Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Cet article traite de l’usage de la fiction par les astronomes à l’époque de la révolution astronomique. Il s’agit de réinterpréter la relation entre fiction et astronomie en analysant les techniques littéraires dans des ouvrages de Johannes Kepler et de Christiaan Huygens. Des historiens des sciences tels que Albert van Helden ont montré que l’observation astronomique demeurait au XVIIe siècle une occupation privée, difficile à présenter comme savoir public. L’analyse proposée rend compte de la nécessité pour la pratique astronomique d’avoir recours à différents degrés de fictionnalité: c’est en construisant des récits de voyage dans lesquels des « délégués » fictionnels sont envoyés dans l’espace du cosmos que la vraisemblance de l’hypothèse copernicienne a pu être développée.
This article offers an account of the ways in which astronomers used fiction in the great age of telescopic discovery. The aim is to reinterpret the relation between fiction and astronomy, using close readings of the literary techniques in the works of Johannes Kepler and Christiaan Huygens. Recent historians of the telescope such as Albert van Helden have rightly argued that observatory work remained a private occupation, and was thus hard to present as public knowledge. The analysis presented here explains the need for such astronomical work to be linked with various forms of fiction: by constructing narratives of displacement and journeying, in which specially qualified delegates were imagined as travelling between Earth and space, the verisimilitude of Copernicanism could be developed.
Cet article est dédié à Bruno Latour.
1 - Van Helden, Albert, « Telescopes and authority from Galileo to Cassini », Osiris, 9, 1994, p. 8-29 CrossRefGoogle Scholar, ici p. 10 (les traductions sont de l’auteur.)
2 - Voir Jardine, Nicholas, « The significance of the Copernican orbs », Journal for the history of astronomy, 13, 1982, p. 168-194 CrossRefGoogle Scholar.
3 - En 1588, Tycho Brahé publie De mundi aetheri recentioribus phaenomenis où l’on trouve les résultats de ses observations sur les comètes (notamment celle de 1577) dont les mesures angulaires montrent qu’elles traversent les orbes solides censées entraîner les planètes. Sur cette question, voir par exemple Gingerich, Owen, «From Copernicus to Kepler: Heliocentrism as model and as reality », Proceedings of the American Philosophical Society, 117-6, 1973, p. 513-522 Google Scholar; Id., « Circles of the Gods: Copernicus, Kepler, and the ellipse », Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences, 47-4, 1994, p. 15-27.
4 - Voir Koyre, Alexandre, La révolution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, 1961 Google Scholar et Id., Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962.
5 - Il faut souligner que nous n’utilisons pas les termes cieux et ciel dans le sens que leur donne Koyré dans le chap. 1 (« Le ciel et les cieux ») de son ouvrage Du monde clos à l’univers infini . Dans ce chapitre en effet, Koyré étudie les conceptions médiévales de l’univers chez Nicolas de Cues et Marcellus Palingenius et utilise donc ces termes dans un sens pré-copernicien: les cieux signifient les orbes solides, le ciel se situe au-delà, c’est l’empyrée, demeure divine. Nous choisissons au contraire d’utiliser ces deux termes pour opposer d’une part la théorie des sphères cristallines solides (les cieux), d’autre part la conception de planètes évoluant sur des orbites intangibles (le ciel).
6 - Blair, Ann, «Tycho Brahe’s critique of Copernicus and the Copernican system », Journal of the History of Ideas, 51-3, 1990, p. 355-377 CrossRefGoogle Scholar.
7 - C’est ce que rappelle Galilée dans le deuxième dialogue: Galilee, , Dialogues, éd. et trad. par Michel, P.-H., Paris, Hermann, 1966 Google Scholar.
8 - Voir Dobrzycki, Jerzy (dir.), Reception of Copernicus’ heliocentric theory, Dordrecht/Boston, D. Reidel Pub. Co., 1972 Google Scholar, et plus généralement Taton, René et Wilson, Curtis (dir.), Planetary astronomy from the Renaissance to the rise of astrophysics, Cambridge, Cambridge University Press, 1989-1995Google Scholar.
9 - Pour Kepler, outre les références citées ensuite, nous nous appuyons sur Holton, Gerald, « L’univers de Johannes Kepler: physique et métaphysique », L’imagination scientifique, Paris, Gallimard, 1981, p. 48-73 Google Scholar; Stephenson, Bruce, Kepler’s physical astronomy, New York, Springer-Verlag, 1987 CrossRefGoogle Scholar; Hallyn, Fernand, La structure poétique du monde: Copernic, Kepler, Paris, Éd. du Seuil, 1987 Google Scholar; Field, Judith V., Kepler’s geometrical cosmology, Chicago, The University of Chicago Press, 1988 Google Scholar; et Voelkel, James R., The composition of Kepler’s Astronomia nova, Princeton, Princeton University Press, 2001 Google Scholar.
10 - Kepler, Johannes, Somnium seu opus posthumum de Astronomia Lunari, Sagan et Francfort, 1634 Google Scholar. Nous utilisons la traduction française de Ducos, Michèle, Le songe ou Astronomie lunaire, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984 Google Scholar.
11 - Voir Lenoble, Robert, « L’évolution de l’idée de nature du XVIe au XVIIe siècle », Revue de métaphysique et de morale, 1-2, 1953, p. 108-129 Google Scholar, ici p. 113.
12 - J. Kepler, Le songe..., op. cit., p. 47.
13 - Voir notamment Jardine, Nicholas, The birth of history and philosophy of science: Kepler’s A Defence of Tycho against Ursus, with essays on its provenance and significance, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 Google Scholar.
14 - J. Kepler, Le songe..., op. cit., n. 7, p. 51. On reconnaît ici ce que Robert Westman a appelé « the Wittenberg interpretation »: une adoption partielle du De Revolutionibus, notamment des éléments permettant de simplifier les calculs astronomiques. Voir Westman, Robert S., «The Melanchthon circle, Rheticus and the Wittenberg interpretation of the Copernican theory », Isis, 66-2, 1975, p. 165-193 CrossRefGoogle Scholar.
15 - J. Kepler, Le songe..., op. cit., n. 7, p. 51.
16 - C’est aussi la conclusion de F. Hallyn, La structure poétique du monde..., op. cit., p. 275, et de Romm, James S., « Lucian and Plutarch as sources for Kepler’s Somnium », Classical and Modern Literature, 9, 1989, p. 97-107 Google Scholar, ici p. 100.
17 - Kepler, Johannes, Discussion avec le Messager céleste, Paris, Les Belles Lettres, 1993 Google Scholar.
18 - J. Kepler, Le songe..., op. cit., n. 4, p. 51.
19 - Voir notamment Marjorie Nicolson, Hope, Voyages to the Moon, Macmillan, New York, 1960 Google Scholar; J. S. Romm, « Lucian and Plutarch as sources for Kepler’s Somnium », art. cit.; Bury, Emmanuel, « Ménippe dans la lune: Cyrano à l’école de Lucien », Littératures classiques, 53, 2004, p. 237-252 Google Scholar.
20 - Voir Isabelle Pantin, « Introduction », in J. Kepler, Discussion avec le Messager céleste, op. cit., p. 90.
21 - J. Kepler, Le songe..., op. cit., n. 116, p. 85.
22 - Ainsi, la note 223, dernière note du Songe, est un développement de trois pages des thèses de Michael Maestlin présentées dans ses Phénomènes des planètes .
23 - Depuis l’ouvrage classique de Pierre Duhem, l’histoire de l’hypothèse astronomique a été beaucoup discutée et réinterprétée. Voir notamment Duhem, Pierre, Sozein ta phainomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Paris, Hermann et fils, 1908 Google Scholar; Westman, Robert S., « Kepler’s theory of hypothesis and the ‘realist dilemma’ », Studies in History and Philosophy of Science, 3-3, 1972, p. 233-264 CrossRefGoogle Scholar; Id., « The Melanchthon circle... », art. cit.; Lloyd, Geoffrey E. R., « Saving the appearances », The Classical Quarterly, 28-1, 1978, p. 202-222 CrossRefGoogle Scholar; Jardine, Nicholas, « The forging of modern realism: Clavius and Kepler against the sceptics », Studies in the History and Philosophy of Science, 10-2, 1979, p. 141-173 CrossRefGoogle Scholar; Barker, Peter et Goldstein, Bernard R., « Realism and instrumentalism in sixteenth century astronomy: A reappraisal », Perspectives on Science, 6-3, 1998, p. 232-258 Google Scholar. Selon la récente interprétation de P. Barker et B. Goldstein, les astronomes de la Renaissance n’étaient pas des « instrumentalistes » ou des « fiction-nalistes » (ils refusent en outre ces dénominations pour leur anachronisme), mais des « réalistes » toujours insatisfaits. Ce débat historiographique et philosophique nous intéresse dans la mesure où il reflète le statut ontologique et épistémique instable des hypothèses astronomiques jusqu’à Kepler.
24 - Westman, Robert S., « The astronomer’s role in the sixteenth century: A preliminary study », History of Science, 18, 1980, p. 105-147 CrossRefGoogle Scholar.
25 - Pour une discussion de cette préface et de ses interprétations voir les articles cités plus haut ainsi que F. Hallyn, La structure poétique du monde..., op. cit., p. 52-55.
26 - « Au lecteur, sur les hypothèses de cet ouvrage » (préface d’Osiander). Copernic, Nicolas, Sur les révolutions des orbes célestes, trad. par Peyroux, J., Bordeaux, Éd. Bergeret, 1987, p. 6 Google Scholar.
27 - « [...] regiam Lutetia professionem, praemium conformatae absque hypothesibus Astrologia tibi spondebo ». Cité par Kepler, Johannes, Astronomia Nova (1609), Gesammelte Werke , éd. par Caspar, M. et al., Munich, Beck, 1937 Google Scholar, verso de la page de titre. Kepler donne comme référence: de La Ramee, Pierre, Leçons de mathématiques (Scholae Mathematicae), Paris, 1578, livre II, p. 50 Google Scholar.
28 - Kepler, Johannes, L’astronomie nouvelle (1609), éd. et trad. par Peyroux, J., Bordeaux, J. Peyroux, 1979, p. II Google Scholar. Nous reprenons la traduction de Jean Peyroux en la modifiant.
29 - Sur Ramus et Kepler, voir O. Gingerich, « From Copernicus to Kepler... », art. cit., p. 522. Tycho Brahé avait déjà réagi à la proposition de Ramus. Voir A. Blair, « Tycho Brahe’s... », art. cit., p. 368.
30 - Sur cette question, je m’appuie notamment sur Martens, Rhonda, Kepler’s philosophy and the new astronomy, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 60 Google Scholar.
31 - Selon les textes et les langues, nous avons rencontré les termes de fabula (chez Kepler: dans le sens positif de fiction heuristique dans la note 2 du Songe, et dans le sens négatif de mensonge dans l’adresse à Ramus au début de l’Astronomia Nova citée plus haut), de fable (chez Robert Hooke), de fiction (chez Christiaan Huygens, John Wilkins et Francis Godwin, dans les deux sens du terme; chez Margaret Cavendish, dans son sens positif). Fontenelle utilise les deux termes de fable et de fiction, généralement dans un sens positif. Il est donc impossible de discerner une distribution claire des sens positif et négatif entre les deux termes. C’est bien plutôt la permanence des deux termes qui caractérise la période, ainsi que la permanence de leurs valences positive et négative.
32 - Huygens, Christiaan, « Cosmotheoros », Œuvres complètes de Christiaan Huygens, La Haye, M. Nijhoff, 1888-1950, vol. 21, p. 681-682 Google Scholar.
33 - Ibid., p. 684.
34 - Ibid., p. 796.
35 - Ibid., p. 796. Nous soulignons.
36 - Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 64 Google Scholar: « La différence entre les personnages conceptuels et les figures esthétiques consiste d’abord en ceci: les uns sont des puissances de concepts, les autres, des puissances d’affects et de percepts. Les uns opèrent sur un plan d’immanence qui est une image de Pensée-Être (noumène), les autres, sur un plan de composition comme image d’Univers (phénomène). »
37 - C. Huygens, « Cosmotheoros », op. cit., p. 734.
38 - Ibid.
39 - G. Holton, L’imagination scientifique, op. cit.
40 - Sur les personnages conceptuels dans les textes scientifiques, voir les belles études de Hammad, Manar, «Le bonhomme d’Ampère », Nouveaux Actes sémiotiques, 33, 1985, p. 309-315 Google Scholar; Latour, Bruno, « A relativistic account of Einstein’s relativity », Social Studies of Science, 18-1, 1988, p. 3-44 CrossRefGoogle Scholar; Hallyn, Fernand, Les structures rhétoriques de la science: de Kepler à Maxwell, Paris, Le Seuil, 2004, chap. 8, p. 259-283 Google Scholar.
41 - Mais le terme latin apparaît également dans le sens de transport d’informations secrètes. C’est notamment le cas du Nuncius Inanimatus de Godwin, texte dévoilant de façon cryptée une nouvelle technique de communication secrète. Voir Poole, William, « Nuncius Inanimatus. Seventeenth-century telegraphy: The schemes of Francis Godwin and Henry Reynolds », The Seventeenth Century, XXI-1, 2006, p. 45-72 Google Scholar.
42 - B. Latour, « A relativistic account... », art. cit.
43 - Nous nous limitons dans cet article à deux exemples, Kepler et Huygens, et à l’articulation du savoir et de la fiction à l’intérieur de textes « factualisants », c’est-à-dire de nature scientifique. Pour une étude de l’ensemble du corpus (notamment du corpus explicitement littéraire), voir notre ouvrage Flights of fancy: Cosmos and fiction in the seventeenth century, The University of Chicago Press (à paraître).
44 - C’est B. Latour notamment qui a souligné le rôle crucial de la figuration dans le discours scientifique: « Sans les figurations, pas de science possible – qui donc irait habiter les lointains si l’on ne pouvait y déléguer des figurines, ces observateurs partiels ? »: Bruno LATOUR, «Résumé d’une enquête sur les modes d’existence, ou Bref éloge de la civilisation qui vient », texte préparé pour le colloque de Cerisy, « Exercices de métaphysique empirique », 23-30 juin 2007, chap. 12: « Avoir assez de sollicitude pour les êtres de fiction », p. 176.
45 - C’est ainsi que F. Hallyn, La structure poétique du monde..., op. cit., p. 9, nomme, après Charles S. Peirce, le processus spécifique d’invention des hypothèses.
46 - Cassin, Barbara, « Du faux ou du mensonge à la fiction (de pseudos à plasma) », in Cassin, B. (dir.), Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Éd. de Minuit, 1986, p. 3-29, ici p. 25 Google Scholar.