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Le souverain bien politique chez Kant. État des nations ou fédéralisme libre des États?

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Marceline Morais
Affiliation:
Collège de Saint-Laurent

Abstract

The purpose of this article is to determine which of the two representations of the highest political good in Kant's philosophy is the more consistent with his whole practical philosophy. After having defended a strong version of the highest political good, in which the Völkerbund was more like a Völkerstadt, Kant went on to affirm a non-state version of the international political and juridical order, now conceived as an association of free states. The arguments Kant proposes to ground his new conception of the international political order cannot be very convincing unless we admit that he has definitively abandoned the earlier analogy he made between the individual and the state. The collapsing of this analogy, which he had first proposed in order to justify a legalization of the international political order, shows that the model he has in mind for the highest political good is not the power of the national state but the ideal of an ethical commonwealth which relies only on the autonomy and the moral intentions of the states.

Résumé

Notre intention dans cet article est de montrer qu'ilexiste deux versions diffiréntes du souverain bien politique chez Kant et de déterminer laquelle est la plus cohérente avec l'ensemble de sa philosophic pratique. Ayant d'abordsoutenu une version forte et étatique du Völkerbund conçu comme un Völkerstadt, Kant s'en iloigne progressivement jusqu 'a soutenir une version non étatique de l'ordre juridique et politique international sous la forme d'une association d'États libres. Les arguments d'ordre moral avancés par Kant pour soutenir cette nouvelle version de la Société des Nations ne sont rationnellement acceptables que si nous convenons qu'il a désormais abandonné l'analogie individual État qui se trouvait pourtant à la base de l'argumentation visant à rendre nécessaire l'institution d'un ordre international. La faillite de l'analogie individul État annonce que le modèle vers lequel doit s'orienter l'ordre politique international n'est pas l'État de droit coercitif et légal, mais l'idéal de la communauté éthique qui repose sur l'autonomie et l'intention morale des États.

Type
Articles
Copyright
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References

Notes

1 C'est ce qui fait dire à certains que l'idéal kantien de la paix perpétuelle est dans sa première formulation un ideal négatif qui se borne à rejeter la guerre : «La raison condamne sans exception la guerre comme voie de droit […]» (Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 348 [Ak. VIII, 356]). Voir à ce sujet Habermas, L'Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1996, p. 162, et Ottfried Höffe, Principes du droit, Paris, Cerf, 1993, p. 184. Dans cet article, nous citons Kant à partir de l'Akademie-Ausgabe et nous utilisons en ce qui concerne la traduction française les trois volumes des Œuvres philosophiques de Kant, parues aux éditions Gallimard, coll. «de la Pléiade», en 1981, 1985 et 1986.

2 La paix perpétuelle peut s'entendre en trois sens : elle est d'abord morale ou éthique, elle est ensuite juridique, enfin elle est politique. Au premier sens, elle désigne une communauté éthique du genre humain qui n'est garantie par aucune contrainte extérieure et dans laquelle les individus obéissent librement aux lois civiles et morales; au second sens, elle désigne un état de paix internationale fondé sur le droit et garanti par la contrainte; enfin, dans un troisième sens elle désigne l'«approximation empirique», le nécessaire rétrécissement ou la limitation que connaît l'idéal juridique ou moral dans l'expérience et dans l'histoire : l'institution. La paix perpétuelle désigne ainsi à la fois un idéal et l'approximation empirique de cet idéal. Cela n'est nullement contradictoire si l'on réfléchit à la signification qu'il convient de donner au terme «perpétuelle». En effet, comme le mentionne à juste titre O. Höffe, ce terme n'est pas à comprendre seulement en un sens temporel comme signifiant une paix éternelle ou une durée à l'infini, mais aussi en un sens qualitatif (voir Höffe, O., Principes du droit, Paris, Cerf, 1993, p. 183Google Scholar). En exigeant la cessation de toutes les guerres et non pas seulement la fin de l'une d'entre elles, le traité de paix comporte de la part des contractants un engagement définitif et sans restriction. Tout traité de paix qui aurait pour fin l'interdiction de la guerre, sa mise hors-la-loi, et qui supposerait de ce fait la reconnaissance d'une interdiction absolue, même si rien ne peut garantir qu'elle sera suivie étemellement, peut être qualifié de perpétuel. Le problème, comme nous le verrons, c'est que Kant ne distingue pas toujours clairement les trois sens qu'il donne de la paix perpétuelle, de telle sorte que l'institutionnalisation de l'idéal de la paix perpétuelle ou ce que l'on peut appeler sa version politique peut se comprendre en certaines occasions en référence directe à un idéal juridique, alors qu'en d'autres occasions, elle renvoie plutôt à un idéal moral. Qu'il soit envisagé comme un traité de paix visant à mettre un terme à toutes les guerres, qu'il se réfère immédiatement à un idéal juridique ou plutôt à un idéal moral, le Völkerbund est toujours une expression de la paix perpétuelle. Précisons que la version morale de la paix perpétuelle se rencontre notamment dans les Fondements de la métaphysique des mœurs sous le nom de Règne des fins, dans le Canon de la raison pure de la première Critique et dans La Religion dans les limites de la simple raison sous le nom de communauté éthique. Les versions politiques et juridiques de l'idéal se rencontrent pour leur part dans des textes comme l'Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, la Doctrine du droit et le Projet de paix perpétuelle.

3 Kant, Projet de paix perpétuelle, Œuvres philosophiques, vol. III, p. 348 (Ak. VIII, 356).

4 (Ibid., p. 345 (Ak.VIII, 354).

5 Il existe une abondante littérature sur la question du souverain bien politique chez Kant dans laquelle on retrouve à la fois des défenseurs de l'État mondial fort et des partisans du fédéralisme des États libres. Citons, entre autres: Cavallar, Georg, «Kant's Society of Nations: Free Federation of States or World Republic?», Journal of the History of Philosophy, vol. 32, no 3, p. 461482CrossRefGoogle Scholar; Chauvier, Stéphane, Du droit d'être étranger. Essai sur le concept kantien d'un droit cosmopolitique, Paris, L'Harmattan, 1996Google Scholar; Dumas, D., Laberge, P. et Lafrance, G., dir., L'Année 1795. Kant. Essai sur la paix, Paris, Vrin, 1997Google Scholar; Grosepath, Stefan et Merle, Jean-Christophe, dir., Weltrepublik, Globalisierung und Demokratie, Munich, C. H. Beck, 2002Google Scholar; Habermas, Jürgen, L'Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1996Google Scholar; Habermas, Jürgen, Après l'État-nation, Paris, Fayard, 2000Google Scholar; Höffe, O., Principes du droit, Paris, Cerf, 1993Google Scholar; Hüffe, O., dir., Immanuel Kant. Zum ewigen Frieden, Berlin, Akademie Verlag, 1995CrossRefGoogle Scholar; Lutz-Bachmann, Matthias, dir., Weltstaat oder Staatenwelt? Fur und wider die Idee einer Weltrepublik, Francfort, Surkamp, 2002Google Scholar; Mulholland, Leslie A., «Kant on War and International Justice», Kantstudien, no 78, 1987, p. 2541Google Scholar; Renaut, Alain, Kant aujourd'hui, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1999Google Scholar; Wiliams, Howard, Kant's Political Philosophy, New York, St. Martin's Press, 1983.Google Scholar

6 Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 345–346 (Ak. VIII, 354).

7 Kant, Doctrine du droit, Œuvres philosophiques, vol. III, p. 573 (Ak. VI, 311).

8 (Ibid., p. 615(Ak.VI, 343).

9 Georg Cavallar et Leslie A. Mulholland reconnaissent tous deux les limites de l'analogie entre l'état de nature qui prévaut entre les individus et celui qui existe entre les États. Selon eux, les États, s'ils sont républicans, sont déjà dotés d'une constitution légitime et constituent par le fait même des entités juridiques dont la souveraineté est inviolable. L'État des nations, parce qu'il porterait atteinte à leur indépendance comme personnes morales, ne peut constituer une option souhaitable pour la paix internationale. Alors que les individus peuvent être contraints à entrer dans une société civile et à y respecter le droit, il semble que les États ne peuvent pour leur part s'engager que sur une base volontaire. Ces deux auteurs entendent ainsi révéler la base morale de l'argumentation kantienne en faveur de la fédération libre des États, laquelle peut apparaître à tort comme étant de nature pragmatique. Nous ajouterons pour notre part que ces arguments ne sont logiques qu'en apparence, car le caractère contradictoire du concept d'État des nations serait en lui-même insuffisant pour justifier qu'on le délaisse s'il n'avait en outre des répercussions morales graves, comme l'éventuelle annihilation de la liberté et de l'autonomie des États. Voir Georg Cavallar, «Kant's Society of Nations : Free Federation or World Republic?», Journal of the History of Philosophy, et Mulholland, «Kant on War and International Justice».

10 Kant insiste à plusieurs reprises sur l'importance de préserver la diversité culturelle et les différences nationales entre les peuples, allant même jusqu'a voir dans certaines dispositions de la Providence des mesures visant à contrer l'homogénéisation éventuelle des peuples sous la férule d'une puissance despotique. À ce sujet, voir Kant, Projet de paix perpetuelle, p. 361–362 (Ak. VIII, 367–368). On ne peut faire autrement qu'en conclure que le pluralisme est pour lui un bien et sa préservation un devoir qu'il convient de rattacher à la seconde formule de l'impératif catégorique, soit celle qui fait de l'humanité fin-en-soi une valeur absolue. Ce qui fait de l'humanité une fin en soi, c'est la capacité qu'elle a de se donner des fins et de s'imposer à elle-même une loi qui puisse valoir universellement pour tous les êtres raisonnables, bref son autonomie. On peut alors rattacher le respect du pluralisme à la volonté de sauvegarder la liberté humaine, qui s'illustre par la faculté de se proposer à soi-même des fins multiples et variées, d'être différent et d'exprimer cette différence, de telle sorte qu'y porter atteinte signifierait que l'on porte atteinte à ce qui fait l'humanité même de l'homme : sa liberté et son autonomie. Si l'humanité doit en outre se définir par la possession d'un ensemble pratiquement infini de dispositions qu'il lui faut impérativement réaliser, tout ce qui empéche l'accomplissement de ces différents possibles peut être vu comme une faute contre l'homme, contre ce qu'il peut et doit devenir. Voir Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, p. 189–192 (Ak. VIII, 18–20).

11 Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 349 (Ak. VIII, 357).

12 Voir Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, p. 197 (Ak. VIII, 24).

13 Comme le précise Kant lui-même dans La Religion dans les limites de la simple raison, il convient de concevoir le penchant naturel au mal «comme un malradical inné dans la nature humaine (mais que nous avons cependant contracté nous-mêmes)» (Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, œuvres philosophiques, vol. III, p. 46 [Ak. VI, 32]).

14 Pour Alain Renaut, les arguments pragmatiques de Kant sur la désirabilité et la faisabilité de l'État mondial seraient amplement justifiés. Selon lui, un État mondial serait nécessairement despotique et contredirait l'objectif même pour lequel il aurait été édifié, soit le maintien de la paix et la préservation de la liberté politique. À cet argument qui assimile selon nous injustement l'État mondial et la monarchie universelle s'ajoute un second, relatif cette fois à la position de Kant dans le débat qui oppose les partisans de la modernity et des Lumières au romantisme conçu comme Schwärmerei. La position de Kant contre l'État mondial viserait alors à défendre la modernité et l'indépendance politique des États-nations contre le rêve romantique d'une grande nation européenne ou d'une unité totale du genre humain. S'il est vrai que des penseurs romantiques ont pu mettre de l'avant cette idée et que leurs divergences idéologiques avec Kant ont pu conduire celui-ci à soutenir une position opposée à la leur, nous voyons mal comment cela pourrait constituer un argument significatif contre l''É;tat mondial, surtout si Ton envisage celui-ci comme un fédéralisme décentralize ou un «Etat mondial extremement minimal», comme le suggere O. Höffe. Une idée peut être à la fois anti-moderne et valable. De toute façon, ce jugement semble en lui-même obsolète, puisqu'à l'heure actuelle, c'est la perspective de l'Etat-nation qui se trouve dépassée au profit d'une mondialisation résolument post-moderne. Voir Renaut, Kant aujourd'hui, p. 471–481.

15 Pour des auteurs comme Georg Cavallar, Leslie A. Mulholland et StéphaneChauvier, ce sont toujours au fond des raisons morales qui disqualifient chez Kant l'État mondial au profit de la fédération libre des États, car c'est toujours dans l'optique d'une protection de l'autonomie et de la liberté politique des États et des individus que l'État mondial se trouve rejeté. Ainsi, ce n'est done pas parce qu'il est empiriquement impossible que l'État mondial est rejeté, mais surtout parce qu'il est moralement indésirable. Cette remarque est d'autant plus importante qu'elle court-circuite l'argument qui consisterait à dire, comme le fait Habermas, que le caractère strictement empirique ou pragmatique des objections kantiennes contre l'État mondial les rend éminemment contingents, c'est-à-dire relatifs à une époque donnée des relations internationals qui, n'ayant plus cours présentement, en annule complètement la pertinence. Voir Habermas, L'Intégration républicaine, p. 167–168.

16 O. Höffe exprime une position similaire en dénoncant le manque de cohérence de la position kantienne relativement à l'analogie individu/État et en faisant état de trois interprétations possibles d'un ordre politique international: l'État mondial, la monarchic universelle et le fédéralisme des États libres. Selon lui, on ne peut réduire le problème que pose l'institution d'un tel ordre international à l'alternative simpliste entre une monarchie universelle despotique et un fédéralisme des États libres. Voir Höffe, O., «Fédérations des peuples ou république universelle?», dans D. Dumas, P. Laberge et G. Lafrance, dirs., L'Année 1795. Kant. Essaisur lapaix, Paris, Vrin, 1997, p. 152159.Google Scholar

17 Kant, Doctrine du droit, p. 628 (Ak. VI, 354).

18 (Ibid., p. 629 (Ak. VI, 355).

19 À ce sujet, on consultera l'ldée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, notamment les propositions un, deux et trois qui attribuent le développement des dispositions originelles de l'homme dans l'histoire à un dessein de la nature, mais qui en font aussi sa destination qu'il doit prendre en charge lui-même comme être libre et conscient. Voir Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, p. 189–192 (Ak.VIII, 19–20).

20 Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant précise en effet que si l'impératif catégorique a une forme, l'universalité, il possède également une matière, c'est-à-dire une fin, auquel il convient d'attribuer une valeur absolue. Or cette fin absolue qui sert de limite à notre volonté, c'est l'humanité, dans la mesure où elle est capable de moralité, c'est-à-dire d'autonomie. Ainsi, dira Kant, si «l'homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré», il ne possède cette valeur qu'en vertu de la faculté qu'il a d'établir une législation universelle, c'est-à-dire d'être autonome, l'autonomie représentant «le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable» (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, œuvresphilosophiques, vol. II, p. 294 [Ak. IV, 428]; (ibid., p. 303 [Ak. IV, 436]). Si l'histoire a pour mandat de faire progresser l'homme vers l'autonomie politique puis l'autonomie morale, il devient alors incontestable que toute entrave à ce progrès constitue un crime envers l'humanité, dont nous avons le devoir de favoriser le développement.

21 La constitution républicaine est la seule qui soit compatible avec la liberté et l'égalité de chacun, car tous les citoyens sont à la fois les sujets et les auteurs de la loi. En séparant le pouvoir exécutif du pouvoir législatif, elle veille à ce que ce soit la volonté générale du peuple qui détienne, par l'entremise des lois, la puissance souveraine, et non pas la volonté privée des gouvernants. Elle se distingue en cela de tout gouvernement despotique. Voir Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 341–342 (Ak. VIII, 350–352).

22 Là-dessus, Kant est on ne peut plus clair : meme si un État s'est constitué en république, la liberté des citoyens de cet État ne peut étre pleinement garantie s'il n'existe pas, au niveau international, une paix véritable fondée sur des principes juridiques universels. C'est ce qu'énoncait déjà la septième proposition de l'opuscule sur l'histoire universelle : «Le problème de l'édification d'une constitution civile parfaite est lié au problème de l'établissement d'une relation extérieure légale entre les États, et ne peut être résolu sans ce dernier» (Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue comopolitique, p. 196 [Ak. VIII, 24]).

23 Voir Kant, Doctrine du droit, p. 373 (Ak. VIII, 378).

24 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 300 (Ak. IV, 433).

25 C'est dans La Religion dans les limites de la simple raison que Kant développe positivement le concept d'une communauté éthique qu'il oppose à celui de la société civile juridique, dans la mesure où cette communaute n'est pas fondée sur un contrat de type légal qui engage les particuliers les uns envers les autres et envers un pouvoir suprême chargé de faire respecter la loi, mais sur l'engagement libre et volontaire de tous envers des lois de vertu qui ne contraignent pas, puisque c'est par eux-mêmes et librement que les individus se soumettent à la loi. Pour le distinguer de l'État civil républicain, qui est fondé sur des lois publiques de contrainte, mais pour marquer aussi sa ressemblance avec cet État, Kant appelle l'État ethique une «République d'après les lois de la vertu» (Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, p. 118, [Ak. VI, 98]).

26 Notre but n'est pas ici de déterminer comment ce droit pourrait s'incarner au sein d'une instance judiciaire nationale et internationale et quelles seraient ces applications concrètes. Il est clair, comme le démontre excellemment Stéphane Chauvier, qu'il comblerait le déficit juridique laissé par le droit civil et le droit des gens et viserait à assurer aux individus des droits lorsqu'ils sont à l'étranger, en dehors de leur État (voir Chauvier, Du droit d'être étranger, chap. I et II). Ce que nous voudrions souligner, pour notre part, c'est la portée morale de ce droit qui considère l'homme dans sa généralité, indépendamment de son appartenance culturelle ou nationale, comme c'est également le cas pour l'impératif catégorique, de même que son extension qui englobe potentiellement la Terre entière. Cette communauté cosmopolitique mondiale formerait une totalité unifiee dans laquelle une «violation de droits commise en un lieu est ressentie partout» (Kant, Projet de paix perpetuelle, p. 353 [Ak. VIII, 360]). Nous sommes en outre d'accord avec Habermas pour voir dans le droit cosmopolitique kantien une mesure visant à institutionnaliser les droits de l'homme à l'échelle planétaire. Dépassant le droit des États comme sujets collectifs, le droit cosmopolitique kantien s'adresse en effet aux sujets de droit individuels, fondant pour ceux-ci, selon Habermas, une «appartenance directe à l'association des cosmopolites libres et égaux» (Habermas, L'Intégration républicaine, p. 179). Autrement dit, selon le droit cosmopolitique, chacun est à la fois citoyen de son État et citoyen du monde. Ce double statut permet désormais que Ton puisse juger les individus pour des crimes qu'ils ont commis en accord avec les lois de leur pays mais qui contredisent cependant les droits de l'humanité dans son ensemble.

27 On peut considérer qu'il s'agit du reproche le plus courant et dans l'ensemble le plus solide que Ton puisse faire à l'égard de la conception libre et fédérative du Völkerbund. Bien qu'on retrouve cet argument chez des défenseurs de l'État mondial tel que O. Höffe, la plupart des commentateurs qui traitent de cette question soulignent à juste titre cette difficulté, par exemple Georg Cavallar, Leslie A. Mulholland, Howard Williams, pour ne nommer que ceux-là.

28 Kant est convaincu en effet que la diffusion libre et publique du savoir, la discussion et le débat entre les savants et la formation d'une opinion publique internationale concourront à faire reculer la superstition, le dogmatisme et à développer du même coup le jugement critique et la liberté morale et politique de la population. On retrouve cette position dans les textes suivants : Qu'estce que les Lumières?, Le Conflit des facultés, les paragraphes 82 et 83 de la Critique de la faculté de juger. Quant à l'importance que Kant accorde, en ce qui a trait au développement de la disposition morale chez l'homme, à l'éducation comprise en un sens cosmopolitique, il en est question principalement dans les Propos sur l'éducation de même que dans l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique.

29 Voir Mulholland, «Kant on War and International Justice», p. 36.

30 Höffe, Principes du droit, p. 198.

31 Voir Habermas, L'Intégration républicaine, p. 165–166. La position de Habermas dans cet ouvrage est sans équivoque: la conception kantienne d'un fédéralisme d'États libres ou d'une alliance pour la paix est non seulement contradictoire, mais elle est aussi utopique car elle repose sur la motivation morale des États, dont Kant dénonce par ailleurs le cynisme et l'appétit de conquêtes. Toutefois, dans son ouvrage intitulé Après l'État-nation, il soutient une position totalement opposée. Ce qu'il préconise désormais comme organization politique mondiale possède une structure non étatique faite d'ententes internationales, d'interactions et d'interférences entre les États sans que ceuxci renoncent pour autant à leur autonomie. Elle ne suppose aucun contrat social, aucun transfert de la volonté à un pouvoir souverain et aucun pouvoir de contrainte et de décision qui puisse s'exercer sur les États. En fait, elle ressemble à s'y méprendre au fédéralisme des États libres kantiens, dont elle partage la faiblesse coercitive. (Habermas, Voir Jürgen, Après l'État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000, p. 3839, 118–122.Google Scholar) Habermas avait pourtant dénoncé l'impuissance de cette forme d'organisation politique, car elle ne pouvait garantir d'aucune manière le respect par ses members des conventions internationales. En quoi la forme d'association politique internationale qu'il envisage désormais échappe-t-elle à cette critique? Habermas dénonçait en outre la contradiction chez Kant entre l'idée d'un engagement moral des États envers l'ordre international et le constat factuel de leur comportement inique. La mondialisation affecte-t-elle à ce point le comportement des États qu'ils ne cherchent plus à controler et dominer les autres?

32 C'est ce que soutient Habermas dans L'Intégration républicaine, p. 168 et 176.

33 C'est la position de Höffe dans les Principes du droit, p. 197–198.

34 Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, p. 197 (Ak. VIII, 24–25).

35 Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 361 (Ak. VIII, 367).

36 Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, p. 192 (Ak. VII, 21).

37 Dans Le Conflit des facultés, Kant évoque trois points de vue possibles sur l'histoire. Bien que rien dans l'expérience et dans l'histoire ne permette de certifier la prééminence du point de vue moral sur les autres, Kant reconnaît néanmoins à certains signes que ce progrès moral est bel et bien engagé. Voir Kant, Le Conflit des facultés, œuvres philosophiques, vol. III, p. 898–900 (Ak. VII, 88–89).

38 Voir Kant, Théorie et pratique, p. 294–296 (Ak. VIII, 309–310).

39 Voir Kant, Critique de la raison pratique, Œuvres philosophiques, vol. II, p. 754–756 (Ak. V, 119–121).

40 Kant, Projet de paix perpétuelle, p. 349 (Ak.VIII, 357).

41 Habermas, L'Intégration républicaine, p. 168.