Introduction
Les trajectoires des femmes âgées, particulièrement celles issues du babyboom, ont connu des mutations profondes en raison des transformations importantes des États-providence d'après-guerre, à commencer par la sphère de la famille et celle du travail (Arber, Davidson & Ginn, Reference Arber, Davidson and Ginn2003; Sawyer & James, Reference Sawyer and James2018; Attias-Donfut, Reference Attias-Donfut, Charpentier and Quéniart2009). Plusieurs femmes de cette génération ont eu la possibilité de faire des études postsecondaires, d'accéder au marché du travail, d'avoir une vie professionnelle et d'investir les espaces publics, voire les lieux décisionnels et politiques. Les revendications féministes ont permis aux femmes de mettre au monde « les enfants qu'elles voulaient », brisant ainsi le rôle d’épouse-mère-ménage dans lequel elles ont été confinées aux tournants des années 1950. Les trajectoires des femmes aînées babyboomers ont été ainsi marquées par des dynamiques d’émancipation, d'individualisation et de mobilité sociale notables comparativement à celles des femmes des générations précédentes (Charpentier & Billette, Reference Charpentier, Billette, Charpentier, Guberman, Billette, Lavoie, Grenier and Olazabar2010; Attias-Donfus, Reference Attias-Donfut, Charpentier and Quéniart2009; Marchand, Reference Marchand2016).
Historiquement, c'est aussi la première génération de femmes qui s'inscrit dans la trajectoire typique du travail-retraite-vieillesse, laquelle a été construite sur un archétype masculin (Charles, Reference Charles2007; Foster & Walker, Reference Foster and Walker2013). En l'occurrence, cette cohorte de femmes âgées ayant accédé au marché du travail pendant la plus grande partie de leur vie bénéficie dorénavant de droits sociaux (par exemple, ceux liés aux régimes de retraite), permettant ainsi l'accès à une « véritable » citoyenneté dans l'avancée en âge, telle qu'elle est conçue dans notre société libérale où les droits sociaux sont étroitement liés à la participation au marché du travail, en l'occurrence à la sphère publique (Lamoureux, Reference Lamoureux, Hirata, Laborie, Doaré and Senotier2004; Lister, Reference Lister1997; Marques-Pereira, Reference Marques-Pereira2003).
Or, malgré le fait que le modèle du « double gagne-pain » est devenu la norme en Occident (Pupo et al., cité dans Nichols, Reference Nichols and Nichols2019), plusieurs femmes âgées d'aujourd’hui n'ont pas nécessairement investi le marché du travail. Comme l’évoque l'historienne Aline Charles, « forte et même fulgurante, la progression du taux d'activité des Québécoises de 1951 à 1981 ne concerne au mieux que la moitié d'entre elles » (Charles, Reference Charles2007 : 42). Toutefois, elles ont contribué à la société tout au long de leur vie en donnant leur temps à autrui dans la sphère privée et celles de proximité notamment, à travers le travail de care comme la proche aidance, les pratiques de grandmaternité et le bénévolat (Charpentier et al., Reference Charpentier and Quéniart2013; Conseil du statut de la femme, 2018; Nichols, Reference Nichols and Nichols2019). Ces pratiques de participation des femmes demeurent le plus souvent invisibles, puisqu'elles s'inscrivent dans les sphères de proximité (soit dans les domaines relatifs au privé) et celle de la citoyenneté sociale, loin de la sphère publique que l'on considère comme la garante de la citoyenneté politique (Marques-Pereira, Reference Marques-Pereira2003). Néanmoins, les femmes qui avancent en âge expérimentent le vieillissement de façon de plus en plus diversifiée (Charpentier & Billette; Reference Charpentier, Billette, Charpentier, Guberman, Billette, Lavoie, Grenier and Olazabar2010; Newton et al. Reference Newton, Chauhan, Spirling and Stewart2018; Sawyer & James, Reference Sawyer and James2018). À la lumière des transformations sociales contemporaines qui ont profondément modifié leurs parcours biographiques ainsi que des enjeux entourant leurs rapports à la citoyenneté, à la fois comme statut, pratique ou identité (Lister, Reference Lister, Oleksy, Hearn and Golańska2011), nous nous sommes intéressées aux modalités par lesquelles les femmes âgées vivent et (re)construisent leur citoyenneté dans l'avancée en âge.
Dans cette perspective, nous proposons une modélisation de la citoyenneté « vécue »Footnote 1 par des femmes âgées, construites selon quatre registres de pratiques déployées dans l'avancée en âge. Menée auprès de 20 femmes âgées, l'analyse narrative des récits met non seulement en lumière la description des pratiques, mais aussi les finalités d'action qui animent l'agir quotidien. L'article s'articule en trois temps. En premier lieu, la problématique met l'accent sur deux dimensions de la citoyenneté : d'abord, celles des femmes âgées au regard de leurs pratiques citoyennes et des inégalités sociales pérennes. Ensuite, sur le plan théorique, elle se recentre sur les liens entre participation et citoyenneté ainsi que les reconstructions féministes de la citoyenneté et brosse sommairement un portrait du champ des citizenship studies, duquel provient le concept de citoyenneté vécue de Lister (Reference Lister2007). En deuxième lieu, la méthodologie sera exposée, puis les résultats suivront dans un troisième temps. La discussion permettra en troisième lieu d'analyser ces pratiques de la vie ordinaire de femmes âgées au regard de la citoyenneté et du concept corollaire de la participation, et de relever les enjeux de genre qui traversent les différentes figures de citoyenneté proposées. La conclusion reviendra sur les dichotomies du privé-public inhérentes au débat sur la citoyenneté genrée, et ce, à partir du point de vue des femmes et du sens associé à leurs pratiques quotidiennes.
1. La problématique citoyenneté des femmes âgées
L'accès à la pleine citoyenneté pour l'ensemble des femmes reste sous tension considérant les inégalités sociales qui jalonnent leur parcours de vie (Jenson, Reference Jenson2006). Dans l'avancée en âge, les inégalités ne s'annihilent pas; au contraire, elles se renforcent et les dynamiques qui en résultent contribuent à limiter l'accès à certains droits sociaux (e.g., le droit d'avoir un logement, de bénéficier d'un revenu de retraite décent). À cet égard, les enjeux socioéconomiques (i.e., pauvreté, insécurité financière, inégalités dans les revenus sur le marché du travail et à la retraite par rapport aux hommes) qui touchent particulièrement les femmes âgées ont été largement documentés (Herd, Reference Herd2009; Madero-Cabib & Fasang, Reference Madero-Cabib and Fasang2016; Riekhoff & Järnefelt, Reference Riekhoff and Järnefelt2018; Townson, Reference Townson2009; Arber, Davidson & Ginn, Reference Arber, Davidson and Ginn2003). Elles sont aussi plus nombreuses à être monoparentales et à vivre seules dans l'avancée en âge (Gazso & McDaniel, Reference Gazso and McDaniel2010; Townson, Reference Townson2009; Charpentier et al., Reference Charpentier, Soulières and Kirouac2019). D'autres réalités touchent aussi plus spécifiquement les femmes de toute âge, telles que la charge liée au travail de care qui leur incombe encore majoritairement, que ce soit comme parent principal donneur de soins ou comme proche aidante (Conseil du statut de la femme, 2018; Guberman, Reference Guberman2003).
Sur le plan de la participation sociale, les femmes âgées déploient des pratiques citoyennes variées. À cet égard, les activités bénévoles des personnes âgées accomplies au sein d'une organisation ou d'une association ont fait l'objet de beaucoup d'attention (Castonguay, Beaulieu & Sévigny, Reference Castonguay, Beaulieu and Sévigny2015; Gagnon, Ferland-Raymond & Mercier, Reference Gagnon, Fortin, Ferland-Raymond and Mercier2004; Grenier, Reference Grenier2012; Lie, Baines & Wheelock, Reference Lie, Baines and Wheelock2009; Pavelek, Reference Pavelek2013). Les femmes représentent la majorité des personnes bénévoles (Gaudet, Reference Gaudet2011; Castonguay, Beaulieu & Sévigny, Reference Castonguay, Beaulieu and Sévigny2015) et, plus largement, ce sont celles qui ont le plus grand nombre de pratiques participatives (Levasseur et al., Reference Levasseur, Naud, Routhier, Généreux, Bruneau and Alauzet2018). De nouvelles formes de bénévolat sont aussi investies par les personnes ainées via les nouvelles technologies (Seddighi & Salmani, Reference Seddighi and Salmani2018).
En gérontologie, le sport et les loisirs des personnes ainées représentent aussi des pratiques de participation sociale (Provencher & Carbonneau, Reference Provencher and Carbonneau2019), à l'instar de différentes activités de la vie quotidienne (Carbonneau et al., Reference Carbonneau, Sévigny, Levasseur, Raymond, Beaulieu and Éthier2013; Levasseur et al., Reference Levasseur, Naud, Routhier, Généreux, Bruneau and Alauzet2018; Raymond et al., Reference Raymond, Sévigny, Levasseur, Coimbra Ferreira de Almeida, Villaverde Cabral, Viriot Durandal, Raymond, Moulaert and Charpentier2015). Levasseur et al. (Reference Levasseur, Naud, Routhier, Généreux, Bruneau and Alauzet2018) indiquent que les activités familiales ou amicales représentent les pratiques les plus investies par les personnes âgées. Ce type de participation permet de soutenir les liens d'appartenance et de solidarité des individus. Les pratiques de citoyenneté politique ou civique des femmes âgées ont aussi fait l'objet d’études diverses (Charpentier & Quéniart, Reference Charpentier and Quéniart2007; Gottlieb & Gillespie, Reference Gottlieb and Gillespie2008; Serrat et al., Reference Serrat, Villar, Warburton and Petriwskyj2017; Sgier & Lucas, Reference Sgier and Lucas2018). Souvent associées à la notion de participation citoyenne, ces pratiques de participation impliquent des formes d'engagement individuel et collectif visant le changement social (Johnson & Mutchler, Reference Johnson and Mutchler2013). Elles s'inscrivent dans un contexte collectif à travers les liens sociaux qui s’établissent entre les personnes d'une même communauté, par exemple, dans la réalisation d'un projet commun (Raymond, Sévigny & Tourigny, Reference Raymond, Sévigny and Tourigny2012).
Ces études traversent divers champs disciplinaires, mais ont en commun d’étudier la plupart du temps les engagements formels, c'est-à-dire les pratiques participatives visibles dans l'espace public. Pourtant, une large part des activités des femmes âgées s'accomplissent dans les sphères de proximité et s'inscrivent dans des activités du prendre soin, tel que l’écoute, l'entraide, le gardiennage, le mentorat, la proche aidance (Conseil du statut de la femme, 2018, Charpentier & Billette, Reference Charpentier, Billette, Charpentier, Guberman, Billette, Lavoie, Grenier and Olazabar2010; Pennec, Reference Pennec2007). En fait, les femmes âgées combinent une variété de rôles et d'engagements sociaux, politiques et civiques (Kulik, Reference Kulik, Muhlbauer, Chrisler and Denmark2015; Marchand, Reference Marchand2016; Charpentier & Billette, Reference Charpentier, Billette, Charpentier, Guberman, Billette, Lavoie, Grenier and Olazabar2010). Il apparait donc pertinent de comprendre la participation sociale et politique d'une manière inclusive afin de comprendre les ponts – et les relations qui les sous-tendent – que franchissent les femmes entre les sphères privées et publiques afin de vivre pleinement leur citoyenneté (Gaudet Reference Gaudet2015; Reference Gaudet2019).
1.1 La citoyenneté en débat : les contributions féministes
Tous et toutes ne sont pas égaux et égales devant l'accès à la pleine citoyenneté, laquelle implique d'abord l'accès à un ensemble de droits : les droits civiques, liés aux droits et aux libertés individuelles; les droits politiques, propres à la représentation et à la participation politique; et les droits sociaux, relatifs au bien-être et à la sécurité économique des membres d'une communauté donnée (Marshall, Reference Marshall1963). Plusieurs politologues féministes ont à cet égard démontré que le concept de citoyenneté n'est pas neutre; androcentré, il n'a pas tenu compte de l’évolution historique des droits ni des réalités spécifiques des femmes (Dietz, Reference Dietz and Phillips1998; Lister, Reference Lister1997; Pateman, Reference Pateman, Pierson and Castles1988; Walby, Reference Walby1994). Par exemple, Lamoureux (Reference Lamoureux2002) rappelle que les femmes ont obtenu des droits sociaux avant l'obtention de droits politiques, car jusque-là considérées comme des non-citoyennes, devant avant tout être protégées (par le mari, le père). En outre, l'exclusion sociohistorique des femmes du domaine citoyen repose principalement sur la construction sociohistorique d'une nature immanente de la féminité-maternité (Lamoureux, Reference Lamoureux2001), sur laquelle s'est appuyées la division des sphères privée-publique et son corollaire, la division sexuelle du travail (Lister, Reference Lister1997; Reference Lister2007; Reference Lister, Oleksy, Hearn and Golańska2011; Marques-Pereira, Reference Marques-Pereira2003; Reference Marques-Pereira, Hirata, Laborie, Doaré and Senotier2004). En l'occurrence, c'est aussi à partir de ce jalon conceptuel que des politologues féministes ont pensé l'inclusion des femmes dans l'espace du politique et du droit de cité (Ballmer-Cao & Bonvin, Reference Ballmer-Cao, Bonvin, Engeli, Ballmer-Cao and Muller2006; Lister, Reference Lister1997; Reference Lister2007; Reference Lister, Oleksy, Hearn and Golańska2011; Marques-Pereira, Reference Marques-Pereira, Hirata, Laborie, Doaré and Senotier2004; Marques-Pereira, Achin & Bereni, Reference Marques-Pereira, Achin and Bereni2013; Lamoureux, Reference Lamoureux2001).
Dans la foulée des propositions visant la ré-articulation de la citoyenneté, deux perspectives ont fait débat, soit celles de la différence et l'autre de l’égalité. La première proposition, mise de l'avant par Pateman (Reference Pateman, Pierson and Castles1988), s'inscrit dans une citoyenneté différenciée entre les femmes et les hommes, c'est-à-dire une citoyenneté qui donnerait une « signification politique à la maternité » (Marques-Pereira, Achin & Bereni, Reference Marques-Pereira, Achin and Bereni2013), en reconnaissant les valeurs associées au féminin (à l’éthique du care), en vue de déconstruire la vision dominante (masculine) de la conception libérale de la citoyenneté. La deuxième proposition insiste sur une citoyenneté démocratique (Dietz, Reference Dietz and Phillips1998) qui valorise l’égalité de participation et de représentation des femmes dans les lieux publics et politiques, autrement dit, la promotion de l’égalité de droits à titre de personne citoyenne universelle. Ces deux positions reflètent ce que Pateman a nommé le dilemme de Wollstonecraft : revendiquer une citoyenneté basée sur la promotion d'un universalisme abstrait, où le masculin figure comme unité de mesure ou, à l'opposé, aspirer à une citoyenneté différenciée, basée sur les particularités et les identités qui en découlent (Marques-Pereira, Achin & Bereni, Reference Marques-Pereira, Achin and Bereni2013). Cette tension n'est pas nouvelle. Selon Zimpfer (Reference Zimpfer2015), qui a colligé les écrits de Mary Wollstonecraft, pionnière féministe au XVIIIe siècle, on note déjà la tentative d'articulation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique pour discuter de la citoyenneté des femmes. Pour Wollstonecraft, « la famille n'est qu'une extension de l’État » souligne Zimpfer (Reference Zimpfer2015, 21), en citant un passage de la Défense des droits de la femme, écrit par Wollstonecraft en 1792 : « La vertu citoyenne s'acquiert donc dans la sphère privée aussi bien que dans la vie publique, les deux entretenant des relations dialectiques plutôt qu'agonales » (Zimpfer, Reference Zimpfer2015 : 21).
Pour Wollstonecraft, les femmes jouent un rôle important dans l’éducation à la citoyennetéFootnote 2 et, en cela, les rapports à la citoyenneté peuvent difficilement être exclusivement contenus dans le registre des droits et des devoirs du citoyen-travailleur. Enfin, il est intéressant de noter que cette appréhension de la citoyenneté trouve un certain écho dans les études contemporaines de Sevenhuijsen (Reference Sevenhuijsen1998; Reference Sevenhuijsen2003) sur le caring citizenship. L'auteure appréhende la citoyenneté comme une relation (à l’État et aux autres) et comme un processus qui s'actualise différemment selon les étapes du parcours de vie et les pratiques de la quotidienne, et ce, en opposition aux conceptions hégémoniques de la citoyenneté dite universelle qui se caractérise pour une redistribution inégale des rapports de pouvoir.
Dans cette perspective, le champ des citizenship studies s'est penché sur les pratiques de citoyenneté ordinaire (Isin & Turner, Reference Isin and Turner2007; Neveu, Reference Neveu2015), ou ce que d'autres ont appelé les arrières-scènes participatives (Breviglieri & Gaudet, Reference Breviglieri and Gaudet2014). Par exemple, les travaux de Kabeer (Reference Kabeer2005) articulent une conception de la citoyenneté inclusive, appréhendée « par le bas », et mettant de l'avant des principes qui s’écartent des mécanismes traditionnels de représentation et de participation, tels que la justice sociale (i.e., être traité de façon équitable), la reconnaissance (des différences, et comme être humain), l'autodétermination (la capacité d'exercer un contrôle sur sa vie) et la solidarité (dans l'identification et l'action avec la communauté pour assurer la justice et la reconnaissance). Plus largement, ce champ porte sur les rapports sociaux et les relations qui structurent la participation dans la vie quotidienne des citoyens, et ce, par-delà le statut de citoyenneté dans le pays de résidence. Il se focalise sur la question suivante: « Comment les citoyens vivent-ils leur appartenance et leur participation à la société ? ». La notion de citoyenneté « vécue » (Lister, Reference Lister2007) nous permet à cet égard de comprendre non seulement les pratiques participatives qui la sous-tendent, mais aussi comment s'incarne l'expression de la citoyenneté pour les personnes elles-mêmes.
Cette approche de la citoyenneté vécue nous est apparue pertinente pour comprendre la construction de la citoyenneté des femmes âgées, puisque leur rapport au marché du travail et leur reconnaissance en tant que citoyennes à part entière, bénéficiant de l'ensemble des droits de la citoyenneté, diffèrent de l'archétype du citoyen universel (dit masculin)Footnote 3. Il devient donc important de comprendre les dynamiques entre les formes d'engagements des femmes âgées, qu'elles réfèrent tant à la sphère publique ou à celle du privé, et d'analyser l'ensemble des pratiques participatives dans l'avancée en âge afin de mieux comprendre comment ces dernières vivent Footnote 4 leur citoyenneté dans le vieillir.
2. La méthodologie
Sur le plan méthodologique, nous avons opté pour une recherche qualitative, en adoptant une approche narrative, par l'entremise de la réalisation de récits de vie (Bertaux, Reference Bertaux2010). L'approche narrative permet de tenir du contexte sociohistorique dans lequel s'inscrit la narration, mais aussi de comprendre les expériences individuelles et collectives des vécus, et les manières dont les sujets participants leur donnent du sens (Chase, Reference Chase, Denzin and Lincoln2005; Creswell, Reference Creswell and Creswell2012). Vingt récits ont été réalisés auprès de femmes âgées entre 60 et 70 ans, toutes nées au Québec et d'origine sociolinguistique française. La cohorte choisie de femmes fait partie de la génération des babyboomers, ayant vécu des « événements fondateurs » (Mauger, Reference Mauger, Quéniart and Hurtubise2009), leur permettant de nouveaux modes de socialisation comparativement aux générations antérieures. Le recrutement des participantes a été fait via les réseaux sociaux, par un organisme féministe et par la méthode boule-de-neige. L’échantillon a été constitué à l'aide de la méthode « de la variation maximale » (Miles & Huberman, Reference Miles and Huberman2003), dans l'optique de rechercher des cas qui présentent une variété de positions et d'expériences au regard de l'objet de recherche; ce procédé permet ainsi l'identification de « patterns » centraux. Pires (Reference Pires, Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer and Pires1997) définit cette procédure d’échantillonnage empirique par « contraste-approfondissement », c'est-à-dire que la collecte et la description en profondeur de plusieurs cas uniques (par le biais des récits) permet d'obtenir une « constellation de cas », analysés d'abord verticalement et horizontalement et ensuite dans une perspective comparative. Le tableau 1 présente les caractéristiques générales des répondantes (N : 20).
Le traitement analytique s'est effectué en trois temps. D'abord, la transcription intégrale de toutes les entrevues a été réalisée afin de permettre une codification verticale du matériau selon les « différents ordres de réalités », mobilisés par BertauxFootnote 5 (Reference Bertaux2010 : 74). Ayant ainsi isolé les faits et les évènements de chacun des récits (la « réalité historico-empirique » [Bertaux, Reference Bertaux2010 : 74]), la trame diachronique dans laquelle se déploient les pratiques du quotidien a été restituée pour chacune des répondantes. Par la suite, en vue de réduire les données (Miles & Huberman, Reference Miles and Huberman2003), les deux autres niveaux de codage, soit les éléments discursifs et réflexifs des récits, ont été logés sous cinq catégories: trois catégories renvoyant aux « mondes sociaux » (Bertaux, Reference Bertaux2010) – à savoir l'univers du privé, l'univers familial et l'univers social – et deux autres catégories de sens, c'est-à-dire liées aux questions entourant le rôle, la place et la contribution à la société, exprimant en cela les finalités d'action des pratiques du quotidien. Finalement, pour obtenir un portrait transversal des résultats, et ainsi cerner « les récurrences de mêmes situations, des logiques d'action semblables » (Bertaux, Reference Bertaux2010 : 95), une analyse comparative a été effectuée.
En termes de limites, une des plus importantes a trait à l’échantillon, qui s'est révélé a posteriori plutôt homogène, à savoir des femmes blanches issues de la classe moyenne, en couple pour la majorité, et ce, malgré la méthode d’échantillonnage employée. Par conséquent, les résultats n'ont pas permis d’« entendre ce qui est d'habitude inaudible », telle que la souffrance sociale liée à l'exclusion, au mépris, à l'invisibilité et à la perte de dignité vécue par les personnes marginalisées (Lamoureux, Reference Lamoureux2001 : 44). Cette recherche a fait l'impasse sur les expériences d'exclusion de personnes qui sont en périphérie, ou hors des cadres socioéconomiques dominants sous-tendant les quatre figures de la citoyenneté tracées.
3. Typologie de la citoyenneté « vécue » dans l'avancée en âge
En s'inspirant de la conception de Jensen et Pfau-Effinger (Reference Jensen, Pfau-Effinger, Andersen, Guillemard, Jensen and Pfau-Effinger2005) sur la citoyenneté activeFootnote 6, nous avons cerné quatre figures de la citoyenneté vécue par les répondantes dans l'avancée en âge. Ces figures ont été construites à partir des pratiques de la vie quotidienne à partir desquelles les répondantes vivent leur citoyenneté dans l'avancée en âge, pérennisent leur identité citoyenne et se maintiennent dans le lien social. Également, par-delà le travail de description des pratiques du quotidien, nous avons cherché à savoir quelles en sont, en filigrane, les finalités d'action. Autrement dit, quelles sont les raisons d'agir des pratiques du quotidien qui lie l'individu à la collectivité et sous-tend son sentiment d'appartenance à la société ? Nous avons ainsi identifié diverses finalités d'action pour chacune des figures construites. Or, plusieurs finalités de l'agir ne sont pas réductibles à une seule figure; elles sont transversales à différentes d'entre elles. Nous résumons l'ensemble de ces résultats dans les sections suivantes, et en discutons en dernière partie.
3.1 La citoyenneté vécue par l'emploi rémunéré
Pour les répondantes travaillant toujours à temps complet, leur profession ou métier occupe une large part de leur vie quotidienne. Hélène, professeure de 61 ans, évoque même que « ce qui résume ma vie, c'est le travail ». Les discours de ce groupe de répondantes diffèrent de celles ayant déjà pris leur retraite, puisqu'elles aspirent « à travailler aussi longtemps possible », « tant qu'elles seront capables ». L'idée de la retraite ne séduit pas et n'apparaît pas être une option à court et moyen termes :
« La retraite, ça ne me plait pas, ça égale à l'ennui, ne plus s'investir… […]. Je pense que d'ici dix ans, je vais peindre encore, je vais être aussi active que présentement […]. Mon objectif, ce n'est vraiment pas de me bercer ». (Suzanne, 60 ans, artiste-peintre).
Se maintenir en emploi le plus longtemps possible est soutenue ici par deux dimensions importantes qui donnent corps et sens au travail, soit le niveau de satisfaction très élevé du travail et la dimension de créativité sous-jacente qui l'accompagne. La créativité en emploi s'observe de différentes façons, que ce soit dans le domaine artistique, universitaire ou celui de la petite enfance. Comme l’évoque Francine (67 ans, éducatrice en petite enfance), « un travail dans lequel tu t'amuses, tu ris, tu chantes toute la journée, il n'y en a pas beaucoup ». Les discours des répondantes témoignent du rôle que joue ce dernier dans leur vie. L'activité rémunérée n'a pas qu'une valeur pragmatique, il a également une portée sociale et ontologique pour cette génération de femmes où l'accès au travail a joué un rôle important dans leur construction identitaire. Ainsi, se maintenir dans l'avancée en âge permet de transmettre ses connaissances et d’« être un relais » pour les générations successives. Il exprime une forme de transmission de ses acquis, de ses compétences pour la société et met en relief le sentiment d'utilité. Plus fondamentalement, l'activité rémunérée permet le maintien dans le lien social dans l'avancée en âge.
3.2 La citoyenneté vécue par la participation civique et politique
Cette figure reflète les pratiques de participation civique et politique qui traversent le quotidien de plusieurs femmes interrogées. Les pratiques de participation civique et politique sont variées : participation dans les mouvements sociaux, dans les comités d'usagers au sein d'hôpitaux, au sein d'associations de retraitées et défense des droits, dans divers conseils d'administration, de comités de quartiers, etc. Pour ces répondantes, l'action civique et politique est déterminante dans leur vie quotidienne, car elle permet « de ne pas jeter la serviette », comme l’évoque Claire (63 ans), ou encore, « de ne pas être une boomer assise sur sa petite vie tranquille de loisirs » (Marie-Andrée, 64 ans).
Ces dernières se posent comme des citoyennes de « devoirs », c'est-à-dire que pour elles la citoyenneté implique une exigence participative, voire transformative vers davantage d’égalité et de justice sociale. Pour elles, le vieillissement et la sortie de carrière ne justifient en rien le fait de se désengager des lieux de participation civique et politique; elles se souhaitent toujours se positionner comme des sujets agissants sur les enjeux collectifs. Comme l'illustre Loraine (63 ans), un brin narquoise, et soucieuse de jouer un rôle dans la société : « Qu'est-ce que tu vas laisser quand tu vas mourir ? Que va-t-on écrire sur ton épitaphe ? Que tu es allé jouer au golf ? ». Dans cette perspective, leurs activités de participation rendent compte de l'importance accordée au fait d'avoir une influence sur la vie en société « en contribuant à quelque chose » ou « en défendant les droits des personnes vulnérables », mais aussi en étant critique de la société de consommation dans laquelle les discours sociaux cantonnent souvent les personnes vieillissantes.
Notons également que ces répondantes engagées sur les plans civique et politique occupent des positions statutaires plutôt homogènes : leur profil laisse voir des femmes de classe moyenne à supérieure, mariées ou en couple, détendant au moins un diplôme universitaire, ayant eu une activité professionnelle toute leur vie. Elles sont aussi les héritières d'un capital socioculturel de l'engagement social et leurs pratiques de participation s'inscrivent en continuité avec la vie jusqu'ici vécue.
En termes de finalités d'action, nous identifions aussi l'importance de la transmission intergénérationnelle (de ses expériences) ainsi que celle du don, mais celui de son temps en vue de « redonner ce que l'on a reçu » (Godbout, Reference Godbout2000). Également, le sentiment d'utilité sociale traverse les pratiques d'engagement. Finalement, de façon distincte aux autres figures de citoyenneté, se manifeste ici le ressenti d'une responsabilité sociale, soit celle de devoir de contribuer à la société, dans une visée de justice sociale et mieux-être de la communauté autour de soi.
3.3 La citoyenneté vécue par les pratiques du care
Dans tous les récits, les répondantes déploient des pratiques de care, notamment dans l'informel, le domaine du privé et les sphères de proximité, mais aussi à travers l'activité bénévole au sein d'organismes caritatifs. Rappelons que le care est appréhendé à la fois comme pratique et attitude de sollicitude (Brugère, Reference Brugère, Benaroyo, Lefève, Mino and Worms2010). Ces pratiques de soin et d'attention à l'autre ont été regroupées sous quatre types soit : 1) l'agir comme proche aidante; 2) l'engagement dans la grand-parentalité; 3) l'entraide, qui met l'accent sur la sollicitude; et 4) l'engagement dans le bénévolat à caractère caritatif.
Dans la plupart des récits, les pratique de care prennent une place prépondérante dans le quotidien, même chez les militantes de longue date: « Je dis à tous mes engagements, mes petits-enfants sont prioritaires » (Marie-Andrée); « Quand elle est avec moi [ma petite-fille], les implications, je mets ça de côté » (Loraine); « il y a des circonstances de la vie qui font que tu dois faire des choix et […] comme grand-mère, ça passe avant le reste » (Claire). Pour les participantes qui ne sont pas impliquées au sein d'une organisation, aider les autres autour d'elles, « c'est ma façon de m'impliquer socialement », mentionne Estelle (67 ans). Il y a dans l'entraide et la sollicitude une dimension fondamentale qui fait partie de la vie, car « le jour où les gens ne tiendront plus compte des autres, il y aura quelque chose qui va être foutu… » (Suzanne, 61 ans). Dans le même ordre d'idées, les pratiques relatives à la grand-parentalité contribuent à la promiscuité des liens intergénérationnels afin de préserver « ce fil d'or » qui nous raccorde à « ce qu'il y a de plus beau dans l'humanité ». Quant aux pratiques de proche aidance, elles sont vécues sous signe de tensions par deux répondantes, entre un ressenti d'obligations en raison des normes et valeurs familiales – elles prennent en charge leur mère dépendante – et le désir de mener un projet de retraite libre de contraintes.
Précisons qu’à travers cette figure se dessine un profil de femmes très hétérogènes : des femmes vivant près du seuil de pauvreté, d'autres issues des classes populaires, moyennes et favorisées; certaines répondantes sont très scolarisées, ayant fait des études supérieures, et d'autres n'ont pas de diplômes d’études secondaires. Même l’état de santé ne semble pas influencer l'ardeur mise dans les pratiques de care accomplies auprès des proches, car certaines répondantes présentant des conditions de santé ou de mobilité amoindries montrent des pratiques de care soutenues dans le temps.
En ce qui concerne les finalités d'action, elles sont nombreuses : l'accent mis sur la transmission intergénérationnelle ainsi que sur la préservation des valeurs familiales apparait comme un leitmotiv dans les discours des grands-mères. À l'instar d'autres figures de citoyenneté, le sentiment d'utilité sociale, qui se transige ici par « aider les autres », et l'ancrage dans le lien social, que permet les relations de proximité par les pratiques de care, résonnent comme des finalités donnant sens aux pratiques déployées. Finalement, la notion de don émerge sans surprise. Les affinités entre les théories du don et du care sont nombreuses (Chanial, Reference Chanial2012); les dernières se distinguant par leur caractère genré (Bourgault, Cloutier & Gaudet, Reference Bourgault, Cloutier and Gaudet2020). Cette finalité du don s'incarne dans les récits, non pas tant comme un « don de soi », mais plutôt un « don pour le maintien dans la vie et l'inscription dans le lien social » (Dandurand & Saillant, Reference Dandurand, Saillant, Saillant, Boulianne and Kandijan2003). « Penser aux autres, c'est un engagement citoyen pour le bien commun d'autres individus, car […] être heureuse toute seule, j'ai de la misère avec ça », philosophe Marie-Andrée (64 ans). Ainsi, pour certaines interviewées, le care s'inscrit dans une conception de la citoyenneté politique, c'est-à-dire d'une définition du commun.
3.4 La citoyenneté « vécue » basée sur les droits sociaux de la retraite
Une dernière figure de la citoyenneté vécue se distingue des récits. Il s'agit en réalité d'une figure en tension qui met en scène des pratiques de participation de teneur différentes par rapport aux autres figures d'une part et, d'autre part, rend compte des inégalités d'accès aux droits sociaux de la citoyenneté.
D'un côté, nous retrouvons des répondantes qui ont effectué une sortie de carrière volontaire et qui n'ont pas de pratiques de participation civiques, politiques ou à caractère caritatif, estimant « avoir assez donné » pour certaines. Pour d'autres, comme, Catherine (65 ans) s'identifiant comme une « vraie soixante-huitarde », il s'agit plutôt d'un sentiment de détachement face aux enjeux collectifs : « Moi, je n'y crois pas à la société et à la politique ». À l'instar d'autres répondantes, elle considère les pratiques de care accomplies auprès de leurs petits-enfants, ou encore comme proche aidante, comme « leur bénévolat ». Elles estiment en cela qu'elles n'ont pas un « grand rôle à jouer dans la société », outre le fait « d’être une bonne citoyenne », « d'aider son prochain lorsque cela est possible » (Céline, 60 ans), mais en « profitant de la vie » par le biais d'activités culturelles, sportives et de voyages. Leur récit exprime un immense besoin de liberté; elles aspirent à un vieillir sans contraintes et obligations.
Ces répondantes rencontrent en l'occurrence cette conception contemporaine, dans les sociétés libérales « du citoyen consommateur » (Johansson & Hviden, Reference Johansson, Hvinden, Evers and Guillemard2013), engagé dans une « retraite-loisirs » (Guillemard, Reference Guillemard2003), davantage tourné vers la vie privée, la satisfaction et le bien-être personnel ainsi que la consommation de services et de loisirs. Elles s'illustrent comme des citoyennes davantage « individualisées », à savoir « détachées des valeurs collectives sur lesquelles a été créé l’État providence, telles que la solidarité » (Sanscartier, Reference Sanscartier2015 : 33, traduction libre). Selon cette conception, être une bonne citoyenne peut ainsi se résumer à participer au marché de la consommation, que ce soit les loisirs, ou les produits et les services (Sanscartier, Reference Sanscartier2015). Précisons finalement que ces dernières disposent de revenus se situant entre la classe inférieure (légèrement au-dessus du seuil de pauvreté) et moyenne, et possèdent un bon capital social et de santé, conditions leur permettant de poursuivre une quête de liberté, comme finalité d'action dans l'avancée en âge. Les activités de loisirs accomplies avec d'autres personnes et les liens de sociabilité entretenus les maintiennent aussi dans le lien social.
Dans cette même figure, nous retrouvons d'un autre côté les quelques cas de femmes défavorisées et fragilisées en raison de leur état de santé, de leur mobilité réduite ainsi que de leur précarité socioéconomique. Elles vivent ce que nous identifions comme une « retraite de proximité », c'est-à-dire confinées aux pratiques de vie ordinaire, axées sur les besoins essentiels de la vie quotidienne et les tâches domestiques. Quelques pratiques telles que faire des courses, s'assoir sur un banc dans une place publique pour discuter avec d'autres et promener le chien leur permettent d'entrer en relation avec d'autres personnes. Elles accomplissent aussi des pratiques de care, notamment celles liées à la grand-maternité, mais à l'intérieur de la sphère privée. Quelques activités de loisirs offerts dans les centres communautaires (par exemple le bingo) complètent aussi les pratiques du quotidien. L'activité de l'ordinaire permet néanmoins une certaine continuité de soi et d'ancrage dans la société, malgré le processus de fragilisation vécu dans l'avancée en âge. Évoquant « vivre au jour le jour », sans « demander plus que ce qu'elles ont », sauf « davantage de contact » (Marie, 60 ans), souligne en cela le manque de relations sociales. Elles se maintiennent précairement dans le lien social, en raison des ruptures successives vécues dans la trajectoire antérieure. In fine, leurs pratiques du quotidien servent essentiellement à préserver leur sentiment d'appartenance à la société autour d'elles.
À la lumière de ces quatre figures de citoyenneté vécue par l'emploi, la participation civique et politique, par les pratiques care et par les droits sociaux, les pratiques du quotidien qui les composent rendent compte de différentes formes de pratiques de participation sociale. Puisque la participation sociale représente un « paramètre important de la citoyenneté » (Van Hees et al., Reference van Hees, Horstman, Jansen and Ruwaard2015 : 179, traduction libre), il n'est pas étonnant que les récits relèvent différentes formes de participation. Nous discutons d'abord du sens de ces pratiques participatives déployées par les femmes âgées, pour ensuite mettre focaliser l'analyse sur les différentes formes de citoyenneté déclinées et les inégalités de genre qu'elles éclairent.
4. Discussion
4.1 Des pratiques de participation qui soutiennent la citoyenneté vécue
Si nous observons d'abord les trois premières figures proposées, soit celle du travail, de la participation civique et politique ainsi que celle du care, les pratiques quotidiennes déclinées et leurs finalités mettent en relief différentes formes de participation et d'engagement social des femmes âgées au sein des collectivités. Leurs pratiques sont marquées par le sens du « devoir » envers des proches, des inconnus, des organisations, ou encore envers une communauté, et ce, dans une visée de contribuer à la société ou, comme l’évoque Tronto (Reference Tronto2008 : 244), en vue d'agir « sur le monde pour assurer sa continuité ». L'engagement renvoie à la notion de responsabilité envers soi, les autres et les institutions. La notion comporte également, étymologiquement, une dimension identitaire, c'est-à-dire qui engage « l’être » dans une action pour laquelle il se sent concerné. L'engagement s'arrime ainsi étroitement avec le concept de participation sociale. Concept polysémique, la participation sociale peut aussi être définie comme « l'action de participer à une activité grâce à laquelle un individu contribue, en donnant du temps gratuitement, à la collectivité » (Gaudet, Reference Gaudet2011 : 34).
Dans cette optique, les finalités communes qui se dégagent des pratiques des répondantes dans ces trois figures témoignent de cette idée du « souci de » (caring about) témoignée envers des personnes, sa communauté ou la société plus largement en « redonnant au suivant ». En filigrane, la mise en action à partir de cette prémisse de se sentir concerné nécessite non seulement l'intentionnalité de l'acteur pour une cause, mais aussi l'engagement dans une pratique où il consacre du temps à une cause, une organisation ou une personne (Gaudet, Reference Gaudet2012). Analyser la participation par le don de temps, c'est faire le pari que l'individu n'agit pas seulement par intérêt personnel, mais aussi par attention aux autres et aux liens sociaux à travers lesquels se transigent la solidarité dans une communauté d'appartenance (Gaudet, Reference Gaudet2012). En outre, en mettant l'accent sur les dimensions du don, de la responsabilité et de la contribution, ces conceptions de la participation se rapprochent ainsi de celle de l'engagement social, tout en y apparaissant plus inclusives puisqu'elles incluent tant les pratiques formelles (domaine public) qu'informelles (domaine du privé), tant les pratiques visibles qu'invisibles.
Par la suite, si nous nous penchons sur la figure de la citoyenneté basée sur les droits sociaux, nous remarquons que les pratiques du quotidien sous-tendent des finalités d'action visant communément le maintien du lien social (i.e., les activités de l'ordinaire ainsi celles liées aux loisirs). Le lien social a ici pour principale fonction de « relier les individus dispersés » entre eux afin qu'ils éprouvent « le sentiment de s'appartenir mutuellement, d’être engagés dans une vie collective qui intègre chacun de façon entière » (Paugam, Reference Paugam2013 : 7–8). Ces pratiques du quotidien mettent ainsi en scène des espaces créant du lien social, ce qui permet la préservation de l'identité citoyenne sous différentes formes : dans le rapport aux autres (ne pas être ou se sentir isolé), dans le rapport au monde (garder un sentiment de familiarité et non d’étrangeté au monde) (Caradec, Reference Caradec2007) et à soi-même (maintien et continuité de soi) (Marchand, Quéniart & Charpentier, Reference Marchand, Quéniart and Charpentier2013). Eu égard aux définitions multiples de la participation, ces pratiques de la vie quotidienne rencontrent notamment la définition de Levasseur et al. (Reference Levasseur, Richard, Gauvin and Raymond2010 : 2141, traduction libre), puisqu'elles offrent « des possibilités d'interactions avec d'autres individus et avec la communauté ». Dans la même logique, selon la typologie de Raymond (Reference Raymond, Sévigny, Levasseur, Coimbra Ferreira de Almeida, Villaverde Cabral, Viriot Durandal, Raymond, Moulaert and Charpentier2015), elles permettent entre autres de « voir du monde », « de vivre des activités plaisantes en groupe » et « de partager des savoirs ». Ces définitions, qui se veulent incluses de la participation sociale, ont l'avantage d’éviter l’établissement, même implicite, d'une forme de hiérarchisation entre les finalités d'action (Raymond, Reference Raymond, Sévigny, Levasseur, Coimbra Ferreira de Almeida, Villaverde Cabral, Viriot Durandal, Raymond, Moulaert and Charpentier2015).
Toutefois, que l’établissement du lien social et le sentiment d'inclusion sociale s'articulent essentiellement autour des activités quotidiennes des sphères privé et de proximité témoigne ici des inégalités sociales qui traversent non seulement les possibilités de participation, mais aussi l'accès à une pleine citoyenneté. Pour paraphraser Guillemard et Viriot-Durandal (Reference Guillemard, Viriot Durandal, Viriot Durandal, Raymond, Moulaert and Charpentier2015 : 14), si l'avancée en âge ne conteste pas les champs des droits civiques et politiques de la citoyenneté, elle affecte en contrepartie celui des droits sociaux visant à prémunir les individus contre les risques sociaux. Les récits montrent, à cet égard, des décalages flagrants dans la teneur des droits sociaux dont bénéficient les répondantes pour vivre décemment leur vieillesse et, de surcroit, avoir suffisamment de ressources et de capital social pour « participer pleinement » à toutes les dimensions de la vie sociale et communautaire, comme le promeut l’État social. De fait, qu'il s'agisse de « faire des ménages » à 64 ans, de dépendre du soutien financier de sa fille pour survivre ou encore de s'approvisionner dans les banques alimentaires à la fin du mois, il y a là des iniquités majeures dans la « consommation » de droits sociaux et, surtout, dans les modalités d'attribution et de redistribution de ces droits. En l'occurrence, pour qu'advienne une réelle citoyenneté inclusive, le genre, la classe sociale et les autres assignations catégorielles (l’âge, l'origine ethnico-raciale, etc.) doivent être appréhendés comme des principes régulateurs de l'avancée en âge, construits sur des rapports de force. Nous rejoignons en ce sens les propos de Jenson :
Un régime de citoyenneté dans lequel des droits ne sont essentiellement reconnus que quand ce sont de “bons investissements” est un régime qui ne tient pas compte des besoins d'une immense partie des citoyens, qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes, mais particulièrement de femmes puisque ce sont elles qui occupent davantage les emplois à plus bas salaire et précaires, et qui fournissent toujours la majeure partie des soins informels au sein des familles. Un régime de citoyenneté qui ne tient pas compte des blocages continuels qui barrent le plein accès à la participation, qu'ils résultent du manque de temps des femmes ou du manque de reconnaissances des inégalités structurelles fondées sur le genre, est un régime qui ne fournit pas une pleine citoyenneté. (Jenson, Reference Jenson2006 : 42–43)
En l'occurrence, les rapports à la citoyenneté « vécue » des participantes témoignent aussi des inégalités de genre, nous en discutons en dernière partie.
4.2 Des citoyennetés traversées par les inégalités de genre
D'hier à aujourd'hui, la citoyenneté, comme droits, devoirs, relations ou pratiques, reste médiatisée par les rapports de genre. Les figures tracées de la citoyenneté vécue révèlent ainsi des tensions entre des citoyennetés dites dominantes (celle de l'emploi et de la participation civique) et des citoyennetés dites relationnelles (celle du care et des droits sociaux) relevant d'abord du souci de l'autre et du monde autour ainsi que du lien social qui permet l'affiliation sociale. En matière d'emploi, rappelons d'abord que la citoyenneté contemporaine reste profondément enracinée dans la responsabilité individuelle d'occuper un emploi rémunéré (Siim, Reference Siim, Andersen, Guillemard, Jensen and Pfau-Effinger2005). Pour les femmes babyboomers, l'accès au marché du travail a représenté un mécanisme important d'individuation dans l'accès à la citoyenneté, puisqu'il a permis leur « reconnaissance comme sujets au-delà des rôles assignés [de mères et d’épouse] » (Marques-Pereira, Reference Marques-Pereira2003 : 20). Les témoignages montrent à cet égard l'importance que revêt le travail rémunéré dans la vie des femmes de cette génération dans l'accès aux droits sociaux de retraite et dans la construction de leur identité citoyenne. Ils illustrent également l'intériorisation des valeurs d'autonomie et de liberté qui ont accompagné les trajectoires des femmes babyboomers, lesquelles ont évolué comme jeunes femmes, et souvent mères, sous les discours féministes égalitaristes des années 1970–1980. Parallèlement, les situations d'emploi des femmes qui avancent en âge, ainsi que leurs conditions de retraites, demeurent encore très inégales; conséquemment, elles sont davantage à risque de vieillir dans des situations de pauvreté (van der Vlugt & Audet-Nadeau, Reference van der Vlugt and Audet-Nadeau2020).
Dans le même registre, la figure de la participation civique relève aussi d'une citoyenneté dominante, puisqu'elle reste focalisée sur les obligations civiques du citoyen de participer à la vie publique de la cité. Cette conception apparaît non seulement normative, mais concourt aussi à cette dichotomie entre une citoyenneté « active » et « passive » (Bartlett & O'Connor, Reference Bartlett and O'Connor2010). Pour les femmes âgées, leur invisibilité dans la sphère publique vient souligner – nous en faisons l'hypothèse – ce caractère « passif » auquel ont assignent souvent les femmes âgées, eu égard aux stéréotypes âgistes par exemple. En contrepartie, l'accès aux femmes aux mécanismes institutionnels de représentation et de participation a été non seulement un objet de lutte pour les mouvements féministes, mais s'inscrit aussi dans les débats féministes concernant l'inclusion des femmes dans le domaine citoyen (Dietz, Reference Dietz and Phillips1998; Lister, Reference Lister1997; Walby, Reference Walby1994).
Par ailleurs, les citoyennetés, que nous avons nommé « relationnelles », reposant sur les droits sociaux de la retraite et du travail du care, témoignent quant à elles de l'importance et de la prégnance des dynamiques d'interdépendances dans les récits des répondantes, lesquelles permettent l'affiliation sociale et le sentiment d'appartenance: à un réseau familial, de proches ou à une communauté de proximité à laquelle on s'identifie. La figure de la citoyenneté du care nous permet particulièrement d'observer sur le terrain les arguments d'Ogien et Laugier (Reference Ogien and Laugier2014), pour qui le principe de care est indissociable du politique et du principe démocratique. Il implique une prise en compte du sujet vulnérable – et de ses droits sociaux- que toute démocratie doit assurer pour conserver l'adhésion de ses membres. Pour la plupart des répondantes, se soucier des autres s'inscrit dans le prendre soin ensemble de ce que nous avons en commun, comme le formulerait Tronto (Reference Tronto2013).
Cependant, il importe de prendre en considération que les pratiques de care des répondantes expriment des enjeux relatifs aux rapports de genre qui influencent et structurent les contextes dans lesquels les femmes déploient ces pratiques (de proche aidance, de grand-maternité, d'entraide, etc.). Dans cette optique, bien que le care apparait être « consciemment choisi » pour la majorité des répondantes (outre les proches aidantes), il importe, en amont, de s'interroger sur les « conditions structurelles et structurantes à l'intérieur desquelles le choix est fait », afin d’éviter ce « faux débat » (Bourdieu, 1980, cité dans Guberman, Reference Guberman2003 : 199) essentialisant selon lequel le care serait basé sur « le travail d'amour », immanent au féminin-maternel. Plus fondamentalement, l'avancée en âge rappelle avec acuité que les expériences temporelles des femmes liées au care restent en filigrane conditionnées par les rapports de genre :
La domination masculine repose sur la construction du rapport au temps : la naturalisation des compétences dites féminines s'appuie sur une temporalité basée sur le rapport à l'autre et l'engagement dans la durée. Les perspectives théoriques autour du care et de la présence sociale permettent de montrer les implications morales de l'engagement pour autrui dans ses dimensions temporelles (sens de l'anticipation, disponibilité à l'autre, ancrage dans la durée, temporalisation). (Bessin & Gaudart, Reference Bessin and Gaudart2009 : 13).
En l'occurrence, penser les pratiques de care des femmes dans une perspective à la fois critique et émique (du point de vue de l'acteur) nécessite l'analyse de la complexité des rapports sociaux et des expériences plurielles. En cela, la prise en considération du sens que rêvêt le care dans les trajectoires des femmes âgées oblige l'analyse des relations sociales d'interdépendance et force le regard sur « ce qui nous relie et nous (r)attache aux autres, qu'il s'agisse de particuliers, de groupes, ou de communautés plus ou moins vastes » et ce, même si ces « relations peuvent être asymétriques, inégales, injustes, conflictuelles entre elles » (Paperman, Reference Paperman, Bourgault and Perreault2015 : 62). Cette prise en compte d'une autre voix engagée dans une citoyenneté relationnelle reste fondamentale pour considérer l'apport des femmes vieillissantes à une communauté de proximité, et à la société plus largement.
En conclusion
Au regard des diverses figures de citoyenneté, ainsi que des tensions qui les traversent, force est de constater que tant les pratiques de participation ainsi que les formes de citoyenneté déclinées réifient les rapports de pouvoir sous-jacents à la dichotomie public-privé. Si plusieurs tentent d'articuler les rapports dialectiques et d'interdépendance entre les deux sphères, et de montrer que le privé peut être politique (Kershaw, Reference Kershaw2010; Ogien & Laugier, Reference Ogien and Laugier2014; Lister, Reference Lister, Oleksy, Hearn and Golańska2011), ce qui est de l'ordre du politique, et ce qui est un acte de citoyenneté au sein du domaine privé et des pratiques associées ne fait l'unanimité (Lister, Reference Lister, Oleksy, Hearn and Golańska2011). Les féministes dites maternalistes, telles que Wollstonecraft, ont d'ailleurs initié le débat dès le XIXe siècle; le résoudre n'est pas ici l'objectif visé. Somme de travaux apparait d'ailleurs nécessaires pour mieux comprendre les rapports à la citoyenneté vécue des femmes dans l'avancée en âge. La compréhension de ces rapports doit être ancrée dans l'analyse empirique des pratiques du quotidien et dans le sens qui les anime. Plus encore, pour éviter les analyses ethnocentrées, il apparait crucial d'appréhender les pratiques à l'aune de l'intersection des rapports sociaux (liés aux statuts socioéconomiques, à l'orientation sexuelle, à l'origine ethnico-raciale, etc.), et leurs dynamiques structurantes qui influencent les trajectoires diverses du vieillir des femmes (Calasanti, Slevin & King, Reference Calasanti, Slevin and King2006). Il s'agit d'ailleurs là d'une limite importante à la présente étude.
Néanmoins, peu discutés tant en sciences politiques, en gérontologique sociale ainsi qu'en études féministes, nos travaux mettent en lumière les modalités par lesquelles les femmes âgées vivent leur citoyenneté, comme sujet citoyen, sinon politique. In fine, révéler les (re)constructions plurielles de la citoyenneté vécue pour une diversité de femmes, racisées, en situation de pauvreté, en situation d'handicap, il s'agit là d'un travail féministe toujours en chantier, mais qui demeure fondamental pour (re)penser les citoyennetés sur des modes, non plus altérisés dans une si grande différence, mais bien sur des modes polyphoniques, où le genre des pratiques citoyennes perdront leur saillance et tonalité.