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Dans l'Aurès. Le drame des civilisations archaïques

Published online by Cambridge University Press:  11 October 2017

Germaine Tillion*
Affiliation:
Ecole des Hautes Etudes, Paris

Extract

Dans le Sud de L'auhès, il y a une quinzaine d'années, vers 1940, les conditions de la vie matérielle évoquaient encore celles de la préhistoire. La comparaison n'est pas d'ordre littéraire. Economiquement, chaque tribu était un monde complet, clos et qui se suffisait vaille que vaille. Politiquement, ce monde resserré ne prenait conscience de lui-même que face à des groupes ennemis assis sur toutes ses frontières, mais au delà de ces premiers ennemis des alliés équilibraient sa force. Plus loin, il se connaissait d'autres ennemis, puis d'autres alliés, et ainsi de suite sur une très grande distance. Etrange monde lointain, en vérité. On savait qu'en marchant très longtemps, toujours dans la direction de l'Est, il était possible d'atteindre La Mecque et que, sur la route, certains avaient rencontré des hommes-sans-tête et des Cynocéphales. Vers le Nord, au milieu des neiges, chacun situait assez vaguement le peuple étrange et monstrueux de Jouj et Majouj (Gog et Magog), dont les oreilles traînent à terre.

Type
Histoire et Présent
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1957

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References

page 393 note 1. Le second portail de Vézelay (celui qui est à l'intérieur du narthex) nous présente l'Evangile prêché à toutes les nations de la Terre. L'artiste clunisien a reconstitué sur ce thème une véritable synthèse de la science ethnographique au XIIe siècle. Sa composition générale a pu être librement inspirée par un manuscrit byzantin (c'était l'opinion d'Emile Mâle), mais les détails i anthropologiques » fournis semblent bien avoir été collationnés par lui chez les divers ethnologues de son temps. Nous y voyons en particulier : en bas a droite, les hommes à longues oreilles que le Coran nous présente sous le nom de Jouj et Majouj (Gog et Magog) et qu'Isidore de Séville nomme Panotii. En haut, à gauche, les Cynocéphales, dont Ratrame, moine de Corbie au IXe siècle, parle longuement, mais que mentionnent également en particulier : le frère Odrio de Frioul (envoyé par le pape en Orient, en 1314, pour prêcher la foi) ; Jean de Mandeville (qui visita la Palestine, entre 1332 et 1356) ; l'Atlas de Guillaume Le Testu, pilote du Havre (1550), — et un Hadj de l'Aurès qui fit le pèlerinage à pied quelques années avant mon séjour dans sa tribu.

page 396 note 1. Un homme de la tribu des Beni-Melken décrit ainsi cette disposition : « Il y a cinq cimetières dans laârch. Chacun peut être enterré dans n'importe lequel, mais dans le quartier de sa harfiqth. » — « Les gens sont tous enterrés vers l'Est, mais dans les endroits où les limites des hirfiqin peuvent se confondre, on fait les tombes un peu en biais pour les distinguer. » — « Chaque harfiqth a une place et chaque famille a une ligne et on continue à enterrer dans cette ligne les gens de la même famille toujours, les uns à côté des autres. »

page 396 note 2. Dans le parler chaouïa, deux mots peuvent se traduire par « honneur » : le premier (akhnnfouf) signifie littéralement « le nez » ; il désigne un sentiment souvent exprimé dans le théâtre espagnol et qu'on retrouve dans le Cid cornélien. En chaouïa, don Diègue dirait à son fils : « Rodrigue, as-tu du nez ? »

Le mot « horma », dont la racine se retrouve dans « harem » et dans « haram », est plus complexe, car la « horma », c'est le territoire sacré qui entoure le tombeau d'un saint tandis que le « harem », c'est la partie de la maison réservée aux femmes et que le mot « haram » signifie « impur », « péché » (et désigne souvent le cochon) et, à la fois, l'état sacramentel du pèlerin à La Mecque. On comprend cependant le lien qui relie ces séries de notions ; on peut le traduire par « interdit », ou, mieux encore, par la menace inconditionnelle qui pèse sur celui qui osera violer cet interdit. Le saint n'est pas seul à posséder une horma, chaque tribu a la sienne, et chaque famille non dégénérée également.

page 397 note 1. La population s'accroît à la fois par diminution de la mortalité et par augmentation de la fécondité. La diminution de la mortalité est un fait évident et bien observé, attribuable aux grandes découvertes médicales du XIXe et du XXe siècle, mais aussi à la suppression des guerres de tribu et des famines mortelles.

L'augmentation de la fécondité est due, pour une grande part, aux antibiotiques qui éliminent à la fois les causes de stérilité imputables aux blennorrhagies et les avortements provoqués par la syphilis. Leur rôle, dans ce domaine, est assez important pour que, dans certaines tribus, on appelle la pénicilline « la drogue qui fait avoir des enfants ». On peut voir une autre cause de fécondité dans l'éclatement des « isolats ». Cet éclatement est le résultat, d'une part de l'accroissement de la population, et d'autre part de l'affaiblissement des traditions tribales qui visaient à l'endogamie.

page 398 note 1. Bloch, Marc, Caractères originaux de l'Histoire rurale française, t. I, p. 145 Google Scholar (voir également t. II, p. 173). Au XVIIe siècle, deux grands groupes dans la classe paysanne, les laboureurs et les manouvriers : « D'une façon générale, tout ce monde, sauf quelques privilégiés, vit fort mal et se tient sur la marge de la famine. Si le laboureur avait vécu uniquement du sien, il n'aurait rien gagné ni perdu aux oscillations des prix. Mais, en raison des rentes seigneuriales et de l'impôt royal, il était soumis à des débours en numéraire réguliers, et pour y faire face, force lui était de vendre. Or les prix étaient plus bas sous le règne de Louis XIV qu'auparavant sans que les débours eussent diminué. Mais, c'était les écarts des prise saisonniers, considérables…, qui affectaient le plus gravement le laboureur. Pressé de vendre ses denrées, il était victime de la baisse saisonnière après la récolte, alors que les gros producteurs pouvaient attendre. Bien souvent même il était victime des écarts de hausse, car il lui fallait acheter céréales ou pain, lorsqu'il n'avait pas produit assez pour sa consommation (ce qui était le cas le plus fréquent pour les manouvriers), ou lorsque ayant assez produit à l'origine il avait dû vendre une grosse part de sa récolte, étant pressé d'argent. Les années de disette il était réduit à la famine. » Malgré des ressources annexes, hors de la culture (émigration, colportage, industrie rurale), « les paysans souffraient d'une terrible crise d'endettement, aiguë depuis le XVIe siècle et le développement d'une économie d'échanges fondée sur le numéraire. Le paysan devait faire appel a l'usure et vendre sa terre, entièrement ou en partie ».

Si l'on remplace, dans ce texte, le mot « laboureur » par « fellah », et celui de « manouvrier » par « ouvrier agricole », nous sommes en Algér'e au milieu du XXe siècle.

page 398 note 2. Le paysan a fait une récolte égale ou supérieure à ses besoins mais il est obligé d'en vendre une partie immédiatement pour payer ses impôts ou ses dettes : il a alors le choix ou de vendre au « marché noir » ou de s'adresser à la Société Agricole de Prévoyance. Celle-ci paie le quintal de blé dur 3 910 francs, mais en deux fois, soit au comptant 2 760 francs, et le reste en novembre. S'il s'adresse à la S.A.P. le paysan devra vendre plus qu'il ne lui est nécessaire, puisqu'il a besoin immédiatement d'une certaine somme. Il a donc intérêt à vendre au trafiquant qui ne lui verse que 3 000 à 3 300 francs, mais qui le fait au comptant.

A partir de novembre ou décembre il n'a plus rien, il doit racheter ce qu'il a vendu en juin ou juillet. A ce moment, le cours officiel de la S.A.P. est au prix moyen de 5 300 francs, mais le siège de la S.A.P. est éloigné et il est, le plus souvent, obligé de s'adresser à des revendeurs qui, selon les distances, vendront le blé 8 000 francs la charge au marché le plus proche (la charge est une mesure de volume qui correspond à 160 litres et environ 125 kilos). Encore faut-il avoir un mulet pour s'y rendre. S'il a dû vendre son mulet il est contraint d'acheter le blé ou l'orge (par 4 litres à la fois, 250 ou 300 francs) au petit épicier qui vient de s'installer dans son village et il le paiera sur la base de 10 000 à 12 000 francs le quintal, c'est-à-dire trois ou quatre fois le prix qu'il l'a lui-même vendu. S'il a la chance d'habiter à proximité d'un gros marché, il vendra un peu plus cher et achètera à un taux un peu moins élevé.

Soit qu'il vende, soit qu'il achète, il est presque invariablement volé sur le poids, sur a quantité et sur la qualité.