Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
L'intendant de Flandre Esmangart, enquêtant en 1785 sur l'opinion des ruraux artésiens à propos du partage des communaux, concluait, devant le caractère massif des réponses négatives : « Les fermiers font vivre les pauvres en les faisant travailler et par ce moyen ils disposent de leurs suffrages. » Qui connaît le Pas-de-Calais rural de la deuxième moitié du XXe siècle est encore frappé par le rôle décisif de quelques leaders, fermiers toujours. Sans comparer les incomparables, ni envisager un immobilisme illusoire, l'historien des villages du Nord ne peut que s'interroger sur la force de cette permanence ; celle-ci revêt d'autant plus d'importance qu'elle contredit les deux clichés selon lesquels la propriété serait le fondement principal du statut social en milieu rural et le pouvoir au village se trouverait « naturellement » confisqué par des notables non paysans.
Artois, a province situated on the borders of the Paris basin and the plain of Flanders, witnessed; between 1770 and 1848, the establishment of a system of local government characterized by farmer hegemony.
Cast in the mould of feudalism under which they both were the tenants of the lands and served as bailifs or lord lieutenants, the farmers appeared as the recognized leaders of communities through the polls held from 1789 to 1792, in which they were chosen by a majority of voters. The attempts made by the Convention and later by the Directory to create a system of local government by the people failed. The Consulate, mostly by appointing farmers to majorships established a "farmocracy". A hierarchical group of leaders, running medium sized or big farms, this farmocracy achieved continuity because its members not only lived at the center of the web of village relationships, but also held the position of preferential mediators between the rural communities and the authorities above them.
The organization of powers ensured the stability of a complex social structure associating farmers leaning towards capitalism and various types of small producers, more or less independent. The exercise of power in the villages of Artois also accounts for some peculiar aspects of the political commitment of the peasantry in the present period.
Cet article reprend les principaux acquis de ma thèse de doctorat de 3e cycle réalisée sous la direction de M. Pierre Deyon et soutenue à l'Université de Lille III en juin 1981.
1. Archives nationales Q ‘ 893.
2. Ce en quoi la région n'est pas exceptionnelle. Voir par exemple l'étude de S. Maresca, « Grandeur et permanence des grandes familles paysannes », Actes de la Recherche en Sciences sociales, n°3l, janv. 1980.
3. Recherche dont un premier jalon important est posé avec la thèse de Neveux, H., Vie et déclin d'une structure Économique. Les grains du Cambrésis, fin 14e-début 17e siècle, Paris, E.H.E.S.S. Google Scholar; La Haye, Mouton, 1980, 443 p., mais pour un secteur qui n'est pas représentatif de l'ensemble de l'Artois.
4. Tel que le dessine par exemple Berger, S. dans Les paysans contre la politique, Paris, Seuil, 1975.Google Scholar
5. Trois exceptions notoires méritent d'être relevées : Agulhon, M., La République au village, Paris, Pion, 1970;Google Scholar Bois, P., Paysans de l'Ouest, 1rc Édition 1950, Édition abrégée, Paris, Flammarion, 1971;Google Scholar études rurales, 63, 64, 65 (1976-1977), numéros consacrés aux problèmes du pouvoir au village.
6. Voir « L'esquisse d'un plan de recherche pour l'établissement d'une monographie de communauté rurale » par Soboul, A., La Pensée, n° 13, 1947.Google Scholar
7. Chiffres Établis par Lefebvre, G. dans Les paysans du Nord pendant la Révolution française, Paris, Armand Colin, lre Édition 1924, rééd. 1972.Google Scholar
8. Comme le prouvent les monographies réalisées par les Étudiants de l'Université de Lille III sous la direction de MM. Deyon et Lottin.
9. Analysé par Tavernier, Y., Gervais, M., Servoun, C. dans L'univers politique des paysans, Paris, Armand Colin, 1972.Google Scholar
10. Mendras, H., Sociétés paysannes, Paris, Armand Colin, 1976.Google Scholar
11. Ch.Tn.LY, La Vendée, 1re Édition 1964, Paris, Fayard, 1970.
12. Cf. Paysans du Nord… op. cit., n. 7.
13. C'est la tendance, par exemple, de la très intéressante publication par J.-P. LaverriÈRE des délibérations du Conseil général de la commune de Viry en Savoie, Un village entre la Révolution et l'Empire, Paris, Éditions Albatros, 1981.
14. A notre avis, Gauthier, F. dans La voie paysanne dans la Révolution française, Paris, Maspero, 1977 Google Scholar, tend à grossir l'ampleur des revendications paysannes en se fondant justement sur quelques villages picards particulièrement revendicatifs.
15. Archives du Pas-de-Calais, série I L (questionnaire de 1790).
16. A. D. Pas-de-Calais, série C ; les registres de centième constituent une espèce de matrice cadastrale. Existent pour la plupart des communes. Les terres sont inventoriées par propriétaires, mais le nom des locataires est le plus souvent indiqué.
17. A. D. Pas-de-Calais, série IV L ; 17 registres de délibérations de comités de surveillance ; 6 registres de délibérations de municipalités.
18. A. D. Pas-de-Calais, série Q, en particulier : décompte des acquéreurs.
19. A. D. Pas-de-Calais, M 1209, 1374.
20. A. D. Pas-de-Calais, série J ; de contenus variables, ont surtout Été utilisés les documents de fonctionnement des administrations seigneuriales.
21. Le point le plus complet sur les différents aspects de la région se trouve dans la thèse de Pouyez, C., Isbergues, une communauté rurale d'Artois, 1558-1826, Lille III, 1952 Google Scholar, en attendant la thèse de D. Rosselle sur le Bas-Pays de Béthune.
22. Triage = droit revendiqué par les seigneurs de récupérer 1/3 des communaux. Plantis = droit seigneurial de plantation sur toutes les terres publiques (communaux, places, bords de chemins). Très important dans une province qui souffre d'une pénurie de bois. Sur les divers aspects de ces affaires de communaux : thèse de Saulman, J.-M., La question des biens communaux en Artois de la fin du 17e siècle au début du 19e siècle, école des Chartes, 1973-1974.Google Scholar
23. Laude, , Les classes rurales en Artois à la fin de l'Ancien Régime, Lille, 1914.Google Scholar
24. Sous la direction de MM. Deyon et Lottin, Mémoires de maîtrise ou 3e cycle de l'Université de Lille, pour Duisans, C. Cockempot et F. Mortreux ( 1974), pour Isbergues, C. Pouyez (voir n. 21), pour Lisbourg, J.-P Jessenne et J.-M Deiobeau.
25. R. Hubscher, L'agriculture et la société rurale dans le Pas-de-Calais du milieu du 19e siècle à 1914, Arras, Mémoires de la Commission départementale des Monuments historiques du Pas-de- Calis, 1979-1980, t. XX, en particulier chapitre 2.
26. C. Pouyez, thèse citée, chapitre 13.
27. Jollivet, M., Sociétés paysannes ou lutte de classes au village, Paris, Armand Colin, 1974, 230 p.Google Scholar
28. Dans la plupart des villages, il est en effet plusieurs seigneuries ; dans la très grande majorité des cas, le lieutenant est nommé par le principal seigneur.
29. Voir par exemple l'étude de Tilly sur la Vendée (n. 11).
30. Bans = règlements communautaires touchant à tous les aspects de la vie locale Édictée sous la responsabilité des officiers seigneuriaux. On distingue les bans de mars et les bans d'août.
31. En vertu des ordonnances royales de 1667, cité par Lecesne, E., Exposé de la législation coutumière de l'Artois, Arras, 1869.Google Scholar
32. A. D. Pas-de-Calais, 1 L 280, canton de Croisilles.
33. A. D. Pas-de-Calais, 2 B 882, 883, 884.
34. A. D. Pas-de-Calais, 2 B 883 (pièce 7).
35. Payer une contribution Égale à 3 journées de travail pour être Électeur, à 10 journées pour être Éligible. En Artois, la valeur d'une journée de travail semble généralement Établie à 14 livres.
36. P. Bois, op. cit., p. 355.
37. Idem, p. 106.
38. G. Lefebvre, op. cit., p. 742.
39. P. Bois, op. cit., p. 121.
40. Loi du 21 mars 1793 prévoyant l'élection d'un comité de surveillance dans chaque commune, cf. Godechot, J., Les institutions de la France sous la Révolution et l'Empire, Paris, P.U.F., 1951, p. 293.Google Scholar
41. AD. Pas-de-Calais, série IV L, comités.
42. A. D. Pas-de-Calais, IV L, comité de surveillance, Beaurainville.
43. Idem, Annay.
44. A. D. Pas-de-Calais, I L, administration du département ; III L, administrations cantonales.
45. Discours de Coffin, commissaire du Directoire au département, le 29 vendémiaire an VI, A. D. Pas-de-Calais, I L 104.
46. Lettre du commissaire cantonal en germinal an VII, A. D. Pas-de-Calais, 3 L 64, canton de Berneville (district d'Arras).
47. Le cadre fixé par la loi du 4 août 1802 sera remanié sur certains points, mais le principe de la désignation demeurera. Voir sur ce point, J. Godechot, Les institutions de la France, op. cit.
48. La thèse que D. Rosselle achève sur le Bas-Pays de Béthune et dont il a bien voulu me communiquer quelques résultats confirmera cette structure particulière et montrera l'accentuation du nivellement des fermes à travers la Révolution française.
49. Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1976, t. 2, 441 p.
50. G. Ikni, dans un article « Recherches sur la propriété foncière, problème théorique et de méthode », dans Annales historiques de la Révolution française, juillet-septembre 1980, insiste sur cette nécessaire différenciation.
51. Je rejoins sur ce point l'affirmation de F. Gauthier, La voie paysanne dans la Révolution française, op. cit. Mais à l'inverse, je ne minimiserai pas le rôle de creuset que joue la grande propriété.
52. Données connues grâce à l'enquête d'Esmangart sur les communaux déjà citée.
53. A. D. Pas-de-Calais, M 7864 à 7868.
54. A. D. Pas-de-Calais, IV L, comité de surveillance, Richebourg-Saint-Vaast.
55. Cette osmose ne conduit cependant que minoritairement à une participation directe aux investissements industriels et miniers en particulier. Voir les quelques cas cités dans R. Hubscher, ouvrage cité, et dans Kaczmarek, E. et Malopepsy, S., L'industrie alimentaire dans le Pas-de-Calais au 19e siècle, mémoire de maîtrise, Lille, 1971.Google Scholar
56. Les fermiers rencontrés sont alphabétisés à 100 % dans la deuxième moitié du siècle. Les services qu'ils peuvent rendre aux villageois analphabètes prennent parfois la forme d'un contrôle politique direct, comme dans le village de Beuvry où, en 1790, des habitants se plaignent de ce que les membres de la famille Lequien (ex-lieutenant) ont « donné des billets à ceux qui ne savoient ni lire ni Écrire ». Le Sr Lequien répond à ses détracteurs : « Différentes personnes ne sachant ni lire ni Écrire se sont adressées à mes enfants pour Écrire les noms des personnes qu'ils avoient choisies. » A. D. Pasde- Calais, I L, 285, district de Béthune, canton de Cambrin.
57. Lhomme, J., « La notion de pouvoir social », Revue Économique, n° 4, 1959.Google Scholar
58. Expression utilisée par Bages, R., « Le pouvoir local en milieu rural », études rurales, 1976, n° 63-64, p. 31.CrossRefGoogle Scholar
59. A. D. Pas-de-Calais, fond Laroche (comportant en particulier les « papiers » de la seigneurie de Duisans) 18 J 87 ; la pièce indique : « Ayant Été résolu qu'il y auroit 12 bancs du côté des hommes et 12 du côté des femmes… Premier banc du côté des hommes au seigneur dudit Duisans pour son lieutenant en payant 6 livres.
La deuxième place du même côté marguilliers.
La troisième à P. J. Dubron 6 livres.
La quatrième à J. B. Ponthieu… » (suivent 16 autres noms de familles pour une livre ; même répartition du côté des femmes).
60. Epitaphe du bailli d'Acquin, mort en 1761 : « A géré les affaires de cette communauté avec toute la modération possible, ne lui refusez pas lecteur votre suffrage. » L'ensemble des notations sur les cloches, epitaphes… ont Été obtenues soit grâce à l'épigraphie du Pas-de-Calais (Arras, 1883… 6 tomes) soit par visite des villages concernés.
61. A. D. Pas-de-Calais, cahier de doléances de Basseux, 2 B 882.
62. Ponteil, F., Les institutions de la France de 1814 à 1870, Paris, P.U.F., 1966.Google Scholar
63. Sur cette idéologie, voir en particulier Y. Tavernier, p. 182 ; M. Gervais, C. Servolin, L'univers politique des paysans, op. cit.
64. Barral, P., Les agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968.Google Scholar