En linguistique, la mode est depuis quelque temps aux ‘manuels’, ouvrages collectifs de nature encyclopédique, le plus souvent assez volumineux, où un ensemble de spécialistes font le point sur l’état des connaissances dans leur domaine d'expertise. L'anglais étant désormais la lingua franca du savoir, ces manuels sont le plus souvent rédigés en anglais, même si, hormis les nombreux handbooks et manuals, continuent à paraitre avec une certaine fréquence des Handbücher allemands, des manuali italiens, des manuales espagnols et des manuels français. Ces jours-ci, les manuels ayant pour objet les langues et la linguistique romanes se publient en général en anglais s'ils abordent des thèmes panromans (ce n’était pas nécessairement le cas jusqu'il y a peu), mais ceux qui concernent une langue particulière ou bien la linguistique de cette langue adoptent souvent comme langue unique ou principale celle sur laquelle ils portent. C'est là plus ou moins la philosophie derrière les Manuals of Romance Linguistics de la maison de Gruyter. Le huitième des quelque 60 (!) volumes prévus est consacré à la linguistique française et rédigé entièrement en français. Les auteurs des 29 chapitres, quant à eux, sont majoritairement de langue allemande – ce qui s'explique peut-être à partir du fait que l'un des directeurs de l'entreprise dans son ensemble (Günter Holtus) est lui aussi allemand, contrairement à l'autre (Fernando Sánchez Miret), qui est espagnol.
Les deux tiers des chapitres de ce manuel (19, pour être précis) figurent dans une partie intitulée ‘Le français moderne’. On entendra par là le français tel qu'il se présente à partir du seizième siècle, quand les ‘turbulences’ de ce qu'on a coutume d'appeler le moyen français ont pris fin. De part et d'autre de ces 19 chapitres se trouvent quatre exposés qui inscrivent la langue et la philologie françaises dans l'histoire, de même que six autres traitant d'un nombre de tendances méthodologiques et didactiques actuelles.
Vu la priorité accordée à la dimension dite ‘contemporaine’ (4), ce sont sans doute les chapitres 5 à 23 qu'il convient d’évoquer d'abord. Trois chapitres intitulés ‘Aménagement linguistique et défense institutionnalisée de la langue’ alternent avec trois autres chapitres intitulés ‘Linguistique populaire et chroniques de langage’; disposés dans un ordre quelque peu curieux, ils sont consacrés à la France (chapitres 5 et 6), à la Francophonie (chapitres 7 et 8) et, au sein de la France, aux français régionaux et aux ‘langues de France’ (chapitres 9 et 10). La Francophonie fait par ailleurs l'objet de trois autres exposés (chapitres 19 à 21) embrassant respectivement l'Europe, le Canada et l'Afrique. On regrettera qu'en l'absence de synthèse portant sur la Francophonie dans son ensemble, deux autres régions où le français a une présence indéniable (l'Asie et l'Océanie) aient été ignorées. Les français régionaux de la France et des pays limitrophes, quant à eux, sont abordés en outre au chapitre 16, alors que le chapitre 17 soulève la question des contacts du français avec d'autres langues. Les chapitres 11 et 12 portent sur le français dans les nouveaux médias (chapitre 11: langue de la proximité et de la distance; chapitre 12: modalités de la communication électronique). Âge, sexe et genre sont ciblés dans les chapitres 13 (langage des jeunes), 14 (enjeux linguistiques du vieillissement) et 15 (sexe et genre). Le français dans la communication scientifique et internationale fait l'objet du chapitre 18. Les chapitres 22 et 23 (qui bouclent la partie réservée à la langue ‘contemporaine’) constituent une espèce de retour à la case départ: ils s'occupent à tour de rôle de la grammaticographie et de la lexicographie françaises.
Les chapitres de la première partie présentent, comme il se doit, un aperçu de l'histoire de la langue française depuis les origines au seizième siècle (chapitre 1) et du dix-septième à nos jours (chapitre 2). La coupure est un peu inattendue, étant donné que l'on fait commencer le français moderne au seizième siècle (cf. ci-dessus). La philologie linguistique et éditoriale du français est présentée au chapitre 4, le chapitre 3 abordant la diachronie dans la linguistique variationnelle.
Restent les chapitres 24 à 29. À part deux exposés plutôt orientés vers la linguistique appliquée (chapitre 25: linguistique appliquée en général; chapitre 26: le français à l’école), on trouve dans cette partie du manuel des aperçus consacrés à la linguistique cognitive (chapitre 24), la recherche en plurilinguisme (chapitre 27), les ressources électroniques au service de la linguistique française (chapitre 28) et la traduction en français (chapitre 29).
Étant donné la nature des thèmes retenus par les responsables de ce très riche volume, il y a inévitablement des chevauchements. Les références croisées sont peu fréquentes, ce qui est dommage, d'autant que l'index en fin de volume n'offre pas vraiment de remède à ce manque. En revanche, on se félicitera de la sélection même des thèmes, laquelle ne manque pas d'originalité. Il faudra regarder ailleurs pour des traitements cohérents de sous-disciplines de la linguistique française telles que la phonologie, la morphologie, la lexicologie, la syntaxe, la pragmatique, la sociolinguistique etc. – mais il existe évidemment de nombreuses et d'excellentes synthèses où le lecteur trouvera les informations qu'il lui faut. D'autre part, il y a lieu de croire que d'autres volumes offriront ce qui manque à celui-ci. Au moment de la rédaction de ce compte rendu (mai 2016), la page web des Manuals of Romance Linguistics (https://www.degruyter.com/view/serial/203451) fournissait une liste de 27 titres, publiés ou bien annoncés, parmi lesquels un manuel des francophonies (où figureront sans doute des informations sur les français d'Asie et d'Océanie), un manuel de la philologie de l’édition, un manuel de traductologie, etc. Cela laisse une bonne trentaine de titres qui ne sont pas encore dans le domaine public et dont on attend le relevé avec curiosité (et impatience). À une époque où l'anglais est devenu irrépressible, la maison de Gruyter a clairement l'intention de s’établir comme le siège de la plus volumineuse encyclopédie des langues et de la linguistique romanes pour les décennies à venir, ce dont il faut lui savoir gré. Peu importe que certains volumes seront rédigés en anglais; la beauté de la collection dans son ensemble est qu'elle comporte en outre des volumes rédigés en français, en italien, en espagnol et en portugais.