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David McKitterick, Textes imprimés et textes manuscrits. La quête de l’ordre, 1450-1830, trad. par O. Bonis et L. Pomier, Lyon, ENS Éditions, [2003] 2018, 356 p.

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David McKitterick, Textes imprimés et textes manuscrits. La quête de l’ordre, 1450-1830, trad. par O. Bonis et L. Pomier, Lyon, ENS Éditions, [2003] 2018, 356 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

Fabienne Henryot*
Affiliation:
fabienne.henryot@enssib.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

On ne peut que se réjouir des traductions qui favorisent, entre les mondes historiographiques, des ponts et des transmissions de savoir et de méthodologie. Les travaux de David McKitterick, qui observe avec intelligence les livres et les bibliothèques comme des ensembles vivants, susceptibles de transformations et de patrimonialisations variées, méritaient sans aucun doute d’être mieux connus en France. Nourri de l’analyse pointilleuse de nombreux documents principalement conservés à Cambridge, où l’auteur a été bibliothécaire de Trinity College, cet ouvrage est un modèle de méthode. La bibliographie matérielle, trop souvent cantonnée à un exercice de description virtuose des particularités compositoriales des imprimés, est ici mise au service d’une histoire du livre de grande ampleur qui ne perd jamais de vue le champ de la clientèle et de la réception des textes, et qui vient bousculer beaucoup d’idées reçues.

En effet, à rebours d’une vision triomphaliste de l’histoire du livre, qui voit dans l’année 1455 celle d’un basculement inexorable de l’ancien monde vers la modernité grâce aux trouvailles de Gutenberg, l’auteur entend démontrer que la « révolution de l’imprimé », expression popularisée par Elizabeth Eisenstein dans son maître-livre de 1983, n’en fut pas une : les textes imprimés et manuscrits connurent des existences parallèles, voire entremêlées, durant près de deux siècles et la persistance du manuscrit jusque tard dans l’âge moderne montre bien que ce dernier avait gardé une certaine actualité en continuant de répondre à des besoins spécifiques, protocolaires, liturgiques, didactiques ou communicationnels. L’habitude, attestée jusqu’au xviie siècle au moins, de relier ensemble des imprimés et des manuscrits indique bien que les contemporains n’y voyaient pas deux catégories documentaires ou deux objets différents. Pour les miniaturistes ou graveurs, manuscrits et imprimés sont mutuellement des sources d’inspiration ; des manuscrits sont illustrés avec des gravures et des imprimés, ornés par des historieurs ou des enlumineurs. Cette mobilité des techniques, voire leur hybridation, a été trop peu étudiée alors qu’elle est la manifestation la plus nette des échanges esthétiques et techniques entre deux manières de fabriquer des livres. « C’est à tort que l’on parle de transition du manuscrit à l’imprimé, comme s’il s’agissait d’un processus fini, pour ne pas dire méthodique, ou d’un mouvement à sens unique » (p. 87). La formule mérite d’être soulignée car elle pourrait infuser aussi – et prêter à débat – dans de nombreuses situations historiographiques concernant des mutations technologiques et leurs conséquences sociales. Ce n’est pas le moindre mérite du livre de D. McKitterick que d’inviter le lecteur à réfléchir autrement au sens de l’histoire.

L’auteur montre qu’il a fallu plus d’un siècle à l’imprimerie pour conquérir sa réputation de pouvoir fabriquer des textes stabilisés et dépourvus d’erreurs. Elle a mis autant de temps à transformer le marché, qui en ses débuts est resté extrêmement proche de ce qu’il était au temps du manuscrit. De part et d’autre de la décennie 1450 où Gutenberg expérimente une nouvelle manière d’écrire de façon artificielle, le marché repose toujours sur la réponse à des demandes spécifiques, voire individuelles, la personnalisation des exemplaires, le dialogue entre « fabricants » et auteurs sur la forme à donner au texte, etc. La typographie naissante reste longtemps ressemblante à la graphie manuscrite, ce dont les contemporains, jusqu’au xviie siècle au moins, ont eu conscience. Ce point est largement mis en perspective par l’auteur : il ne s’agissait pas de « faire comme le manuscrit » pour satisfaire la clientèle, mais de respecter des conventions d’ordonnancement des textes sans lesquelles la lecture devenait proprement impossible. De la sorte, ce n’est pas la décoration du livre qui est en jeu (l’artification du livre est beaucoup plus tardive), mais sa praticabilité.

L’originalité de la thèse de D. McKitterick est de prêter aux textes imprimés la même instabilité que celle à laquelle on associe communément les manuscrits. Aux différentes étapes de conception d’un livre (rédaction, composition typographique, agencement des cahiers, censure répressive), les textes se transforment. Il suffit de voir comment les auteurs, au xve siècle, se plaignent des fantaisies, volontaires ou non, des imprimeurs. L’examen soigneux des exemplaires d’une même édition montre qu’ils ne sont pas identiques et que différentes interventions sont venues modifier la page imprimée. L’auteur met en lumière la figure centrale du correcteur dans les ateliers typographiques (chap. 4) et reconstitue avec inventivité les différents agents de la correction des textes : compositeurs, auteurs, entre autres. Il pointe aussi les erreurs nouvelles engendrées par la technologie typographique, que les copistes n’auraient jamais pu imaginer (placer un caractère à l’envers par exemple) et la pratique nouvelle des errata listés en fin de volume, donc imprimés après coup. Tout l’enjeu de ces pratiques d’atelier revient à déterminer à quel moment un livre est « fini sur le plan textuel, physique et conceptuel » (p. 210). D. McKitterick se penche donc sur les critères de la perfection et de l’imperfection, deux qualificatifs au cœur des procédés typographiques (chap. 5), non pas de manière théorique ou systématique, mais en s’interrogeant sur les représentations qu’en avaient les contemporains, de l’auteur au lecteur. Sur cette dernière figure, le destinataire de toute cette profusion de textes, l’auteur esquisse une intéressante théorie. La lecture « plume à la main » chère aux xvie et xviie siècles, l’adjonction de marginalia et de notes invasives relèvent aussi du réflexe de correction des textes par les lecteurs. Il s’agit de l’ultime étape de l’intervention humaine sur le texte, intervention dont D. McKitterick veut ici démontrer la constance à tous les moments de la production des livres : la presse ou la plume ne sont que des instruments ; c’est le geste des « gens du livre » qui est décisif, avec la variabilité, les erreurs, les transformations inhérentes. C’est finalement à un nouveau regard sur la chose imprimée que l’auteur invite : comprendre le livre comme le résultat d’interactions et d’innovations continues émanant de toutes les instances participant à sa fabrication : « les talents créatifs, qu’ils soient mécaniques, artistiques ou littéraires, étaient appelés à coopérer » (p. 269). La censure aussi occasionne des transformations : coupes, pages supprimées, réécrites, lignes effacées, etc.

Si la démonstration est convaincante, pourquoi l’imprimé a-t-il été au cœur de tant de méprises historiographiques ? D. McKitterick met sur le compte de la naissance de la bibliographie, au xixe siècle, l’invention d’une ligne de rupture décisive entre l’âge du manuscrit et celui de l’imprimé. Au fond, la vraie révolution est peut-être là : celle d’une nouvelle science du document qui commence au lendemain du grand brassage de livres occasionné par la Révolution, qui transforme les marchés, locaux, nationaux et européens, en redistribuant massivement des livres jusqu’alors conservés dans les couvents et les châteaux. La naissance des bibliothèques publiques exige la mise en place de compétences bibliothécaires et catalographiques nouvelles, tandis que l’épanouissement de la bibliophilie, active depuis un siècle mais relancée par ce renouvellement du marché, invente de nouvelles catégories documentaires. C’est alors que la distinction entre manuscrits et imprimés s’impose dans le langage commun de ceux qui ordonnent les livres. On pourrait ajouter le fait que les Lumières et la Révolution, en se cherchant une filiation intellectuelle et technologique, ont participé au mythe de l’imprimerie par une interprétation durable, celle de la démocratisation de la lecture par l’abondance d’imprimés.

Revisitant alors toute l’histoire du livre en défendant l’idée d’un long métissage du manuscrit et de l’imprimé (ou d’une « réciprocité », p. 105), D. McKitterick situe plutôt à la fin du xviie siècle un changement majeur : la stabilité des textes semble désormais acquise, du fait du nouveau statut de l’auteur, de la standardisation des langues vernaculaires, enfin de l’historicisation de l’imprimerie comprise comme un moment dans l’histoire de l’élaboration de la pensée. À la même époque, la demande évolue aussi vers un formalisme plus affirmé, tandis que la profusion de l’offre oblige les imprimeurs à se démarquer en proposant des travaux de qualité. L’exemple de John Baskerville, imprimeur britannique, montre bien comment, dans la seconde moitié du xviiie siècle, une nouvelle série d’innovations touchant le travail d’atelier advient par tâtonnements et expérimentations, comme au xve siècle : nouveaux procédés de fabrication du papier, nouveaux caractères typographiques par exemple, apparition du stéréotype chez Didot, à Paris, en 1790. Au point que D. McKitterick estime que les mutations technologiques affectant la presse à imprimer au début du xixe siècle ne sont pas la cause, mais la conséquence de nouveaux besoins en matière de stabilité des textes.

La mise en page soignée, l’abondance de l’illustration (44 au total) facilitent la lecture de cet ouvrage. On peut toutefois regretter le déséquilibre chronologique en faveur des xve et xvie siècles, malgré les promesses du titre. Il est vrai que d’autres ouvrages du même auteur, qui s’intéressent davantage à l’objet-livre à partir du xviiie siècle, le corrigent largementFootnote 1. D. McKitterick situe habilement son propos dans les débats issus des métamorphoses récentes dont les textes ont fait l’objet : lecture sur écran, textes composites, instables sans archivage des versions successives, etc. Son excellente connaissance de la bibliographie en langue anglaise rend de grands services au lecteur francophone, qui peut s’étonner cependant de voir négligée la recherche en langue française – on pense aux travaux de Renaud Adam ou de Rémi Jimenes, qui auraient pu utilement être mobilisés.

Comme tout livre nouveau, voire polémique, celui de D. McKitterick invite au débat. Dans l’ensemble des acteurs de la « chaîne du livre », pour utiliser une expression quelque peu anachronique, l’éditeur n’apparaît pas, alors que cette figure émerge précisément au xviiie siècle. Son rôle dans la stabilisation des textes aurait mérité d’être mis en lumière. Si la réception des textes est bien prise en compte du point de vue de l’horizon d’attente de la clientèle pour laquelle les livres (manuscrits et imprimés) étaient fabriqués, la question de la lecture est purement et simplement évacuée. Elle semble pourtant un élément décisif dans l’appréciation de la « perfection » des impressions, au moment de la « révolution de la lecture » – proposition historiographique qui mérite aussi discussion – et de l’avènement de pratiques extensives de la lecture à la fin du xviiie siècle un peu partout en Europe. Enfin, l’articulation avec la bibliophilie, autre mode de réception des livres, n’est qu’esquissée, puisque l’auteur lui a consacré ensuite un autre livre importantFootnote 2. L’ouvrage dont nous rendons compte ici, jalon important dans la réécriture de l’histoire du livre soixante ans après Henri-Jean Martin et quarante ans après Donald F. McKenzie, doit donc également être compris comme un élément – et non le moindre – de l’œuvre d’une longue carrière.

References

1 Par exemple David McKitterick, Old Books, New Technologies: The Representation, Conservation and Transformation of Books since 1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

2 Id., The Invention of Rare Books: Private Interest and Public Memory, 1600-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.