Cet ouvrage se propose de relever un double défi : éviter de tomber dans le piège des formes d’ethnographie classiques de la Méditerranée, qui ont réifié les cultures et perpétué une dichotomie d’analyse entre les sociétés méditerranéennes et le reste du monde, et en même temps dépasser les propositions de l’anthropologie transnationale qui ont longtemps ignoré l’importance des dimensions historiques dans l’analyse de la globalisation. Ce faisant, il tente d’appréhender le développement d’une région méditerranéenne à partir des échanges entre ses deux rives (entre la Sicile et la Tunisie), en dépassant la perspective institutionnelle liée à la construction politique de la Méditerranée au profit d’une attention portée à son processus de formation sociale.
Ce livre s’appuie donc sur l’histoire comme révélatrice des dimensions multiscalaires de cet espace. L’accent mis sur les relations sociales et leur dynamique multilocale permet de saisir dans une perspective temporelle comment déterminants sociaux, politiques, économiques, culturels et écosystémiques interagissent pour donner naissance à des territoires transnationaux. On renoue ainsi avec le meilleur de l’anthropologie, notamment dans ses dimensions synchroniques et diachroniques, pour éclairer des phénomènes contemporains transnationalisés. Les courants transnationalistes ont, dans une large mesure, oublié de rendre compte de la territorialisation contemporaine liée à la mobilité. Au-delà de la circulation des hommes et des normes dans la globalisation, les rapports matériels et hiérarchiques sont parfaitement restitués dans ce travail sur la pêche dans le canal de Sicile, dans leur dimension spatiale, mais également politique.
Cet ouvrage s’appuie sur l’ethnographie d’un port de pêche situé à l’ouest de la Sicile, Mazara del Vallo, pour apprécier son développement sur des bases multilocales, depuis les rapports maritimes jusqu’aux relations économiques et politiques à distance. L’introduction campe les enjeux heuristiques d’une analyse transnationale historicisée et territorialisée au niveau régional, tandis que les chapitres suivants restituent les différentes variables des relations sociales et des rapports hiérarchiques à l’origine des évolutions multi-échelles de la pratique d’une profession et de son expansion territoriale.
Le deuxième chapitre traite dès lors des relations de patronage pour montrer comment ces dynamiques spatiales se sont appuyées sur des rapports politiques nationaux et transnationaux qui ont transformé une pêche côtière en une pêche dans les eaux internationales, et jusque dans les territoires de la Tunisie voisine de l’Italie, ce qui témoigne de sa dimension illégale. Il révèle comment les dimensions stratégiques et politiques ont facilité l’essor de la pêche chalutière dans des territoires éloignés du canal de Sicile. L’expansion territoriale de ce type de pêche est ainsi issue d’une dynamique rentière qui tire profit de l’investissement dans une relation de dépendance directe avec les institutions et les ressources nationales pendant plusieurs décennies et occulte les rapports de domination au sein de la pêche.
Le troisième chapitre se concentre sur les relations de travail en mer à bord des chalutiers et dévoile leur organisation au cours des campagnes de pêche. Il s’agit d’abord de rendre compte de l’origine de la motorisation et de l’industrialisation de la pêche hauturière, facilitée par les patronages politiques au niveau national, puis d’étudier ses rapports de production concrets. Des changements techniques aux savoirs développés par les pêcheurs jusqu’aux relations de travail, ces facteurs sont étudiés comme autant de marqueurs d’un changement des modes d’appropriation de l’espace. Autant la division du travail à bord que les liens hiérarchiques de l’activité sont analysés pour comprendre comment cette pêche au lointain dépend de rapports particuliers entre les hommes embarqués. L’examen de cette stratification sociale sert à dévoiler l’organisation sociale qui découle de l’appropriation des territoires maritimes. La domination liée au rapport de classe constitue la base de l’accumulation économique de la pêche hauturière et contribue à la possibilité de son extension sur des territoires lointains, le long de parcours destinés à suivre les ressources mobiles sur des fonds propices.
Le quatrième chapitre traite plus précisément du régime de faveur que véhicule cette pêche aussi bien entre marins pêcheurs qu’entre marins pêcheurs et la société environnante. L’auteur analyse la circulation du poisson comme bien marchand et non marchand à partir de chaînes de relations patrons/clients, où l’unité de pêche assure le lien entre marins, entrepreneurs (économiques et politiques) et patrons politiques au sein de l’État et des collectivités siciliennes. Cette description suit les chaînes hiérarchiques inhérentes à ces relations de clientèles pour révéler comment la pêche au lointain unit des chaînes de faveurs du microsocial aux échelons régionaux et nationaux. L’aspect moral de ces relations ne peut ainsi plus être assimilé à une culture locale archaïque, mais relate des liens politiques, économiques et sociaux contemporains à différentes échelles.
Le cinquième chapitre interroge plus directement les connexions entre les deux rives de la Méditerranée, depuis les relations au sein des chalutiers hauturiers, qui unissent pêcheurs italiens et tunisiens selon des rapports hiérarchiques bien définis, jusqu’aux accords liés au pipeline TransMed qui traverse les deux rives. Si les liens hiérarchiques entre Italiens et Tunisiens sont explicites dans les périodes de travail, les périodes de pause autorisent des situations où les idiomes de la famille, à travers la commensalité notamment, sont invoqués pour atténuer la hiérarchie des rapports de patronages et de classe, tout en laissant une place à leur contestation insidieuse. Ces liens d’appartenance et de distinction, assimilables à des relations segmentaires (de cousinage, notamment, selon l’auteur), se retrouvent dans les registres familiaux mobilisés dans les relations d’interdépendance méditerranéenne entre populations et États des deux rives engagés dans les projets de coopération transnationaux interétatiques. Il s’agit dès lors d’interroger les imaginaires de cette connectivité, des relations microsociales aux liens macrosociaux, pour mieux comprendre l’imbrication des lignes de fracture et de coopération.
Cela conduit l’auteur à étudier dans le chapitre suivant les conflits qui éclatent dans le cadre des relations de coopération et de travail depuis l’activité de pêche jusque dans les rapports institutionnels entre les États italiens et tunisiens. Les liens entre intérêts et identités ne sont pas ici considérés comme prédéfinis, mais examinés à partir d’interactions concrètes. Les dynamiques d’opposition et d’alliance des segments sociaux entre les deux rives forment les constellations transnationales et la diversité des liens d’appartenance. En partant de la proposition d’une analyse des liens affinitaires plutôt que de la parenté stricte privilégiée par l’anthropologie, l’auteur restitue à plusieurs niveaux comment, derrière les discours de l’unité, dans le cadre de la coopération indispensable à la pêche transnationale et aux grands projets d’intégration méditerranéenne, apparaissent des conflits ouverts entre États et au sein des sociétés politiques nationales. Les conflits territoriaux maritimes liés à la pêche y sont examinés, avec des développements particulièrement intéressants sur les conflits autour de la représentation économique et politique, au sein et entre les partis italiens. On regrette simplement qu’au cours de cette analyse, trop peu de place soit accordée à l’étude de la vision et des conflits internes de la société tunisienne sur l’autre rive (et pas uniquement dans le rapport de domination à bord des bateaux italiens).
Le dernier chapitre débat de la notion cosmopolite en interprétant, à l’aune des théories de l’alliance en anthropologie, les liens affinitaires en Méditerranée, lesquels, loin de se définir à partir de l’unité et de la similitude, se dévoilent dans les interactions hiérarchiques et conflictuelles. Au-delà des idéologies politiques de l’union ou de celles économiques du multiculturalisme marchand, il s’agit de comprendre comment se tissent les liens affinitaires entre les deux rives, et comment ils se déploient malgré des inégalités et des rapports de pouvoir. Si les liens d’opposition et d’alliance sont co-constitutifs dans la vision anthropologique de la segmentarité en Méditerranée, ancrée dans l’histoire de la région et son historiographie, l’auteur aurait pu étendre son comparatisme au cousinage à plaisanterie en Afrique de l’Ouest, considéré comme registre d’alliances établies sur une histoire des conflits intercommunautaires, et récemment revisité comme une forme du politique.
À ces quelques réserves près, qui auraient supposé le développement plus ample d’une étude mutlisituée, pourtant déjà fort bien menée et très riche, ainsi qu’un comparatisme plus étendu, déjà important, ce travail est décisif pour redéployer une anthropologie sociale en Méditerranée sur des bases contemporaines. L’historicisation de la globalisation et la focale multilocale territorialisée rejoignent ainsi des préoccupations nouvelles qui éclosent çà et là en anthropologie contemporaine sur la région. Cet ouvrage offre à n’en pas douter des perspectives fort riches en la matière, bien au-delà des travaux d’anthropologie maritime.