; Appadurai, Reference Appadurai2015), l’étude met en récit à partir de l'histoire du Cameroun, pays d'Afrique centrale, la manière dont les imaginaires participent depuis la période coloniale allemande, à la fabrique de la nation à partir du thème de la frontière.

L’étude soutient qu'au cœur des multiples transformations de l'histoire de ce pays, l'imaginaire est apparu comme une ressource dans laquelle ont puisé les acteurs pour produire des utopies qui, dans des contextes divers ont pris une dimension performative. Imaginer la communauté à venir fut dans l'histoire du Cameroun à la fois un acte d'irrévérence, de désacralisation des institutions existantes et concomitamment une modalité de production de l'espace.

De la sorte, du moment colonial jusqu'au surgissement de la question anglophone dans ce pays, la mécanique imaginaire s'est avérée indissociable du processus de fabrique des frontières dans lesquelles vivrait la « communauté imaginée ». La nation a ainsi été pensée comme une communauté historique en lien à une Heimat aux contours finis. Elle prit, comme le note Benedict Anderson, la forme d'une « communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine » (Anderson, Reference Anderson2002 : 19). Et, ajoute Anderson, « la nation est imaginée comme limitée parce que même la plus grande d'entre elles, pouvant rassembler jusqu’à un milliard d’êtres humains, a des frontières finies, même si elles sont élastiques, derrière lesquelles vivent d'autres nations » (Anderson, Reference Anderson2002 : 20). Cette réflexion contribue à situer le rôle les imaginaires comme ressource dans la formation de l'identité nationale camerounaise. Articulée autour d'une perspective dynamiste, elle considère l'entité politique dénommée « Cameroun » comme une catégorie historique inachevée dont l'avenir se situe dans ce que les acteurs en rêvent.

Mobilisée pour expliquer les fondements des sociétés humaines (Godelier, Reference Godelier1984 ; Castoriadis, Reference Castoriadis1975), leur rapport à l'altérité (Said, Reference Said and Malamoud2003 ; Todorov, Reference Todorov2008 ; Mudimbe, Reference Mudimbe1988), au passé, et au nationalisme (Anderson, Reference Anderson2002 ; Kohn, Reference Kohn1965), la littérature traitant des imaginaires occupe de plus en plus de place dans les sciences sociales (Baczko, Reference Baczko1984 ; Boje, Reference Boje2008 ; Bouchard, Reference Bouchard2014 ; Castoriadis, Reference Castoriadis1975). Dans l'historiographie traitant du nationalisme camerounais, l’étude des imaginaires est pourtant demeurée une problématique marginale. Prise comme catégorie folklorique permettant de séparer le mythe et l'histoire, la dimension performative de l'imaginaire reste dans le narratif de l'identité nationale camerounaise une thématique sous-étudiée. La littérature traitant du nationalisme a été en général dominée par une approche classique.

L'historiographie a mis en évidence les problématiques de la résistance à l'oppresseur colonial et la collaboration avec lui (Temgoua, Reference Temgoua2005). À côté de cette analyse du protonationalisme camerounais se situe une littérature dont l'attention a été portée sur l'histoire du mouvement nationaliste. Celle-ci s'est concentrée sur la figure de l'Union des Populations du Cameroun et de la guerre de libération qu'elle a menée (Joseph, Reference Joseph1986 ; Mbembe Reference Mbembe1996, Reference Mbembe1985, Reference Mbembe1986, Reference Mbembe1989, Reference Mbembe1993; Delthombe, Domergue et Tatsitsa Reference Delthombe, Domergue and Tatsitsa2011, Reference Delthombe, Domergue and Tatsitsa2016; Bayart, Reference Bayart1979 ; Eyinga, Reference Eyinga1991). L’étude des luttes paysannes et syndicales qui ont préparé l'avènement de l'indépendance après la Seconde Guerre mondiale a également donné lieu à des travaux ainsi que l’étude des aspirations du peuple camerounais (Levine, Reference Levine Victor1970), divisé après la Première Guerre mondiale, à faire de nouveau communauté (Ngoh, Reference Ngoh2011).

Dans cette abondante littérature, très peu d'attention a été accordée à l’étude de l'imaginaire comme ressource et modalité de formation de l'identité nationale au Cameroun. Une exception toutefois apparaît dans les travaux que l'historien camerounais Achille Mbembe consacre au mouvement nationaliste. Dans son ouvrage intitulé La naissance du maquis dans le Sud Cameroun (1920–1960), Mbembe amorce une réflexion sur l'imagination. Il traite de cette imagination comme une capacité qu'ont les acteurs à faire un « usage public de la raison » à travers la formulation d'utopies (Mbembe, Reference Mbembe1996). En tenant compte des écrits d'Um Nyobe sur le maquis au sud Cameroun, l'historien camerounais révèle la grande part prise par les imaginaires dans la vie de ce nationaliste.

Considérant le caractère parcellaire de la recherche et l'accent généralement mis sur des perspectives classiques du nationalisme, cette étude porte sur deux lieux susceptibles de contribuer au débat sur la construction de l'identité nationale au Cameroun.

Premièrement, une entrée par les imaginaires pour étudier l’évolution des États-nations nés du processus de décolonisation offre la possibilité de voir comment les sujets coloniaux imaginés dans la littérature et la bibliothèque coloniales sont devenus des acteurs faisant un « usage public de la raison ». Secondement, le constat dans la littérature d'une déconnexion entre mécanique imaginaire et production spatiale apparaît comme une lacune à combler. L’étude fait trois principales contributions.

Elle démontre tout d'abord que l'idée du Cameroun comme entité territoriale indivisible tire ses origines de la période coloniale allemande qui s’étale de 1884 à 1916. Devenue Protectorat allemand à l'issue de la signature des traités germano-douala en 1884, la possession du Kamerun tomba aux mains des alliés franco-britanniques lors de la Première Guerre mondiale. Elle fut par la suite divisée en deux territoires qui furent respectivement administrés par la France et l'Angleterre jusqu’à l'obtention de leur indépendance au début des années 1960. L'imaginaire nationaliste développé par l'Union des Populations du Cameroun, parti politique né en 1948, s'adosse sur l'utopie d'une reconstruction du Kamerun allemand et formule implicitement l'idée d'un Cameroun un et indivisible. Les nationalistes inventent ainsi l'idée d'un Cameroun uni en mobilisant des approches téléologiques et essentialistes qu'ils puisent dans des registres variés comme l'eschatologie et la théorie des frontières naturelles. Par le biais de l'imagination, ils souhaitent l'indépendance et la réunification du Cameroun, y croient et à travers leurs actions de lutte essayent de faire bifurquer le cours de l'histoire à l'effet d'y accéder. Redessiner les contours de la vie quotidienne marquée par la domination coloniale au moyen de l'imagination fut au cœur du projet de construction de la nation camerounaise. Et, comme le relève Arjun Appadurai, « l'imagination a abandonné l'espace d'expression de l'art, du mythe et des rites pour faire désormais partie dans de nombreuses sociétés du travail quotidien des gens ordinaires » (Appadurai, Reference Appadurai2015: 33).

L’étude fait valoir ensuite l'argument qu'au cœur de la question anglophone se situe un conflit d'imaginaires entre francophones et anglophones au Cameroun. Si le processus de réunification représenta du point de vue mémoriel, la reconstitution d'une communauté historique selon l'utopie nationaliste, cet événement révéla dès la fin des années 80 une tension entre imaginaires sociaux selon diverses modalités : une opposition entre modèles impériaux qui ressortissent de l'opposition entre administration directe et indirecte, un héritage mémoriel sédimenté par la force transformatrice de la frontière dans sa capacité à produire des temps historiques et des mémoires parallèles et enfin l'existence d'univers linguistiques producteurs de sens, d'idiomes et de représentations chargées de préjugés. Tous ces éléments mobilisés dans le cadre de la crise anglophone mettent en lumière une volonté des Camerounais anglophones de renégocier les frontières du Cameroun à travers le projet sécessionniste d'une part et le retour au fédéralisme d'autre part.

Enfin, la réflexion met en lumière la question diasporique comme catégorie analytique importante de la crise anglophone. Elle permet dans un contexte de circulation des images à l’ère de mondialisation de révéler une utilisation subversive des médias comme un élément essentiel de création de la « communauté imaginée » (Castoriadis, Reference Castoriadis1975 ; Anderson, Reference Anderson2002). Cette dernière notion n'a pas fait depuis deux décennies l’économie de critiques (Chivallon, Reference Chivallon2007). Qualifiée de théorie « balbutiante » ou « inachevée » et même de concept flou, elle reste néanmoins une catégorie pertinente dans une entreprise heuristique d'objectivation de la crise anglophone qui secoue le Cameroun depuis 2016. En effet, la naissance d'un imaginaire sécessionniste traduit par la République imaginaire d'Ambazonie se trouve aussi dans ce qu'on en dit, sur la manière dont on la rêve. En effet, les rêves, les récits et les constructions mythiques constituent aussi la chair d'une communauté.

Le présent propos est une généalogie de l'idée de ligne et de la différence qu'elle crée en termes de représentation de l'altérité, de production du temps historique, mais aussi de la mémoire communautaire. La frontière est ainsi abordée dans une double perspective, comme produit de l'imagination et comme donnée performative qui puise dans l'histoire et le quotidien. Le discours ici a une capacité à fabriquer l'identité nationale à travers sa dimension performative (Recanati, Reference Recanati1981; Austin, Reference Austin1962). Aussi, les actes de langage et les innovations sémantiques (Mawusse Kpakpo, Reference Akue Adotevi2015) ne décrivent-ils pas l'identité, mais la fabrique in situ. L'histoire dans ce contexte se tricote chaque jour à travers une objectivation de la banalité. Cette perception du réel que l'on doit en grande partie à la philosophie Certalienne (De Certeau, Reference De Certeau1990) et la sociologie Elaienne permet de découvrir la quotidienneté comme le lieu par excellence où se trame la vie sociale (Assogba, Reference Assogba1999 ; Ela, Reference Ela1999, Reference Ela1990). La présente réflexion prend donc à rebours la conception traditionnelle de la frontière abordée exclusivement comme matérialité visible influençant la perception de l'altérité. Elle considère, dans une perspective constructiviste et rétroactive, les multiples représentations de l'altérité comme élément originaire de la création d'une frontière physique.

I. Construire la nation à partir de la boîte à outils coloniale : les frontières du Kamerun allemand comme base territoriale

La construction de l'identité territoriale camerounaise découle d'un long processus qui va de la seconde moitié du XVe siècle à la prise de possession de la côte camerounaise par les Allemands à la fin du XIXe siècle.

Du Rio dos Camaroes au Kamerun

Le nom Cameroun est entré dans l'histoire à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Des navigateurs portugais mouillant à proximité de la baie du Biafra entre 1471 et 1472 avaient été émerveillés par l'abondance de crevettes qu'ils aperçurent dans le fleuve Wouri. Ils baptisèrent donc celui-ci du nom Rio dos Camaroes, ou rivière de crevettes. Adalbert Owona estime à propos que « les navigateurs furent frappés par un phénomène extraordinaire qui se produit encore de nos jours, tous les quatre ou cinq ans : le pullulement dans une rivière de la cote (le Wouri) de crustacés de couleur blanchâtre » (Owona, Reference Owona1973). Le nom Cameroun rappelle donc ce récit mythique qui nous plonge dans le domaine de l'imaginaire en parlant de l'abondance de ces crustacés. Du XVe jusqu'au dernier quart du XIXe siècle, le Cameroun ne désigne qu'une petite bande côtière comprenant l'estuaire du Wouri encore appelé Rio dos Cameroes au Nord, et les villages qui environnent la rivière Kwakaw au Sud, jusqu’à 4°10’ de latitude Nord (Onana Mfege, Reference Onana Mfege2004 : 17). Plusieurs nations occidentales y commercent avec les populations locales et échangent divers produits (esclaves, huile de palme, ivoire, etc.). Le 12 juillet 1884, l'Allemagne encore réticente à la l'aventure coloniale s'empare contre toute attente de ce territoire en signant des traités de protectorat avec les populations locales. De 1884 à 1905, la pénétration coloniale est terminée et le Kamerun allemand est un vaste territoire de près de 787 840 Km2 en 1911 (Abwa, Reference Abwa2010 : 95). Les populations Kamerounaises vivront donc sous protectorat Allemand entre 1884 à 1914, date du déclenchement de la Première Guerre mondiale qui conduira les forces alliées de la coalition franco-britannique avec l'aide de la Belgique à bouter l'Allemagne hors de sa colonie du Kamerun en 1916. Le « domaine colonial » du Kamerun allemand est un vaste territoire dont les frontières ont été tracées au travers des traités,Footnote 2 mais également à travers le processus de pacification qui ne fut pas interrompu jusqu'au départ des Allemands. Le sort des territoires conquis par les alliés sera décidé lors de la conférence de Versailles de 1919 à travers la mise de ceux-ci sous mandat. L'ancien Kamerun allemand deviendra donc un mandat de type B.Footnote 3 Entre temps, de 1916, date de la capitulation allemande, à 1922, date d'entrée en vigueur du mandat, le territoire du Cameroun a vécu sous un régime provisoire appelé condominium franco-britannique. L'effectivité du mandat en 1922 conduisit donc à la division du Cameroun entre les vainqueurs de la guerre et, 4/5 du territoire revint à la France et 1/5 du territoire reviendra à la Grande Bretagne. La partie administrée par la Grande Bretagne est constituée de deux territoires distincts. Le Northern Cameroon et le Southern Cameroon, regroupés dans l'histoire sous le nom Cameroons. La mission confiée aux puissances mandataires est de favoriser le progrès social et de faire cheminer peu à peu ces territoires vers l'autodétermination. Le principe de tutelle remplaçant celui du mandat avec l'avènement de l'ONU en 1945, la mission de la France et de l'Angleterre à l'égard des territoires internationaux camerounais restait inchangée. Au début de l'année 1960 soit le 1er janvier, le Cameroun sous tutelle française accèdera à l'indépendance. Le sort des parties administrées par l'Angleterre sera décidé l'année suivante. En effet, à l'issue des referendums des 11 et 12 en février 1961, le Southern Cameroon obtiendra son indépendance en se rattachant au Cameroun français tandis que le Northern Cameroon optera pour une indépendance dans le cadre d'un rattachement à la fédération nigériane.

Le fait que le referendum organisé par l'ONU ne présentait que deux options : soit le rattachement au Nigéria, ou le rattachement au Cameroun et pas une 3e option, qui aurait alors été d'une part celle de l'indépendance de ces deux parties dans le cadre d'un État rassemblant le Northern et le Southern Cameroon et d'autre part un scénario où chacune de ces entités obtiendrait séparément son indépendance témoignait de la volonté de l'ONU et des puissances mandataires de ne pas voir se réaliser comme le note Ngoh, « l'option la plus populaire, notamment la sécession et l'indépendance en tant qu'entité politique autonome » (Reference Ngoh2011 : X). L'architecture de la République fédérale du Cameroun sera esquissée lors de la conférence constitutionnelle de Foumban en juillet 1961. Pendant le moment colonial, les deux territoires seront administrés comme partie intégrante de l'empire colonial français et anglais bien qu'ayant le statut de territoires internationaux. Les deux parties du l'ancien Kamerun Allemand vécurent donc séparées de 1922 à 1961, date de la réunification et du rattachement au Nigeria. La perte du Northern Cameroon à travers son rattachement au Nigeria aura un impact sur la consolidation de l'imaginaire national camerounais.

II. L'imaginaire national et la construction de l'idée d'un Cameroun indivisible

La colonisation en tant que processus est avant tout un système de création de formes et d'images. Certaines catégories créées pendant la période coloniale ont été reprises par les populations qui les ont intégrés. Ce phénomène de « rétroaction », produit de la bibliothèque coloniale, fait que « la manière dont les indigènes se perçoivent eux-mêmes serait liée à l'effet en retour des récits d'exploration et de conquête ainsi que des textes ethnologiques coloniaux et postcoloniaux sur leur conscience d'eux même » (Amselle et Mbokolo, Reference Amselle and Mbokolo2005 : IV).

Au Cameroun, la construction de la nation s'est faite à partir de la boîte à outils coloniale. Le référent territorial colonial a guidé les attitudes et stimuler le nationalisme à tel enseigne que celui-ci a pris la forme d'une création de la nature et non de l'action de colonisation. Le nom du « domaine colonial » reproduit le récit des navigateurs portugais. Et à ce sujet, la dimension imaginaire de l'appellation du territoire est importante. Elle permet par exemple de rendre compte parfois de la confusion que font les nationalistes sur diverses réalités qui ressortissent de la visite des côtes camerounaises par les navigateurs portugais dans la seconde moitié du XVe siècle. Il s'agit par exemple de la confusion entre la crevette (Cameroes) et le crabe. Um Nyobe, secrétaire du principal parti nationaliste au Cameroun français, décrit en expliquant ci-dessous la signification du drapeau national camerounais choisi par les nationalistes de l'UPC :

Le crabe marque l'origine du nom actuel de notre pays dont l'orthographe doit redevenir « Kamerun » comme signe de réprobation de la division arbitraire de notre pays, division qui a malencontreusement donné lieu aux appellations « Cameroun » ou « Cameroons » suivant qu'on avait affaire à la domination française ou à la domination anglaise. L'appellation Kamerun ne signifie pas, nous l'avons déjà dit, un souhait de retour à l'administration allemande, mais tout simplement le symbole de notre ferme désir de reconstituer un « Kamerun » un et indivisible. (Mbembe Reference Mbembe1989 : 103)

Le Cameroun en tant que catégorie historique ou géographique produit de ce contact va influencer la conception de ce territoire par les nationalistes. Une autre pensée de Um Nyobe, premier secrétaire de l'Union des populations du Cameroun, prononcée le 29 septembre 1952 au Congrès d'Eseka permet de confirmer cet état de choses. Il dit en substance : « Le monde entier reconnaît que Dieu a créé un Cameroun […] l'unification constituera un premier pas vers l'indépendance » (Joseph, Reference Joseph1986 : 223). Cette réflexion du nationaliste Camerounais nous plonge dans la théorie essentialiste des frontières à travers leurs dimensions naturelles. En effet, Um Nyobe présente le Kamerun allemand comme une création divine. Cette pensée ne s’éloigne guère d'une approche téléologique inspirée par les philosophies de l'histoire qui prennent forme au XVIIIe siècle à l’époque des lumières (Bourdé et Hervé, Reference Bourdé and Hervé1997 : 101). À ce sujet, il convient de se référer aux lois énoncées à propos par Platon dans le Phédon sur la finitude de l'univers réel. Pour le philosophe grec : A) il y a de l'ordre dans l'univers ; B) tout est ordonné en vue du meilleur résultat ; C) une intelligence ordonnatrice applique au monde cette conception ; D) le meilleur se situe au niveau intellectuel et non matériel ; E) il existe un Vrai, un Bien, un Beau en soi (Bourdé et Hervé, Reference Bourdé and Hervé1997: 102). Bossuet, philosophe français du XVIIe siècle précisera dans la même logique, que « Dieu a fait l'enchainement de l'univers… et a voulu que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions ; Que la divine providence préside au destin des Empires, à leur essor et à leur chute » (Bourdé et Hervé, Reference Bourdé and Hervé1997 : 102).

Cela dit, Um Nyobe considère l’épisode de la Première Guerre mondiale qui a entrainé une division du Cameroun comme une entorse au processus divin de création des territoires. La dimension imaginaire de son discours a une valeur performative de construction du mythe d'origine d'une nation camerounaise indivisible. Cette pensée influencera la représentation du territoire Camerounais à travers ses frontières.

Néanmoins, ce discours s'oppose à la réalité, car ne prenant pas en compte l'essence coloniale du Kamerun allemand. En effet, le vaste territoire qu'avait conquis le Reich ne fut jamais un territoire stable d'un point de vue de ses mensurations (Neu Kamerun, Große Kamerun). Il englobait une partie du Gabon actuel, de la Guinée Équatoriale, de la République centrafricaine, du Nigeria, du Congo et du Tchad. Prise de guerre, le Kamerun Allemand était suffisamment écartelé pour que les populations aient conscience de l'unité territoriale de cet ensemble et de leur identité en tant que kamerunais. La colonie allemande mutait au gré des tractations coloniales. Celles-ci avaient par exemple permis au territoire de gagner en superficie en 1893 lorsqu'une grande partie de l'Adamawa fut enjoint au Kamerun. Au début des années 1900, cette colonie est considérée comme pauvre et non viable. Les régions ne sont connectées qu’à travers des infrastructures rudimentaires et le processus de pacification n'est pas encore achevé. L'idée du Kamerun comme nation indivisible naît donc à partir de la première moitié du XXe siècle avec la naissance de l'Union des Populations du Cameroun en 1948. Cette idée résumée dans le programme de ce parti politique se prolonge même dans les rêves de ses dirigeants à l'instar de Ruben Um Nyobe. Celui-ci raconte un de ses multiples songes :

Je me trouvais dans un champ de macabos. J'entendis un appel au bout du champ : ‘A Iohana’. Une autre voix a répondu du côté gauche. Cette voix ressemblait à celle de Ngo Mang. Il y avait du bruit dans le champ, mais je ne voyais personne. Je me tenais en bordure et un ouragan secouait comme un tremblement de terre. Je tenais une machette dans la main droite et je l'agitais vigoureusement et je criais : ‘je triompherai de cette guerre, je délivrerai la terre Kamerounaise de l'ennemi. Ni la France ni aucune autre nation ne sera maître du Kameroun’. Je prononçais ces mots pendant que le vent m'agitait. Je n'ai pas été renversé. (Mbembe Reference Mbembe1991 : 113)

Ce discours onirique de Ruben Um Nyobe, repris par Achille Mbembe, et produit dans un contexte de lutte armée peu avant son assassinat par les forces coloniales françaises nous fait remarquer plusieurs choses. L'orthographe « Kameroun » est utilisée en référence au Kamerun allemand, alors que le rêve se produit à la fin des années 1950 lorsque le Cameroun est sous tutelle française. La figure du héros qui brave la mort et triomphe d'elle est pertinente. Ici, l'Ouragan qui secoue violemment fait référence au colonialisme. La métaphore du roseau qui plie mais ne rompt pas est utilisée par Um Nyobe pour mettre en évidence la détermination à mettre fin à l'ordre colonial sur le « Kameroun », patrie subliminale dont il doit délivrer les populations contre les impérialistes que sont la France et les autres puissances. Ce mythe du Camerounais brave et combatif devant l'adversité s'incarne dans diverses situations. On le retrouve par exemple dans le monde du football à travers l'expression « hemlé » qui signifie en langue Bassa, la foi, le courage ou la rage de vaincre. Cette attitude chevaleresque imputée aux lions indomptables, équipe nationale de football du Cameroun trouve vraisemblablement ses origines dans le contexte tumultueux des années 1950 marquées par les luttes pour l’émancipation.

Dans cet imaginaire nationaliste, la figure du héros qui n'a pas peur de la mort est également pertinente lorsque l'on fait référence aux imaginaires de l'exécution de Martin Paul Samba, nationaliste camerounais, mis à mort pendant la Première Guerre mondiale par les Allemands. Ces mythes relayés par les populations du Sud Cameroun ont été collectés et retranscrits par le révérend père Engelbert Mveng. La légende de l'exécution dit :

Samba condamné à mort marcha au lieu de son exécution. On voulut lui bander les yeux : il refusa ; il n'avait pas peur de mourir. Debout, il attendit le signal. Le commandant blanc cria : Feu ! À ce moment, Samba tira de sa poche un mouchoir qu'il avait ramené d'Allemagne et qu'il portait toujours sur lui : c’était son porte-bonheur. Il l'agita ; les fusils crépitèrent et les balles passèrent en sifflant autour de lui. Aucune n'osa le toucher. Le second soldat tira : le mouchoir s'agita et Blanc commanda au premier soldat de tirer. Le coup partit ; le mouchoir s'agita ; les balles s'envolèrent en sifflant. Les balles passèrent en sifflant. Tous tirèrent ; Samba était toujours debout et souriait. Soudain, il plia son mouchoir et dit : je n'ai pas peur de la mort. Vous pouvez tirer maintenant. Les fusils crépitèrent et Samba s’écroula. Il était mort. (Mveng Reference Mveng1963 : 249)

Le nationalisme camerounais puise profondément dans ces imaginaires qui construisent l'idée de la nation d'un point de vue fini et essentialiste. L'accession à l'indépendance du Cameroun oriental le 1er janvier 1960 prolongera cette volonté de retour au Kamerun allemand. Le préambule de la constitution du 21 février 1960 met en évidence cet irrédentisme camerounais. En effet, il demande au Camerounais de

tout mettre en œuvre pour répondre aux aspirations des Camerounais habitant les territoires séparés de la mère patrie, afin de les permettre de rentrer dans la communauté nationale et de vivre fraternellement dans un Cameroun réuni. (Koufan et Tchudjing, Reference Koufan, Tchudjing and Abwa2001 : 223)

Pour Paul Soppo Priso, homme politique camerounais et premier Président de l'assemblée territoriale camerounaise entre 1953 et 1957, « le retour au sein de la communauté camerounaise de l’île de Dikabo (Fernando po) et de la guinée dite espagnole, parties du territoire national actuellement sous l'occupation coloniale espagnole » (Koufan et Tchudjing, Reference Koufan, Tchudjing and Abwa2001 : 223). À la lecture de cet extrait, on se rend compte que le discours sur les frontières du Cameroun reproduit cette téléologie de reconstitution du Kamerun allemand inventé par les nationalistes de l'Union des Populations du Cameroun (UPC). Ainsi, le commun des Camerounais a toujours considéré certains territoires voisins du Cameroun, comme faisant partie intégrante de l'ancien Kamerun allemand démantelé après la Première Guerre mondiale. Dans le cas spécifique de la Guinée espagnole devenue équatoriale après son indépendance, le moindre conflit entre populations camerounaises et équato-guinéennes permettent aux premières de convoquer l'histoire à l'effet de légitimer la continuité géographique du Kamerun Allemand.

Cet irrédentisme, produit de l'imaginaire est devenu un paradigme de rédaction de l'histoire en ce qui concerne la trame de la réunification des Cameroun français et britannique. Les plébiscites des 11 et 12 février 1961, ayant entrainé d'une part le rattachement du Northern Cameroon au Nigeria et du Southern Cameroon à la République du Cameroun, relèvent d'une forte dimension mémorielle. En effet, le rattachement du Northern Cameroon au Nigeria est vécu de façon traumatique au Cameroun. Le 11 février 1961 est tout d'abord considéré comme un deuil national avant d’être érigé en 1967 comme fête de la jeunesse au Cameroun. Le Cameroun a dans ce sens émis des réserves à la Cour internationale de justice en contestant la validité du referendum d'autodétermination ayant conduit le rattachement du Northern Cameroon au Nigeria. Daniel Abwa, historien camerounais, considère la réunification des deux Kamerun qui intervient en 1961 comme une justice de l'histoire. Pour lui, il y a une essence originaire de la nation camerounaise : celle-ci serait née pendant la période coloniale allemande. Les identités nées du fait du partage du Kamerun allemand après la Grande Guerre sont des identités secondaires. Selon lui, on n'est ni « francophone ni anglophone, on est Camerounais » (Abwa, Reference Abwa2015). Les quarante-cinq années de séparation entre les deux Cameroun n'auraient selon lui que peu de profondeur historique en matière de fabrication de l'identité francophone et anglophone. Ce propos de l'historien camerounais mérite d’être nuancé.

Il existe pendant la période coloniale, des imaginaires qui s'opposent à ceux de l'UPC. A rebours d'un discours sur l'indépendance immédiate et la réunification du Cameroun énoncé par cette formation politique, plusieurs groupes politiques produisent un discours oppositionnel à ce dessein. C'est le cas du Bloc Démocratique Camerounais (BDC). Selon Daniel Abwa, « Vis à vis de l'indépendance, le BDC pense que celle-ci ne devrait intervenir qu'après la réunification des deux Cameroun qui elle devrait être subordonnée à un accord préalable entre la France et l'Angleterre » (Abwa, Reference Abwa1993 : 31). Pour André Marie Mbida, Premier Ministre du Cameroun français et militant du BDC, l'indépendance du Cameroun est sujette au bon vouloir de la France et de l'Angleterre. Le discours de Mbida sur l'indépendance du Cameroun est un discours lié à l'idée de progrès qu'il juge insuffisant. Pour lui, le peuple camerounais serait immature et pas encore prêt à s'autogérer. Cette idée est partagée par les thuriféraires du système colonial constitués d'une clientèle variée issue des milieux traditionnel et bureaucratique. Mbida estime par exemple par rapport au programme de l'Union des Populations du Cameroun la chose suivante :

Pour être indépendant selon le souhait de certains, il faut être un grand pays peuplé de dizaine de millions d'habitants et avec des richesses considérables… Dans ces conditions, pouvons-nous considérer comme sincères ceux qui promettent l'indépendance du Cameroun pour demain ? Pouvons-nous croire ceux qui nous disent qu'avec si peu d'hommes, si peu d'argent et si peu d’équipements, nous pourrions du jour au lendemain nous proclamer indépendants et être plus heureux qu'avant. Le prétendre actuellement ne constitue pas seulement une utopie, c'est entretenir dans l’âme des Camerounais des illusions certaines ? L'indépendance dans la médiocrité n'est pas un idéal… sans hésiter (…) il convient tout d'abord d’écarter le principe d'une indépendance immédiate. (Abwa, Reference Abwa1993 : 31–32)

On note à travers cet extrait que Mbida considère le Programme de l'Union des Populations du Cameroun comme une utopie. Sur la même ligne que le BDC se situent L'Association pour le Progrès Social et Économique de la subdivision de Ngaoundéré (APSEN) et l'Union Bamiléké qui s'opposent au programme de l'UPC. Une pétition présentée à l'ONU par l'Union Bamiléké en 1952 révèle les réalités suivantes :

Si les Français partaient aujourd'hui, les Camerounais seront dans un malheur sans fin, car il nous faudra recommencer à néant avec une autre nation. Nous ne sommes pas des femmes prostituées pour changer de maris comme des chemises. Nous voyons en la République française l'indiscutable élément de garantie dont doit se servir le Cameroun pour atteindre le cadre de l'Union française, sans heurt, ni secousse le havre salutaire où chacun, du plus petit au plus grand, trouvera son plein épanouissement, la réalisation de son destin. La France est pour nous la République souveraine, amie de l’égalité sociale, de la justice, de la liberté et de la fraternité quelle que soit et puisse être la couleur de ses enfants. Au Cameroun, dans les hôtels, restaurants, bars… la discrimination raciale n'existe jamais entre les Français et les Camerounais ; tout le monde est frère et sœur et la collaboration entre Français et Noirs camerounais est franche et loyale partout. Nous demandons en conséquence au Conseil de tutelle de l'Organisation des Nations Unies de bien vouloir conseiller la Nation française de continuer à nous guider vers notre bel avenir comme elle le fait depuis bientôt 35 ans de Mandat. (Mokam, Reference Mokam2006 : 322)

Cet extrait renseigne dans le contexte qui mène à l'indépendance du Cameroun, sur la production d’énoncés contradictoires qui traduisent chez les acteurs des visions du monde différentes. Dans un contexte de lutte où l'ambition de l'administration coloniale française était d’éliminer l'UPC, l'idée de s'accommoder à son programme politique fut utilisée comme modalité pour la faire disparaître. Comme le souligne David Mokam dans sa thèse de doctorat, l'administrateur colonial Jean Ramadier estimait que la meilleure manière de faire affront à l'UPC était d'appliquer son programme sans elle (Mokam, Reference Mokam2006 : 310). L'obtention de l'indépendance et la réalisation de la réunification par des acteurs qui ne les avaient jamais désirés participèrent du projet colonial de bannissement de l'UPC de la mémoire nationaliste au Cameroun.

De l'imaginaire national aux imaginaires nationaux : les implications de la Première Guerre mondiale sur l'idée d'un Cameroun indivisible

Le lien entre frontière et temps historique a été fait par certains auteurs à l'instar de Fernand Braudel, Paul Guichonnet, Claude Raffestin et Jean Gottmann pour ne citer que quelques-uns (Guichonnet et Raffestin, Reference Guichonnet and Raffestin1974 ; Gottmann, Reference Gottmann1952). Gottman estime à propos que, lorsque « l'on déplace la frontière, les conditions de vie changent pour les hommes qui appartiennent au secteur remanié » (Raffestin, Reference Raffestin1974 : 34). À travers cette pensée, Gottman met une emphase sur le pouvoir de reconfiguration sociale de la ligne frontière. La restructuration spatiale a ainsi une dimension temporelle. De la sorte, « la limite, ligne tracée, instaure un ordre qui n'est pas seulement de nature spatiale, mais encore de nature temporelle en ce sens que cette ligne ne sépare pas uniquement un « en deçà » et un « au-delà », mais en outre un « avant » et un « après » (Raffestin, Reference Raffestin1986 : 3).

Concrètement, la frontière en découpant l'espace créée aussi une nouvelle dynamique historique. On assiste dans le cas camerounais à la création de plusieurs temps historiques après la Première Guerre mondiale. Ces temps historiques sont imbriqués, juxtaposés et parfois contradictoires en fonction des logiques situationnelles. Le temps historique du Kamerun allemand avant la Première Guerre qui fait office de matrice temporelle primitive et donc d'un « avant » est le moment sur lequel se construit et s'articule l'imaginaire nationaliste. Le Cameroun découpé après la Première Guerre mondiale entre alliées donne naissance à trois spatialités. Celles-ci correspondent à trois temps historiques distincts et symbolisent cet « après ». Les espaces qui découlent du découpage sont les suivantes : le Southern Cameroon et le Northern Cameroon rattachés à la dynamique impériale britannique et le Cameroun Oriental, morceau de territoire intégré à la dynamique historique de l'empire colonial français. Ces nouveaux territoires aux destins désormais singuliers entretiennent entre eux des relations dont la profondeur varie en fonction des liens qu'avaient les populations dans le secteur remanié par la frontière. Ainsi, la frontière, en créant un nouveau temps, créée également un nouvel imaginaire social. Au mythe de l'indivisibilité du Cameroun s'oppose à partir de la fin de la Première Guerre mondiale un autre imaginaire aussi bien de part et d'autre des rives du MungoFootnote 4 que du Northern Cameroon. Dans ce dernier territoire qui sera rattaché au Nigeria par referendum à partir du 1er octobre 1961, cet événement est considéré par l’émir Abba de Yola (1910–1924) comme un rétablissement de la légalité en ramenant dans l’Émirat une partie du territoire, le Nord-Cameroun britannique, perdu en 1893, lorsque la Grande-Bretagne et l'Allemagne se sont partagé l'Adamawa (Abdoul-Bâgui, Reference Abdoul-Bâgui and Adama2016 : 45). Comme le relève Ouba Abdoul-Bâgui, « à l'issue de ce partage qui, en réalité, démantèle l'Adamawa, la Grande-Bretagne garde Yola, la capitale de l’Émirat et laisse à l'Allemagne la plus grande partie du territoire. Ainsi naît l'Adamawa allemande qui est intégrée au Kamerun allemand » (Reference Abdoul-Bâgui and Adama2016 : 45).

La Grande Guerre qui conduit à la défaite allemande au Cameroun constitue donc une césure temporelle majeure dans l'histoire du Cameroun. La ligne Picot, frontière issue de la fin du condominium franco-britannique qui avait divisé l'ancien Kamerun allemand, avait créé un nouveau temps historique, une nouvelle identité ; elle avait créé un lieu d'appartenance à travers le rapport au territoire, à la langue, et à l'institution coloniale sous laquelle évoluèrent les Camerounais des deux rives du Mungo. Prise dans une perspective constructiviste, la frontière servait dans ce contexte à fabriquer l'identité des populations qu'elle avait divisées.

L’indirect rule, système de décentralisation qui accordait une certaine autonomie administrative aux entités locales, s'opposait au système d'administration directe français qui ôta aux représentants locaux toute prérogative pour les mettre au service de l'administration du territoire. Autrement dit, lorsque les institutions coutumières furent vidées de leur substance du côté français de la ligne, elles gardèrent une certaine consistance du côté britannique. La frontière naturelle entre les deux territoires (Southern Cameroon et Cameroun oriental) était symbolisée par le fleuve Mungo. La fonction de contrôle de la ligne Picot obligea désormais les populations de part et d'autre à se munir d'un laisser-passé pour traverser la frontière. Cette situation mit désormais à l’œuvre la dualité entre une circulation libre dans l'espace avant l'avènement de la ligne et la logique de transgression. Si certaines populations que la ligne divisa continuèrent de naviguer entre les deux nouveaux territoires, il faut voir dans cette circulation spatiale non pas une volonté de contestation de la ligne frontière, mais celle de navigation temporelle à travers un régime d'historicité où le passé agit au présent. Comme le note Daniel Abwa,

La séparation imposée au Camerounais de la zone anglaise est si fortement ressentie par ces derniers qu'ils n'hésitent pas à demander avec insistance aux nouveaux maîtres d'y remédier. Dès 1916, en effet, quelque temps après le partage, une délégation de l'ethnie Balong qui se trouve de part et d'autre de la frontière, à Mbanga du côté français et à Kumba, du côté anglais rencontre le résidant de Cameroon Province et lui demande sans succès, d'user de son autorité pour que les Balong résidant au Cameroun français soient placées sous l'autorité britannique afin qu'ils retrouvent leur unité sous une même administration coloniale. (Abwa, Reference Abwa2015 : 44)

En mai 1955 lorsque l'Armée Nationale de Libération du Cameroun (ANLK), branche armée de l'UPC, prend le relais de la lutte armée, le territoire du Southern Cameroon sert d'espace d’émancipation à l’égard de la violence coloniale qui s'abat sur les nationalistes. Il y a pendant cette période de l'histoire du Cameroun une distinction fondamentale entre les territoires de la paix (Southern Cameroon) et celui de la Guerre (Cameroun oriental). Les régimes d'historicité des populations ne sont pas les mêmes. Inscrit dans le contexte de guerre froide, la guerre d'indépendance prend la forme d'une guerre contre le communisme, qui de l'avis des autorités anglaises se trouve de l'autre côté de la frontière. Ces différents éléments consacrèrent la création d'un nouveau temps historique entre les deux Cameroun.

La langue pratiquée dans les deux territoires, les institutions administratives, les systèmes éducatifs et l'expression démocratique marquaient fondamentalement des écarts entre les populations pendant cette période de séparation. L’État fédéral qui naquit en 1961 fut donc plombé par cette dichotomie qui institua le bilinguisme Camerounais à travers la dualité de toutes ses institutions. Tous les documents administratifs devaient être traduits dans les deux langues puisqu'elles étaient d’égale valeur. Le système éducatif fut également marqué par cette dualité à travers des curricula parallèles : la justice ne fut pas en reste, avec d'une part l'application dans les régions de l'ancien Southern et Northern Cameroons du Common law et d'autre part du droit napoléonien dans les régions francophones. L'exemple dans le domaine intellectuel fut donné par la Revue Culturelle Camerounaise qui était éditée à la fois en français et en anglais. La fédération fut abolie en 1972 au profit de l’État unitaire dans des conditions décriées par les populations anglophones qui virent l'absorption de leur État dans la République du Cameroun. Le sentiment d'absorption de l'ancien Southern Cameroon dans l'ancien Cameroun oriental francophone est traduit également dans la dynamique terminologique de l’État. On passa ainsi de la République fédérale du Cameroun en 1961 à la République unie du Cameroun en 1972. En 1984, par décret, le Président Paul Biya, successeur d'Ahmadou Ahidjo qui avait quitté le pouvoir en 1982, passa de la République Unie du Cameroun à la République du Cameroun. La question anglophone résulte donc d'une part de cette absorption de l'ancien Southern Cameroon dans le Cameroun francophone et d'autre part sur le sentiment d'une non-prise en compte de leur voix dans la gestion du Cameroun contemporain. La gestion du double legs colonial en matière de culture politique est étudiée à travers la fuite des cerveaux anglophones du fait de la politique répressive appliquée par les autorités d'inspiration coloniale française (Mokam, Reference Mokam2016). Le point d'achoppement entre ces deux tendances résidait donc dans la symbolique de la réunification qui pour les uns traduisait le retour à la maison des frères séparés par l'histoire coloniale et pour les autres l'union entre deux États, un anglophone et l'autre francophone.

Dans une autre perspective, si la réunification revêt un caractère symbolique de reconstitution de la nation camerounaise dans ses dimensions d'avant 1914, ce projet ne fut réalisé que de manière partielle à travers le rattachement du Northern Cameroon à la république du Nigeria. Ce rattachement au Nigeria marque dans la conscience historique camerounaise un deuil national. La date du 11 février est depuis la réunification un moment triste pour la nation camerounaise pensée comme utopie.

III. Conflits entre imaginaires sociaux dans le cas la question anglophone

La frontière, estime Simmel, « n'est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale » (Reference Simmel1999: 607). Cette pensée renseigne sur la place qu'occupent les « imaginaires sociaux » dans la production des fragmentations spatiales. Examiner les conflits entre imaginaires sociaux au Cameroun à l'aune de la question anglophone ou du problème anglophone apparaît au regard de l'histoire du Cameroun contemporain comme une entreprise pertinente voir risquée. Comme le relève Victor Julius Ngoh, choisir de disserter sur la question dite anglophone au Cameroun c'est tenter d'analyser « l'un des sujets restés en friche dans l'historiographie de la période postcoloniale » (Ngoh, Reference Ngoh2011 : IX). La question anglophone a fait l'objet de plusieurs réflexions. Il ne s'agira pas ici de les énumérer de façon exhaustive. Dans cette floraison de travaux scientifiques aux orientations disciplinaires différentes, il est aisé de dégager une tension entre deux bords. Le débat s'articule autour de l'existence ou non d'un problème anglophone. Pour les uns, il n'existe pas de problème anglophone au Cameroun. Les tenants de cette thèse se recrutent pour l'essentiel dans l'entièreté de la société camerounaise même s'ils sont en majorité francophones. Pour certains historiens, ce problème est de création artificielle (Abwa, Reference Abwa2015 : 155). Les partisans de l'existence du problème anglophone eux soutiennent bel et bien l'existence de celui-ci au sein de la République du Cameroun.

Pour appréhender le problème ou question anglophone, il faudrait emprunter à plusieurs auteurs : Piet Konings et Francis Nyamjoh estiment que

the various Anglophone movements have made a significant contribution to raising Anglophone consciousness and have been able to put the Anglophone problem on the national and international political agenda. They have claimed that reunification, the federal constitution for a reunified Cameroon and the post-colonial nation-state project have been unwelcome and unfortunate events, being contrary to the aspirations, interests and assumed values of the Anglophone minority. (Konings et Nyamjoh, Reference Konings and Francis B.2003: 193–194)

En lisant cette explication du problème, on remarque qu'il découlerait d'une part du processus de réunification à travers une constitution querellée, mais également de la disparition en 1972 puis en 1984 des reliques de l'ancien Cameroun Britannique absorbé par le Cameroun oriental francophone. En complément à cette définition de la question anglophone, il faudrait accorder une importance à la clarification faite par Rebecca Mbuh qui estime la chose suivante :

The Anglophone problem has to do with the cultural identity of English-speaking (anglophone) Cameroonians, who form a minority in the Republic of Cameroon. This group of Cameroonians argues that as citizens of the Republic of Cameroon, they reserve the right to be treated equally with their French-speaking counterparts (francophones). Unfortunately, many anglophones believe that this has not been the case since reunification. Many anglophones see themselves as being marginalized in national life. (Delancey et al., Reference DeLancey, DeLancey and Mbuh2010 : 38)

Concrètement, le problème anglophone tel que défini dans le dictionnaire historique de la République du Cameroun peut être séquencé en trois temps : le premier temps date de la partition du Kamerun allemand qui a consacré la naissance d'un Cameroun francophone et d'un Cameroun anglophone (Delancey et al., Reference DeLancey, DeLancey and Mbuh2010 : 39). La deuxième phase du problème réside dans les conditions dans lesquelles a été négociée l'indépendance du Southern Cameroon à travers une association à l'ancien Cameroun français (Abwa, Reference Abwa2015 : 155). Enfin, le troisième moment du problème réside dans l'abolition de la fédération au profit de l’État unitaire (Abwa, Reference Abwa2015 : 155). Ces différentes entorses ont entrainé la marginalisation des anglophones dans une République à dominance francophone à travers la centralisation et la monopolisation du pouvoir par ces derniers. Les anglophones seraient donc devenus des citoyens de seconde zone en violation du statut de l’État fédéral qui établissait l’égalité entre citoyen anglophone et francophone. On note également parmi les griefs formulés par les anglophones à l’égard de l’État du Cameroun, l'exploitation des richesses de la zone anglophone, mais surtout la menace d'une disparition de l'identité culturelle anglophone (langue, système éducatif). À l'effet de désamorcer ces revendications qui intervinrent dans le contexte des années 1990, plusieurs solutions avaient été apportées notamment : la nomination d'un Premier ministre originaire de ces deux régions, l'adhésion au Commonwealth, la création de l'université de Buea, la création du GCE Board chargé de gérer les examens du sous-système éducatif anglo-saxon, et la rédaction d'une nouvelle constitution en 1996 qui accorde un statut particulier aux minorités (Delancey et al., Reference DeLancey, DeLancey and Mbuh2010 : 39). Après une période de latence, le problème a de nouveau émergé en 2016 dans une intensité inédite. Pour adresser ces différents griefs auprès de l'Etat central, les anglophones se sont constitués en plusieurs groupes. Les tendances les plus représentatives s'articulent autour de deux modalités à savoir le retour au fédéralisme et l'option sécessionniste. La crise en zone anglophone au Cameroun charrie des conflits de représentation entre citoyens camerounais. Ces conflits entre imaginaires sociaux s'articulent autour des innovations sémantiques qui peuvent rentrer dans le registre d'une inflation langagière qui prétend construire une image fidèle du comportement typique d'un anglophone ou d'un francophone. Ils s'apprécient aussi autour du mythe d'origine de la république d'Ambazonie qui s'oppose dans certains de ses traits à la nation camerounaise. Mais avant d'y arriver, il est question de faire un bref historique de ce qu'il conviendrait d'appeler dans l'histoire du Cameroun contemporain la crise anglophone.

Le francophone et son double anglophone

L'ouvrage d'Edward Saïd sur l'orientalisme et l’œuvre de Tzvetan Todorov sur la peur des barbares sont fondamentaux pour appréhender à travers quelle mécanique se construit l'altérité et en quoi celle-ci peut devenir radicale (Saïd, Reference Said and Malamoud2003; Todorov, Reference Todorov2008). Et comme le dit Todorov « Celui qui croit aux jugements absolus, donc transculturels, risque de prendre pour des valeurs universelles celles auxquelles il est habitué, de pratiquer un ethnocentrisme naïf et un dogmatisme aveugle, convaincu de détenir pour toujours le vrai et le juste » (Todorov, Reference Todorov2008 : 31). Cette pensée du philosophe français d'origine bulgare nous permet de voir en quoi le jugement de l'autre à travers nos valeurs peut conduire à un jeu dangereux. Dans le cas de la crise anglophone au Cameroun, il est possible de mettre en évidence un processus de co-construction de l'altérité par l'entremise de plusieurs moyens. Le discours quotidien est producteur de sens et de réalités. Ce discours multiforme, véhiculé par les musiques populaires, les allusions quotidiennes et les propos d'hommes politiques, construisent des représentations pas loin des préjugés qui structurent le rapport à l'autre. Dans cette logique, Amartya Sen soutient dans son ouvrage Identité et violence, la thèse d'une identité complexe et multidimensionnelle (Reference Sen2007). Ceci implique qu'une forte solidarité peut naître au sein de certains groupes du simple fait qu'on les catégorise comme appartenant à un même groupe, si cette catégorisation a un réel impact sur leur contexte social. Il existe donc au Cameroun une représentation des populations anglophones par les francophones et vice versa.

Tout d'abord, l'anglophone, au-delà de l'aspect linguistique qui mérite d’être considéré comme un élément parmi tant d'autres de l'identification dans la crise, est celui qui est originaire de l'ancien Southern Cameroon qui, à l'issue de processus de réunification s'est associé à la République du Cameroun. Dans l'imaginaire collectif, ce citoyen est décalé et irrationnel selon une perception francophone. Pour parler des anglophones, les francophones diront qu'ils « sont toujours à gauche », à l'image d'un volant de voiture anglaise. Les termes « Anglofou », « Bamenda Boy » sont des synonymes de personnes folles et aux réactions imprévisibles. La dynamique terminologique de la manière de nommer et de désigner l'autre est perceptible à travers l'irruption du terme « ambazoniens » pour qualifier d'une part les populations issues de l'ancien Southern Cameroon et d'autre part les partisans de la sécession. Dans certaines circonstances, le terme d'Ambazonien peut désigner quelqu'un d'utopique qui fait usage de son imagination, bref, un rêveur. Car, pour les Camerounais francophones, le Cameroun est un et indivisible.

La dimension géolocalisable de l'appellation permet de construire à travers ces innovations sémantiques un territoire qui serait celui des francophones d'une part et celui des anglophones d'autre part. Au tournant de la crise dans les deux régions anglophones, plusieurs activistes ont appelé au meurtre des francophones en zone anglophone. D'autres par contre ont demandé qu'ils soient expulsés du territoire. Le fleuve Mungo, comme frontière naturelle entre l'ancien Cameroun oriental et le Southern Cameroon britannique, permet de dégager comment les imaginaires peuvent se constituer en fragmentation spatiale. Le pont sur ce fleuve constitue le symbole de la réunification des deux Cameroun. Construit en 1979, il aura été détruit par une explosion causée par un camion-citerne en 2004. Plusieurs pistes avaient été envisagées au regard du caractère stratégique de cet ouvrage. La piste terroriste avait été évoquée. La traversée de ce pont d'un point de vue imaginaire nous fait pénétrer dans le Cameroun d'expression anglaise. Comme le rapporte un article de presse, sur le pont, l’écriteau en français est effacé. Cet acte de révolte symbolique subodore une volonté de bannissement de la langue française dans cet espace. Dans le même ordre d'idée, il est important de mentionner qu’à travers le secteur de l’éducation on peut remarquer comment des éléments d'ordre linguistique peuvent se traduire en fragmentation spatiale. À travers la crise anglophone, on note que les différents manifestants optent pour une exclusion du français aussi bien dans leurs actes de langage quotidien que dans leurs institutions. Ceci contribue à faire des universités du Nord-est et du sud-ouest, des établissements exclusivement de culture anglo-saxonne.

Cette crise à fort fond identitaire recompose les logiques d'autochtonie et d'exclusivité dans l'appropriation de l'espace. Dans la zone francophone, certains anglophones détenteurs de biens immobiliers et de domaine rêvent à un retour chez eux, lorsque la République Ambazonienne sera libérée et l'indépendance proclamée.Footnote 5

Le francophone quant à lui est considéré par les anglophones comme un francofool. Il est évident que dans un contexte de conflictualité ces mutations morphologiques ne sont guère anodines. Il ne s'agit pas d'un acte de désignation simple de l'identité linguistique et culturelle des groupes concernés, mais d'un jugement laconique de leur idiosyncrasie. Ces néologies appellatives constituent des non-dits et des allusions. L'anglophone, appelé plutôt anglofou est perçu comme une personne anormale, maladroite, gauche, bref comme quelqu'un “atteint de désordres mentaux.” Le francophone appelé francafool est présenté à son tour comme un être dépourvu de tout raisonnement. Il est un être corrompu, à qui il faudrait imputer l'ensemble des retards du Cameroun. À regarder de près on a l'impression d'assister ici à l'expression des oppositions culturelles héritées des colonisations française et britannique. (Mulo Farenkia Reference Mulo Farenkia, Bazié and Lüsebrink2009 : 293)

Cela dit, la notion de représentation est essentielle pour comprendre le processus de construction mémorielle de l'identité anglophone. Au cours d'un conflit, « l'action des différents acteurs trouve souvent sa légitimité dans des représentations profondément ancrées dans les imaginaires » (Cattaruzza, Reference Cattaruzza2017 : 12). L'idée d'un Southern Cameroon rattaché à la République du Cameroun à l'issue d'un processus de réunification et d'unification galvaudé est essentielle pour comprendre à travers quelle modalité la légitimité au droit à l'autodétermination pour les Camerounais anglophone est forte. Dans un autre sens, la mobilisation d'une culture politique spécifique qui découle du passé colonial est importante : la décentralisation coloniale à travers la politique d’indirect rule opposé au modèle d'administration directe jacobin français, la langue anglaise, sont autant d’éléments qui permettent de légitimer le mouvement fédéraliste ou sécessionniste.

1. Les projets fédéraliste et sécessionniste comme volonté de renégociation des frontières du Cameroun

L'une des questions centrales de la crise qui a cours dans les régions anglophones a trait à la volonté des groupes politiques en présence de renégocier les frontières du Cameroun à travers d'une part le projet fédéraliste et d'autre par le projet sécessionniste.

2. Le projet fédéral ou construire la nation à reculons

La forme de l’État camerounais contemporain constitue l'un des débats majeurs depuis les indépendances. La quête de l'unité fut au cœur des objectifs politiques du régime Ahidjo. Cette entreprise se matérialisa à travers la réunification en 1961, la naissance de l'UNC, parti unique en 1966, et le combat contre toute forme de repli identitaire. Ce contexte autoritaire ne favorisa pas l'expression de la question anglophone. Mais le cours de l'histoire changera à partir des années 1990.

La renégociation de la forme de l’État est depuis les années 1990 au centre des préoccupations sur la scène politique camerounaise. De la République fédérale entre 1961 et 1972, le Cameroun est ensuite passé à la République unie entre 1972 et 1984 avant d'avoir sa forme actuelle de République du Cameroun à partir de 1984. La constitution du 18 janvier 1996 a fait de ce pays d'Afrique centrale un État unitaire décentralisé. Malgré ces mutations autant dans l'appellation que dans le fonctionnement, les velléités de refondation du format étatique ne se sont pas tues. Plusieurs formations politiques ont estimé que le format étatique actuel ne répondait pas au besoin de développement et de réduction des inégalités régionales. L'alternative fédérale s'est donc imposée comme une solution à l'excessive centralisation du pouvoir hérité du système jacobin. La question fédérale fut donc mise en débat au tournant des années 1990, marquées par le retour de la démocratie pluraliste. Plusieurs partis politiques ont inscrit dans leur programme le retour au fédéralisme. Parmi ceux-ci on pourrait citer le Mouvement progressiste (MP) de Jean Jacques Ekindi. Il dit : « ma position a toujours été la même. Je suis un ardant défenseur du fédéralisme. Il est plus que temps de mettre en place le fédéralisme parce que je suis convaincu qu'il est la voie pour le développement et la paix du Cameroun » (Nonos, Reference Nonos2017). Le Social Democratic Front (SDF), principal parti d'opposition né à Bamenda dans la zone anglophone partage l'idée selon laquelle le retour au fédéralisme conduirait au progrès social du Cameroun. Et, dans foulée de la crise, un ensemble de députés de ce parti politique ont à l'issue d'un séminaire organisé les 14 et 15 septembre 2018 à leur intention par leur parti réaffirmé que le fédéralisme constituait la solution pour résoudre définitivement la crise dans les régions anglophones (Ndoumbe, Reference Ndoumbe2017). D'autres acteurs de la scène politique camerounaise se sont prononcés pour ou contre le projet de renégociation du format étatique. Le moins que l'on puisse dire est que la plupart des Camerounais souhaitant le retour du fédéralisme, on a l'idée de remonter le temps. On a ici affaire à un régime d'historicité où le passé agit au présent. Car, pour les partisans du fédéralisme, il ne s'agit pas d'adresser de façon prioritaire les questions de développement du Cameroun de manière générale, mais de restaurer la république du Southern Cameroon qui en 1961 s'est associée à la République du Cameroun le 1er octobre 1961. La classe politique est donc traversée par cette tension d'un retour au passé à travers la restauration de la dichotomie camerounaise (francophone-anglophone) au travers de la fédération. Il y a deux autres tendances qui se dégagent à côté de ceux qui veulent un retour à la fédération. Il y a une tendance conservatrice qui estime que le format actuel de l’État est immuable et une tendance séparatiste plus radicale qui naît en 1997 sous le nom du SCNC (Southern Cameroon National Council). Celle-ci milite pour la sécession des deux régions anglophones du Cameroun.

3. Le projet sécessionniste : lorsque l'imaginaire tente d'inventer le réel social

Jamais l'idée de sécession n'avait autant cristallisé l'attention des Camerounais. Cette idée n'est pas née avec la réunification, mais elle fut évoquée dans les années 1950 par un ensemble de groupes politiques et des chefs traditionnels du Southern Cameroon. Fon Achirimbi de Bafut faisait remarquer en 1956 qu'ils se sont opposés au « Dr. Endeley parce qu'il a voulu nous amener au Nigeria. Et si M. Foncha essaie de nous amener au Cameroun français, nous le fuirons également… [Nous voulons] la sécession sans unification » (Ngoh, Reference Ngoh2011 : 8). L'option sécessionniste était bel et bien présente avant l'organisation du plébiscite qui conduisit à la réunification en 1961. Mais celle-ci changera en 1957 en soutenant Foncha dans sa politique de réunification Ngoh, Reference Ngoh2011 : 8).

Cependant, la situation de montée en puissance de l'aspiration sécessionniste depuis novembre 2016 d'une partie de la population camerounaise d'expression « anglaise » va croissante depuis le début de la crise qui secoue les régions du nord-est et du sud-ouest du Cameroun depuis novembre 2016. Au départ corporatiste, les revendications ont été minimisées et parfois niées dans leurs fondements par l'autorité centrale. À celles-ci l’État avait répondu par la violence. Plusieurs leaders de la contestation qui se recrutaient parmi des avocats, des enseignants et les membres de la société civile avaient été emprisonnés. L’État central avait par la suite pris certaines mesures afin d'apporter quelques solutions partielles aux revendications. Il s'agissait notamment dans le domaine judiciaire de la traduction du code OHADA en anglais, de l'ouverture d'une section de Common law à l’école de magistrature, de l'affectation en priorité des enseignants de culture anglo-saxonne dans ces différentes régions et du recrutement supplémentaire d'autres enseignants bilingues pour pallier au déficit d'enseignants dans cette partie du pays. Au lieu de calmer les revendications, l'ensemble des mesures prises a été jugé insuffisant. Mais surtout, la répression du mouvement à travers l'arrestation des leaders de la contestation a permis de radicaliser des individus qui jusqu'ici posaient des problèmes concrets.

Le mouvement s'est désormais transformé en incluant dans ses revendications des problèmes de gouvernance, de forme de l’État à travers le retour au fédéralisme, de la marginalisation de la minorité anglophone, etc. Un mouvement sécessionniste (SCNC) qui existait depuis les années 1997 a refait surface et dans un contexte marqué par la brutalité de l'armée et de volonté de ne pas dialoguer de la part du gouvernement, ce mouvement a gagné de nouveaux adhérents. Aujourd'hui la proportion d'anglophones qui réclament l'indépendance de leur partie du pays a augmenté bien qu'elle soit jusqu'ici marginale. Le 1er octobre avait été choisi comme date symbolique par les leaders du mouvement sécessionniste comme date d'indépendance d'où le déploiement exceptionnel de l'armée pour empêcher cela. Il y a eu au cours de cette journée des affrontements et on dénombre des morts. Le nombre n'a pas été officiellement donné. Comprendre les causes profondes de cette situation permet d'aborder dans une perspective historique la problématique des frontières à travers leur construction au travers des imaginaires. En effet, comment s'est peu à peu imposée chez les populations anglophones l'idée de créer un nouvel État en faisant sécession d'avec la République du Cameroun ?

Le mythe d'origine de la République d'Ambazonie tire son essence dans la seconde moitié du XIXe siècle lorsqu'en 1857 des missionnaires baptistes anglais fondent dans la baie d'Ambas dans le golfe de Guinée une colonie qu'ils dénomment Victoria en honneur certainement à la reine d'Angleterre. Sur le site officiel de la République d'Ambazonie, on peut voir que les sécessionnistes estiment que Victoria est le premier État westphalien indépendant dans le golfe de Guinée. Après la prise de possession de la côte Camerounaise par les Allemands, ce petit bout de territoire est racheté par l'Allemagne qui l'enjoint à son territoire. Ce qu'il est important de noter ici, c'est le fait que les ambazoniens font remonter l'histoire de leur État très loin dans l'histoire. Cet usage du passé à travers la notion de « continuité imaginée » (Karnoouh, Reference Karnoouh2009) permet de démontrer qu'il n'y a pas d'Ambazonie sans la transmission d'un dogme, de génération en génération. L'histoire ici se construit à travers la mobilisation d'un passé qui permet de légitimer les revendications du présent. Au-delà de la dimension imaginaire de la République ambazonienne, celle-ci tente de se réifier à travers la déclaration de guerre à l’État du Cameroun. En effet, il est né spontanément, au tournant de la crise dans les deux régions anglophones du pays, tout d'abord un ensemble de groupe d'autodéfense pour résister à ceux que les ambazoniens désignent comme des forces d'occupations de la République du Cameroun. Ces groupes d'autodéfense, mal armés au début, ont commencé à acquérir un armement sophistiqué d'une part à la faveur de la contrebande et les trafics des armes à feu avec le Nigeria voisin et d'autre part à travers les attaques de brigades de gendarmerie et de camps militaires. De façon quasi officielle, l’État imaginaire d'Ambazonie a une armée à laquelle se greffe une constellation de groupes armés qui naissent par scissiparité et réclamant l'indépendance.

Les sécessionnistes croient en la justesse de leur cause et à l'issue de la guerre qui selon eux est une guerre de libération. La brutalité de l'armée régulière qui tente de contenir les rebelles crée de nouveaux conscrits qui désirent défendre leurs terres et leurs frères contre les terroristes qui sont les militaires et gendarmes camerounais. Il faudrait comprendre l’émergence du « sous-nationalisme » dans les régions anglophones comme une opposition au nationalisme francophone qui s'est construit au tournant de la crise. Par exemple, l'expression “ambazonien” s'est imposée non comme une catégorie idéologique et politique, mais comme catégorie s'opposant aux Camerounais francophones. Les ambazoniens quant à eux utilisent systématiquement l'expression « La République du Cameroun » pour désigner l’État duquel ils rêvent faire sécession.

Les médias et l'imaginaire diasporique dans le projet sécessionniste

La crise qui secoue les régions anglophones depuis 2016 met en évidence une utilisation spécifique des médias. Appadurai « montre que l'explosion des médias a rendu possibles de nouveaux et imprévisibles déploiements de l'imaginaire collectif » (Appadurai, Reference Appadurai2015 : 11). La question anglophone permet de mettre en évidence « une utilisation subversive des médias » (Appadurai, Reference Appadurai2015 : 12) par les groupes sécessionnistes à l'effet de mobiliser le maximum d'adhérents ou de sympathisants à la cause qu'ils défendent. À l'exemple du commandant Marcos au Mexique, le SCNC a « su grâce à internet populariser l'action de son mouvement au-delà des frontières » (Appadurai, Reference Appadurai2015 : 12) du Cameroun. La « communauté imaginée » comme élément essentiel de la construction des États-nations est très bien illustrée dans ce cas de figure dans lequel tous les attributs de l’État, ses institutions et les hommes qui l'incarnent, se trouvent hors de l'espace imaginé et hors du cadre de la matérialité. Ainsi, « Un gouvernement en exil, même reconnu par les États amis, ne peut pas revendiquer la qualité d’État » (Denoix de Saint Marc, Reference Denoix de Saint Marc2016). La plupart des membres du mouvement sécessionniste sont hors du territoire camerounais. L'influence diasporique, résultat d'une circulation à outrance de l'information par le biais des médias rend possible la création d'un État dont les principales caractéristiques sont l'immatérialité, la virtualité, voire l’éphémérité. L’écoulement du temps dans le virtualscape pour reprendre une catégorisation faite par Appadurai à travers la possibilité qu'offrent les médias de démultiplier l'espace public et ses fonctions est essentiellement un temps, bref, parfois celui d'un direct sur les réseaux sociaux comme Facebook, Instagram, Twitter, etc. Le partage des vidéos de massacres, d'actes de tortures, de combats, des camps d'entrainement fait des médias sociaux un élément fondamental dans la connaissance de la crise. C'est justement pour cette raison que l’État camerounais avait entrepris de couper dans ces régions du territoire pendant plusieurs mois la connexion internet.

L'acte de gouvernement qui consiste à communiquer est inscrit dans la virtualité dans la mesure où la traque gouvernementale sur les réseaux sociaux permet de lutter contre l'activisme sécessionniste. La République d'Ambazonie aura décrété son indépendance le 1er octobre 2016 avant que ne s'abatte sur ceux qui y croyaient de bonne foi, les foudres de la répression des forces armées camerounaises. Dans ce sens, la répression du mouvement sécessionniste et les politiques d'aménagement du territoire ont concouru dans une certaine mesure à fabriquer une frontière entre la République du Cameroun et la République imaginée d'Ambazonie. Les politiques d'aménagement du territoire participent au processus de fabrication de la frontière. Au Cameroun, ces politiques peuvent être illustrées par une boutade devenue célèbre du président Biya qui dit : « Tant que le Yaoundé respire, le Cameroun vit ». Cette pensée du Président envisage les priorités en matière des politiques publiques et par là met en évidence l'existence de deux Cameroun à savoir l'un utile et l'autre accessoire (Sourna, Reference Sourna Loumtouang, Abel and Wassouni2017). L'insuffisance des politiques en matière de quadrillage et d'aménagement du territoire créé des territoires distincts, mais également distants en raison de leur faible arrimage entre eux. Cette situation qui produit chez les uns un sentiment d'insularisation et de marginalisation entraîne en réalité une distinction identitaire qui découle du vécu en rapport aux conditions du vivant qui habite l'espace. La distinction forte entre ceux qui viennent de Yaoundé et des autres régions apparaît ainsi comme le premier élément fondamental de construction d'une métafrontière à l'intérieur d'un même territoire. Le manque d'infrastructures de transport, des services sociaux de base, de l'eau, de l’électricité consacre une sorte de déconnexion temporelle de la réalité nationale. L’état de la route reliant les différentes capitales régionales aux régions anglophones sont en piteux état et cela confirme, d'un point de vue factuel, la scission territoriale sur laquelle s'appuie le mouvement sécessionniste pour rallier à sa cause le maximum de populations à l'effet de créer un nouvel État. Les informations n'arrivant que des jours après, et dans certaines parties du territoire des mois après. Il se crée dans ce contexte des isolats ou mieux des îles qui ensemble forment le territoire national, mais dont les modèles de fonctionnement et de régulation vont parfois aux antipodes du pouvoir central. Le temps national n'est dans ce sens qu'une illusion, car discontinu. Les seuls acteurs ayant pleine conscience du temps à l’échelle nationale sont ceux qui naviguent dans des conditions difficiles entre différentes spatialités. Encore faudrait-il que le regard qui se pose sur ces différents « local » ne soit pas un regard sur l'altérité radicale, mais un regard de mêmeté malgré la différence des conditions matérielles entre la brousse et la ville, entre la périphérie et le centre, entre le villageois et le citadin.

Conclusion

Revisiter l'histoire du Cameroun à travers une connexion entre imaginaires et fabrique de la frontière permet de déceler leur indissociabilité. L'imaginaire comme pensée créatrice du réel social est constitutive de l'idée d'une nation Camerounaise indivisible. Celle-ci a pris naissance à la fin des années 1940 à travers le projet élaboré par l'Union des Populations du Cameroun (UPC), parti politique dont le dessein était de construire un Cameroun sous le modèle de ce qu'il avait été pendant la période coloniale allemande. Cette matrice a déterminé toute l'histoire du nationalisme camerounais de l'indépendance jusqu’à la réunification obtenue le 1er octobre 1961. Aussi, l'obsession de reconstituer le Kamerun allemand fut-elle au cœur du projet national camerounais. De même, la réunification comme volonté « active de faire communauté » se réalisa non sans manquer d'impulser de nouvelles dynamiques dans l'histoire du Cameroun. En effet, l'impact de la Première Guerre mondiale était d'avoir fait évoluer les Camerounais de manière séparée. Cet épisode a favorisé la naissance de deux identités spécifiques que sont : l'identité francophone et l'identité anglophone. Au-delà de ces dénominations qui renvoient à la langue, le modèle colonial, l’école, les lois en vigueur dans les territoires sous administration française et anglaise ont donné naissance à plusieurs imaginaires sociaux. À partir des années 1990, marquées par le retour de la démocratie et la fin de la Guerre froide, on a assisté dans ce pays d'Afrique centrale à l’émergence d'une question anglophone. Celle-ci se donne à voir par le sentiment de marginalisation que ressent cette minorité dans un pays en majorité francophone. Concrètement, la question anglophone s'est posée d'une part comme un symbole fort de l'identitarisme et d'autre part comme une modalité de renégociation des termes de la réunification qui avait occasionné l'association du Cameroun oriental francophone d'avec le Cameroun occidental anglophone dans le cadre d'un État fédéral. Le rôle de l'imaginaire dans la maturation de cette question est matérialisé par un usage instrumental du passé. Les régimes d'historicité se construisent ici à travers un passé qui agit au présent dans le cadre des revendications d'un retour au fédéralisme. L'imaginaire est davantage fondamental lorsque celui-ci tente d'inventer le réel à travers la volonté de créer une république indépendante dénommée Ambazonie. La question anglophone comporte donc une forte dimension territoriale à travers la volonté d'un retour au fédéralisme pour les modérés et la volonté de faire sécession pour les plus radicaux. Ces deux objectifs en matière de restructuration territoriale tirent leur essence d'imaginaires sociaux qui s'enracinent d'abord après la Première Guerre mondiale lorsque le Kamerun allemand est partagé entre alliés, ensuite dans la réunification et enfin dans les termes dans lesquels a été négociée l'indépendance. Dans un contexte marqué par la mondialisation à travers la circulation d'images, le conflit entre imaginaires sociaux dans le cadre de la question anglophone se matérialise par une percée du mouvement sécessionniste dont l'objectif est de renégocier les limites du Cameroun. Ces mouvements utilisent à leur compte les médias sociaux d'une part de manière subversive et d'autre part comme modalité de mobilisation de la diaspora anglophone du Cameroun dans le monde.

Footnotes

1 J'aimerai remercier les évaluateurs anonymes de la revue pour les critiques formulées sur le manuscrit initial. Je suis reconnaissant envers Parfait Akana et Calvin Minfegue pour leur précieuse relecture de l'article.

2 Onana Mfege en dénombre 10. Ce chiffre est contestable, car ne prenant en compte que les traités signés par les Allemands et les populations côtières. Or, le processus de création du territoire à travers la poussée expansionniste et la pacification conduit à la signature de plusieurs autres traités.

3 Le régime de Mandat est un statut juridique octroyé aux anciens territoires allemands et ottomans tombés aux mains des alliés lors de la Première Guerre mondiale. Le Mandat B constitue avec les mandats A, C et sui generis l'un de ces statuts. Ce statut fut octroyé aux possessions allemandes d'Afrique de centrale et de l'Ouest. Réglées au paragraphe 5 de l'article 22 du pacte de la Société des Nations, les conditions du mandat B étaient fixées en corrélation avec le niveau de développement social de ces anciens territoires. La puissance mandataire devait ainsi améliorer les conditions de vie des populations en luttant contre l'esclave, les abus de tout genre, le trafic d'alcool, etc., et faire cheminer peu à peu les peuples sous mandat vers l'autonomie.

4 Le Mungo est un fleuve qui sert de frontière naturelle entre le Southern Cameroon sous administration anglaise et le Cameroun oriental sous administration française. Aujourd'hui ce fleuve, sur lequel a été construit un pont, sépare les deux régions anglophones du Cameroun aux régions francophones.

5 Entretiens à Yaoundé, avril 2018.

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